Une chronique birmane de François Guilbert
Sans le faire savoir publiquement, le ministère du Travail du gouvernement militaire a édicté une interdiction aux hommes birmans de travailler à l’étranger. La mesure est applicable à compter du 1er mai 2024 a-t-on appris à son lendemain. Toutefois, la restriction prise n’a pas de portée rétroactive. Elle ne s’applique pas à toutes les personnes qui exercent déjà une activité professionnelle à l’étranger. A contrario, elle semble devoir toucher l’ensemble des cohortes masculines nouvelles. Aucune catégorie d’âge n’est exemptée. La plupart des destinations géographiques d’emploi seraient également visées.
Les États tiers disposant d’accord bilatéraux pour l’expatriation de main d’œuvres n’ont pas été mis de côté, sauf peut-être la Corée du sud. En tout état de cause, ni eux, ni les employeurs n’ont été prévenus en amont de la décision. Une preuve de plus du bien de peu de cas que la junte fait des agences de placement et des partenariats intergouvernementaux existants avec les voisins asiatiques !
La junte a tous les droits
Une attitude unilatérale peu nouvelle à la vérité puisqu’en septembre 2023, le gouvernement militaire de Nay Pyi Taw décida aussi du jour au lendemain de lever un impôt sur 2% sur les salaires des employés à l’étranger, payables dans la monnaie du salaire perçu, auquel s’ajoutèrent dix autres pour cent sur leurs revenus totaux. Cerise sur le gâteau : la junte ordonna à tous les travailleurs à l’étranger (4 millions en 2020 selon l’Organisation international du travail) de transférer 25 % de leurs revenus dans leur pays d’origine via les 14 banques locales approuvées par le régime militaire selon un taux de change fixe bien éloigner des réalités du marché monétaire parallèle.
Tous les hommes birmans vont se voir freiner dans leurs déplacements à l’étranger
La Fédération des agences pour l’emploi à l’étranger a néanmoins été informée que seuls les détenteurs de passeport « emploi » seront affectés. En théorie, la sortie du territoire sera administrativement encore possible pour ceux qui ont en mains l’une des huit autres catégories de passeport du pays (affaires, diplomatique, étudiant, marin, officiel, personne à charge, religieux, visites). Cependant, il ne fait guère de doute que les mouvements de ces personnes seront ralentis et significativement surveillés. L’attention des services de sécurité sera particulièrement aiguisée sur les passeports « étudiant » et « visites », ces derniers étant majoritairement détenus par les citoyens.
Corruption galopante
Voyages pour motifs familiaux et touristiques seront plus que jamais les artifices pour quitter durablement le pays. Voilà donc une nouvelle mesure prohibitive adoptée par le Conseil de l’administration de l’Etat (SAC) qui alimentera un peu plus encore la corruption galopante générée par le coup d’Etat du 1er février 2021. Elle mettra également en porte-à-faux les administrations étrangères qui vont devoir gérer les stratégies de contournements narratifs des demandeurs de visas puisque ceux-ci ne pourront plus dire, de manière transparente, leurs migrations de travail ; à quelques exceptions professionnelles près (cf. marins, personnels de bord des croisiéristes). En pratique, Nay Pyi Taw compte sur les consulats des pays accrédités à Rangoun pour l’ « aider » à réduire les flux des départs des jeunes hommes vers l’extérieur. Pas sûr que cette stratégie fonctionne, tant le désir de quitter la Birmanie des généraux est profond !
Un interdit durable ?
Selon des indiscrétions du Secrétaire permanent du ministère du Travail du SAC, il s’agirait d’une prohibition « temporaire » puisque due à la « situation présente ». Dans un langage commun non-alambiqué, la raison d’être de la décision est directement liée aux difficultés rencontrées par l’armée dans l’enrôlement des jeunes conscrits décidé le 10 février 2024. Personne n’en doute dans le pays ! Depuis l’annonce de la conscription générale, près de 100 000 hommes ont sollicité un permis de travail à l’étranger.
Depuis un mois, la Tatmadaw peine à enrôler les conscrits désignés. Elle n’a d’ailleurs jusqu’ici donné aucun chiffre sur le nombre des appelés arrivés dans ses rangs. Pas sûr que les 4 à 5000 enrôlés prévus aient été au rendez-vous. On en est peut-être même loin. Une chose est sûre : on ne se bouscule pas aux portillons. Signe des temps et d’une certaine urgence à rectifier le tir administratif, sur le terrain, les conscrits ne reçoivent plus à l’avance le document les appelant sous les drapeaux. Trop d’entre eux ont fui leur domicile et leur lieu de travail dès sa prise de connaissance.
Ces réactions de fuites spontanées mettent à mal le travail du département du service national mais aussi plus généralement le bon fonctionnement de nombre d’entreprises. Les industriels nationaux et étrangers s’en inquiètent et cherchent à obtenir des mesures d’exemption pour gérer au mieux leurs ressources humaines. Ils n’ont eu jusqu’ici guère gain de cause. Pire, ils deviennent des « auxiliaires » des enrôlements des premières cohortes masculines en informant les autorités de la présence dans leurs locaux des appelés. Dans quelques mois, ils pourraient devoir aussi assumer ce nouveau rôle auprès de leurs personnels féminins si ceux-ci sont mobilisés à leur tour. Une perspective néanmoins incertaine. Après avoir annoncé l’enrôlement des femmes possiblement au dernier trimestre de l’année, le porte-parole de la junte, le général Zaw Min Tun, a fait savoir le 21 février que ce n’était pas pour l’heure d’actualité.
Entreprises et militaires
Mais cette forme d’auxiliarisation du monde de l’entreprise, à des fins militaires, fait que, plus que jamais, les salariés sont à la merci de leurs directions et de leurs employeurs. Les droits fondamentaux des travailleurs s’en trouvent de moins en moins respectés. Dans de nombreuses branches, le salaire minimum rehaussé en octobre de 4800 à 5800 kyats n’est pas respecté. Les heures supplémentaires ne sont pas-payées. Les revendications légitimes sont tues, du fait de l’impossibilité d’expressions collectives sans représailles. A l’échelle macroéconomique, cette situation s’en ressent.
La conscription fragilise un peu plus l’économie
En avril 2024, l’emploi en Birmanie s’est contracté pour le 11ème mois consécutif. Le taux de suppression est même devenu l’un des plus élevés depuis deux ans et demi en raison des démissions en masse. Au quotidien, les salariés vivent dans la crainte constante de perdre un emploi si indispensable à leur famille et dans la peur d’être enrôlé de force sur leur lieu de travail, en s’y rendant ou en revenant. Dans un tel contexte, comment croire positivement en l’avenir ?
Ce n’est certainement pas la propagande du SAC assurant les personnes en instance d’expatriation qu’elles auront de bonnes opportunités d’emploi sur le sol national, qui les rassurera sur leur devenir. Aujourd’hui, en interdisant à de nouveaux hommes de s’employer à l’étranger, le SAC confirme urbi et orbi que la voie militaire est la seule qu’il préconise pour l’avenir de la nation. Il préfère renoncer à des millions de dollars de revenus de nouveaux expatriés pour regarnir les rangs de son infanterie et de ses armées. La manne financière potentielle est pourtant considérable au regard d’une économie en berne et en manque de devises convertibles depuis des mois. Selon les chiffres rendus publics l’année dernière par le ministère du Travail, les envois de fonds en provenance des travailleurs birmans à l’étranger se sont élevés à plus de 6 milliards de dollars au cours des huit dernières années.
François Guilbert
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