L’Asie, l’universalisme et la solidarité
Par Ioan Voicu
Ces pages sont consacrées à une brève présentation d’un ouvrage récent et remarquable intitulé Asia after Europe: Imagining a Continent in the Long Twentieth Century de Sugata Bose publié par Belknap Press : An Imprint of Harvard University Press, 2024,288 pages. Son auteur est professeur Gardiner d’histoire et d’affaires océaniques à l’Université Harvard. Il est le petit-neveu du nationaliste indien Subhas Chandra Bose et le petit-fils du grand patriote indien Sarat Chandra Bose.
Ce livre documenté de manière exemplaire explore le changement transformateur de la puissance mondiale au cours du XXe siècle, en particulier avec l’ascension économique et politique de l’Asie. L’auteur analyse les diverses manières dont les Asiatiques ont conceptualisé leurs rôles et leurs relations dans le monde, retraçant l’échange d’idées et de personnes au-delà des frontières coloniales et nationales. Le volume examine l’émergence de la solidarité et de l’universalisme asiatiques avant et après des événements historiques clés comme la victoire du Japon sur la Russie en 1905 et les conséquences de la Première Guerre mondiale. Sugata Bose met en évidence la persistance de diverses formes d’universalisme asiatique au milieu des rivalités nationalistes et de la consolidation des politiques postcoloniales.
Considérations convaincantes
Mais laissons la parole à l’auteur qui informe : « Je propose ici une interprétation de l’histoire de l’Asie non seulement après la présence coloniale européenne, mais aussi une histoire conceptuelle de l’universalisme et du cosmopolitisme qui peine à sortir et à dépasser les définitions européennes de l’universalité et du cosmopolitisme : raison, identité nationale et fédération. »(p.7)
Écrire sur un livre de 288 pages dans un espace restreint nous oblige à nous prononcer uniquement sur quelques questions fondamentales. Il s’agit de l’Asiatisme, de l’universalisme et de la solidarité tels qu’interprétés par Sugata Bose et utilisant sa propre terminologie.
L’auteur rappelle que « Le rêve de l’universalisme asiatique avait été brisé au XXe siècle par le conflit entre le Japon et la Chine. Son sort au XXIe siècle dépendra dans une large mesure de la capacité de la Chine et de l’Inde à gérer pacifiquement leur « ascension » simultanée. » (p. 17).
Pour les jeunes lecteurs, il est important d’apprendre que « l’année 1979 a marqué le début d’une nouvelle phase dans l’imaginaire de l’Asie en tant que signifiant politique et en tant que méthode d’enquête scientifique qui a donné à l’Asie inter-référentielle un nouveau souffle à la fin du XXe et début du XXIe siècle.
Il y a bien sûr eu quelques tentatives dans les années 1980 pour réduire l’asiatisme à de fausses essences culturelles de valeurs asiatiques, mais des versions plus sophistiquées ont également émergé. L’élargissement de l’horizon de la théorie sur l’Asie s’est produit dans une large mesure grâce à un engagement créatif avec les asianismes du passé comme base pour façonner un nouvel avenir d’une Asie de plus en plus interconnectée. (p. 205)
Citations fréquentes du Mahatma Gandhi, Jawaharlal Nehru et Rabindranath Tagore donne une couleur particulière et un fort attrait intellectuel aux considérations de l’auteur.
Il est également instructif de découvrir quelle est la position de l’auteur lui-même face à l’attente largement répandue selon laquelle le 21e siècle sera proclamé siècle de l’Asie.
Le livre est assez explicite sur cette question. Sugata Bose écrit : « En ré-envisageant l’idée de l’Asie pour ce que beaucoup anticipent être un siècle asiatique, il est nécessaire de prendre une position normative et éthique du côté d’un universalisme généreux contre l’orgueil d’un impérialisme arrogant et d’un nationalisme étroit. » (p.18)
Cependant, pour être réaliste face à cette attente optimiste, l’auteur trouve pertinent d’ajouter : « Relever ce défi nécessiterait une ré-imagination déterminée d’un continentalisme pluralisé. Ce pouvoir d’imagination fait partie des meilleurs attributs de l’universalisme asiatique, capable d’élargir et non de détruire les aspirations de l’humanité. »(225)
D’ailleurs, une mise en garde nuancée et utile est formulée dès le début de l’ouvrage. Il dit : « L’Asie après l’Europe raconte et interprète le processus créatif d’imagination de l’Asie en retraçant les voyages croisés des intellectuels et des subalternes asiatiques. Il aborde les débats majeurs autour du concept d’Asie et la circulation des idées à travers les frontières coloniales de l’Asie, dans le contexte des réalités existentielles des différentes phases de pauvreté et de prospérité du continent. Le livre explore également les conditions dans lesquelles la solidarité asiatique s’est forgée et fracturée. »(p.6)
L’Histoire est invitée à contribuer à clarifier ce qui s’est réellement passé sur le plus grand continent de notre planète. Il est rappelé avec force que « Le début de la Grande Dépression a rompu bon nombre des liens économiques qui unissaient l’Asie. Les flux de capitaux intermédiaires et de main-d’œuvre migrante ont été soit arrêtés, soit inversés. Les disjonctions économiques, malgré leur gravité, n’ont pas fait dérailler pendant cette période la quête de solidarité asiatique. »(p.10)
Mais en même temps l’auteur est prudent dans ses affirmations et précise : « Cela ne veut pas dire que la solidarité asiatique en tant qu’idéal n’était pas extrêmement vulnérable aux contextes politiques et économiques changeants de la fin des années 1930. » (p.11)
Des sections importantes du livre traitent de l’Asie pendant la Seconde Guerre mondiale. Selon l’auteur, « la crise de la Seconde Guerre mondiale a à la fois accéléré le processus de libération asiatique et intensifié les contradictions dans le projet de construction de la solidarité asiatique. Trois gigantesques famines de guerre en Chine, en Inde et au Vietnam ont suivi à la suite de ruptures dans les relations sociales et économiques provoquées par l’expérience connexe de la dépression mondiale. »(pp.11-12)
Pratiquant une interprétation impartiale des événements, l’auteur affirme clairement : « La promesse japonaise de « l’Asie aux Asiatiques » pendant la Seconde Guerre Mondiale était égoïste à l’extrême, mais n’était pas simplement un slogan vide de sens. L’affaiblissement des dominations coloniales britannique, française, néerlandaise et américaine a accéléré le rythme des nationalismes anticoloniaux dans toute l’Asie du Sud et du Sud-Est et a rapproché les mouvements de liberté asiatiques les uns avec les autres. Le sentiment de solidarité asiatique manifesté par les colonisés dans leur lutte pour la liberté était réel et profondément ressenti. Dans le même temps, la férocité de l’agression japonaise contre les Chinois a révélé le vide de la rhétorique proclamant la fraternité asiatique. La défaite du Japon en 1945 n’a pas annulé les progrès réalisés par les sujets asiatiques colonisés sur le chemin de la libération de la domination occidentale. »(p.12)
Dans le même contexte, le livre informe également qu’indépendamment des autres événements, « de nouvelles lignes de solidarité et d’animosité ont défini la quête de liberté dans les terres d’Asie ravagées par la famine pendant la Seconde Guerre Mondiale. » (p. 141)
Que s’est-il passé après la Seconde Guerre Mondiale ? La réponse est à la fois métaphorique et lucide. » L’euphorie initiale entourant la solidarité asiatique s’est évaporée en un nuage d’animosité. L’une des manifestations les plus dramatiques de cette tendance fut la dissolution des liens de fraternité tant vantée entre l’Inde et la Chine, qui aboutit à une guerre frontalière brève, mais amère entre les deux pays à l’automne 1962. » (p. 13).
Au niveau intercontinental, des mouvements majeurs ont eu lieu dans le domaine de la diplomatie multilatérale. Au niveau collectif, « les États nouvellement indépendants d’Asie et d’Afrique ont également cherché à forger une solidarité dans un monde divisé entre deux blocs hostiles de la guerre froide. La tentative la plus spectaculaire dans cette direction fut le rassemblement des dirigeants de vingt-neuf États asiatiques et africains à Bandung, en Indonésie, en avril 1955. » (p. 177)
Mais dans le même contexte, l’auteur apporte des précisions supplémentaires. Selon lui, « peut-être plus significatives que cette initiative étatiste étaient les nombreuses conférences de type non officiel ou semi-officiel qui rassemblaient des citoyens récemment libérés de la subjectivité coloniale. Le glissement de la solidarité vers l’animosité a beaucoup à voir avec l’incapacité des nouveaux citoyens à opérer des changements en concrétisant leurs aspirations anticoloniales et avec la tendance des gestionnaires d’État à opter pour une continuité postcoloniale dans la définition de la souveraineté et des frontières. Les héritages de la colonisation de l’Europe se sont finalement révélés plus importants que l’héritage des meilleurs de la pensée anticoloniale asiatique. » (p. 177)
Les délibérations de Bandung ont nourri les éléments de la solidarité asiatique qui s’étend désormais à l’Afrique, « tout en contenant les germes de l’animosité entre les deux pays les plus peuplés d’Asie. »(p. 189)
A ce stade, il est utile de mettre à jour les données démographiques. La Chine et l’Inde sont en effet les deux pays les plus peuplés du monde, l’Inde abritant environ 1,44 milliard d’habitants et la Chine 1,43 milliard en 2024. La Chine et l’Inde représentent ensemble environ 35,31 % de la population mondiale totale et 60 % de la population asiatique. La population actuelle de l’Asie s’élève à 4 778 491 273 habitants, selon les dernières estimations des Nations Unies.
Conclusion
L’asianisme, l’universalisme et la solidarité sont trois concepts interconnectés qui peuvent être corrélés de diverses manières, mais toujours en gardant à l’esprit la pratique des Nations Unies, issue d’une organisation mondiale universelle.
L’asianisme est multiforme et évolutif. Même s’il existe des liens historiques, culturels et économiques entre de nombreux pays asiatiques, la solidarité dans la région est aujourd’hui façonnée par un certain nombre de facteurs divers. Des entités telles que l’ASEAN, l’Association sud-asiatique de coopération régionale (SAARC) et l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) favorisent la coopération entre les États membres par le biais de mécanismes économiques, politiques et sécuritaires.
De nos jours, l’asianisme fait référence à l’idée de promouvoir activement les intérêts, les valeurs et l’unité des pays et des peuples asiatiques.
L’universalisme, quant à lui, est la croyance en des principes ou des valeurs qui s’appliquent universellement à tous les humains, quelles que soient leurs origines culturelles, ethniques ou nationales. Il peut y avoir une corrélation entre l’asianisme et l’universalisme dans le sens où l’asianisme peut chercher à défendre des valeurs universelles telles que les droits de l’homme, la paix et la durabilité environnementale, non seulement pour les Asiatiques mais pour tous les peuples du monde.
En résumé, l’asianisme, l’universalisme et la solidarité sont interconnectés grâce à l’accent mis sur les valeurs communes et le soutien mutuel au sein de diverses communautés. Ils se renforcent mutuellement en promouvant la coopération, la compréhension et l’action collective pour le bien de l’humanité toute entière.
Il est important de noter que la solidarité en Asie n’est pas homogène : il s’agit d’une tapisserie complexe tissée d’héritages historiques, d’intérêts partagés et de défis contemporains. Même si elle est confrontée à des obstacles et à des tensions, il existe également un potentiel important de coopération et de collaboration dans la région. Les pays ont des priorités, des systèmes politiques et des niveaux de développement différents, ce qui peut conduire à des intérêts et des perspectives divergents. Cependant, le dialogue et la diplomatie peuvent jouer un rôle crucial pour surmonter ces différences et favoriser la solidarité.
L’analyse perspicace et convaincante de Sugata Bose sur le passé de l’Asie et ses implications pour l’avenir attirera toutes les catégories de lecteurs et en premier lieu ceux ayant des expériences personnelles à la fois européennes et asiatiques, leur permettant de méditer davantage sur la réponse potentielle à la question fondamentale :Notre siècle est-il le siècle asiatique ?
Ioan Voicu
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Le compte rendu de Mr Voicu me laisse très perplexe et, faute d’avoir pu lire le livre dont il fait le compte-rendu, je m’en tiendrais à ses commentaires. Le propos met en exergue le rôle de l’Asie comme moteur majeur d’une reconstruction des relations internationales à venir. “L’Asie du futur”… Deux vocables sont mis en avant, “asiatisme” et “asianisme” pour caractériser la dynamique de cette construction qui serait à l’œuvre ou qu’on souhaite être à l’œuvre (l’hésitation est grande). L’accent mis sur des aspects purement culturels et non économiques ne sont pas vraiment explicités sauf à les différencier de ce qu’on qualifiait encore récemment, les valeurs asiatiques mais remisées, dans le commentaire, aux vielles lunes rhétoriques considérées comme reposant sur de “fausses culturelles”. De nouvelles valeurs communes que recouvrent les deux expressions phares et floues, seraient en voie d’émergence. Quand on cherche à savoir ce qu’elles auraient de nouveau et en quoi elles forgeraient une dynamique commune à une “Asie” jamais définie on est à la peine. L’unité de l’Asie en tant qu’ensemble géographique identifié est d’ailleurs discuté voire contesté mais son unité est loin d’être sa caractéristique comme l’est l’Europe (plus ou moins définie géographiquement) ou l’occident (géographiquement différencié) et en dépit de leurs différences voir de leurs fractures. D’abord des références culturelles communes héritées de la civilisation chrétienne laïcisée et donc un universalisme de “toxique” qualifié dans le compte-rendu d’impérialiste et colonial opposé à un autre universalisme dont les caractéristiques ne semblent pas différentes sauf à affirmer qu’il le serait, “généreux” et non “arrogant”, un universalisme retourné, purifié… Ensuite un modèle commun de développement économique que l’ensemble des pays sur la planète partage dans un phénomène de mondialisation. C’est l’accès au partage qui semble faire problème actuellement et produire notamment l’opposition entre le “Sud-Global” et l'”Occident Collectif”. Caractériser l’Asie comme un continent, encore faudrait-il déterminer des frontières mais y adjoindre le terme de “pluralisé” montre bien l’hétérogénéité de ce qu’on veut comprendre comme une unité. Qu’est qui fait commun actuellement entre le Japon et la Chine, entre celle-ci et l’Inde pour ne prendre que ces deux cas ? Des valeurs communes ? Des intérêts économiques, politiques et stratégiques communs ? La réflexion pourrait avoir un sens dans le cadre de la construction d’un “Sud-Global” dont l’ambition est de restructurer les rapports de pouvoirs dans les relations internationales et au sein des institutions internationales (FMI, ONU, Conseil de sécurité etc.). Le compte rendu n’en fait pas état. Il laisse de côté l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Amérique Latine comme si l’Asie mais une Asie hypostasiée avait vocation au leadership des nouvelles valeurs et à l’initiative seule d’un nouveau monde. Ce schéma semble reprendre les initiatives et la rhétorique de l’antique conférence de Bandung et la notion d’alignement des années 50. Les choses avaient déjà évolué depuis avec le discours de Houari Bomédienne à l’ONU en avril 1974 appelant à une révolution des rapports Nord-Sud. Le discours choc suit de près les chocs pétroliers des années 1973 et suivantes qui ont représenté une tentative de rééquilibrage des relations internationales au profit de certains pays pétroliers mais non aboutie pour une grande partie des pays du sud d’alors, d’Afrique essentiellement. Giscard réunira une conférence Nord-Sud en Mars 1975, l’exercice sera renouvelé à Cancun en octobre 1981 sans que les logiciels de la domination du nord (des nords) soit remise en cause. Un augmentation peu substantielle de l’aide au développement sera concédée mais pas de remise des dettes… La guerre russo-ukrainienne de 2022 à exprimé le signal de volontés de nouveaux rééquilibrages des puissances après 60 ans des indépendances. Leur refus massif de sanctionner la Russie tout en sanctionnant son annexion de l’Ukraine est clair. Il exprime la volonté pour les pays du sud de se dissocier si ce n’est de s’opposer des positions occidentales. Si L’Asie a l’ambition de rééquilibrer les rapports entre puissances elle n’est pas seule et elle en concurrence avec la Russie, deux puissances du “sud global” mais du Nord, l’asiatisme de la première étant particulier et sans doute non partagé par Moscou. La Chine dans cet attelage espère, en tant que puissance montante et à vocation dominante, assurer une hégémonie sur la première comme sur les pays proches au risque d’exercer un impérialisme revanchard. Une Chine renouant avec son ADN, Empire du Milieu ayant vocation régenter les pays environnants et les soumettre à sa puissance, tout comme la Russie avec l’Ukraine, la Biélorussie (la novorussia) voir au delà. La puissance économique de l’acteur chinois ne peut suffire à “homogénéiser”, “unifier” un espace fût-il asiatique que l’on voudrait caractériser par des valeurs universelles communes. Un asiatisme “globi boulga”, réunissant dans la centrifugeuse asiatiste, le Bouddhisme, l’Hindouisme, le Confusianisme, le shintoïsme, le christianisme dans ses versions évangéliques, l’islam ? Un melting-pot unifié par les routes de la soie ? Une expérience déjà tentée et d’ailleurs réussie par l’occident et actuellement mise en cause et rejetée. Et si dans le bain asiatique on met l’Inde, l'”asiatisme” risque de se trouver réduit à son plus petit dénominateur commun. Mais lequel si l’on ne tient pas compte d’autres éléments comme l’organisation des BRICS qui tente de réaliser une forme d’unité, ou du moins d’union, au risque de leurs divisions au fur et à mesure de leur extension comme cela est le cas depuis le 1er janvier 2024. Loin de partager l’analyse que notre commentateur qualifié de perspicace et convaincante sur un “siècle asiatique” qui ignorerait l’Amérique du nord, l’Europe, l’Amérique du sud, l’Afrique, le Moyen-Orient…