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ASIE – GÉOPOLITIQUE : Va-t-on voir l’Inde bouleverser l’Asie ?

Date de publication : 08/07/2024
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Une chronique géopolitique de Yves Carmona

 

Est-ce que l’Inde est en Asie ? Oui et non. « Mother India », déjà l’État le plus peuplé du monde ou en passe de le devenir, est un monde en elle-même et regarde avec un rien de condescendance ses voisins, qu’ils soient himalayens ou maritimes. Mais elle est confrontée à deux autres puissances nucléaires, Chine et Pakistan, et se trouve tout près de l’Iran qui aspire à le devenir ; les occasions de conflit ne lui manquent donc pas.

 

Conflictuelle et même sanglante, son histoire récente renvoie à plusieurs dates : sa libération du colonialisme britannique le 15 août 1947 avec pour Premier ministre Jawaharlal Nehru qui le reste jusqu’à sa mort en 1964, Gandhi, assassiné en janvier 1948.

 

Conflictuelle encore mais bien différente est l’Inde qui aujourd’hui, sous l’impulsion du Premier ministre Modi, aspire à participer à la gouvernance mondiale.

 

Qu’a-t-elle de commun avec l’Inde millénaire, qu’on imagine volontiers pétrie de philosophie, terre d’origine ou de conversions de tant de religions, de langues et de cultures ?

 

Écrire sur l’Inde est difficile : l’inégalité continue d’y régner, elle s’est même récemment aggravée car une richesse inouïe voisine avec le plus grand dénuement ; c’est le 3ème pays musulman du monde mais les musulmans y sont discriminés au profit des hindous – ne parlons pas de la philosophie hindouiste ou du yoga sur lesquels se bâtit sa réputation, des milliers de livres leur sont consacrés.

 

Essayons donc, en citant en exemple certains des détails qui la composent, d’imager ce qu’est l’Inde aujourd’hui car, pour paraphraser un article publié par l’auteur de ces lignes en mars 2022, « l’Asie est toujours là ».

 

L’Inde de longue date est un farouche défenseur de son indépendance.

 

Il faut le rappeler, le Royaume-Uni s’y est longtemps opposée et a tout fait pour continuer à y appliquer son principe du « diviser pour régner ».

 

Le célèbre Mahatma Gandhi au contraire prônait la non-violence et la paix entre communautés et l’a payé de sa vie après des années de prison quand un hindouiste fanatique l’a tué. Il avait rodé ses méthodes en Afrique du Sud, autre colonie britannique où, après des études de droit en Angleterre, il a fait ses premières armes politiques. A la différence d’autres indépendantistes, il s’est battu contre les inégalités économiques mais aussi entre races, entre hommes et femmes et entre castes.

 

C’est Jawaharlal Nehru (1889-1964) qui obtient l’indépendance de l’Inde dont il est le premier Premier ministre, du 15 août 1947 à sa mort, au prix d’une séparation avec les musulmans indiens qu’il essaie en vain d’empêcher, le Pakistan conduit par Ali Jinnah devient donc indépendant en même temps sous l’égide de Lord Mountbatten, héros de la guerre et dernier vice-roi. S’ensuit un tragique échange de populations entre musulmans et hindouistes, qui n’empêchera pas des massacres entre communautés –les victimes se comptent par millions et les deux pouvoirs restent ennemis jusqu’à nos jours.

 

La conférence de Bandoeng (18-24 avril 1955) en Indonésie permet à Nehru de s’affirmer parmi les leaders des pays fraichement décolonisés, le Tiers monde. Il proclame son non-alignement entre l’URSS et l’Occident, dont il critique le colonialisme, même si la diversité des participants à la conférence ne permet guère d’aller beaucoup plus loin de ce ciment commun.

 

Après la mort de Nehru lui succèdent sa fille Indira, assassinée en 1984, puis le fils de celle-ci Rajiv, assassiné à son tour en 1991. La dynastie (on sait combien elles comptent en Asie) se prolonge avec sa veuve Sonia née italienne qui gagne les élections mais ne peut devenir première ministre. Contre le parti travailliste qui a gouverné la plupart du temps depuis l’indépendance, le BJP conservateur l’emporte sous la houlette de Narendra Modi en 2014. Il vient de prêter serment pour un 3ème mandat de Premier ministre.

 

Un récent webinaire écouté par l’auteur de ces lignes évoquait la préoccupation constante de l’Inde de se protéger contre son étranger proche.

 

Ainsi, selon le professeur Smruti S. Pattanack, l’Inde voit le Pakistan comme une extension de la Chine et s’inquiète de son influence, mais aussi au Nord-Est de la stabilité de la Birmanie avec qui, ainsi qu’avec le  Bhoutan, elle a négocié un accès au Golfe du Bengale. La « plus grande démocratie du monde » a soutenu Aung Saung Suu Kyi mais les relations avec la junte au pouvoir l’emportent sur les droits humains.

 

Au Sud, le chaos qui règne au Sri Lanka a permis à la Chine d’acquérir sans coup férir le port de Hambantota. Déjà plusieurs fois en guerre avec l’Inde, le pouvoir de l’Empire du milieu à quelques encablures est aussi un sujet de préoccupation. Il en va de même des relations indo-pacifique car l’Inde ne veut pas être vue comme un instrument de la stratégie américaine. La Quad avec Japon, Australie et Etats-Unis, dirigée contre la Chine, la met mal à l’aise, elle lui préfère le « multi-alignement », concept géopolitique pour lequel est particulièrement remarqué le ministre des affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar lui permettant de collaborer en fonction de ses intérêts avec Poutine, quitte à tourner les sanctions occidentales, les BRICS, la France notamment pour les achats d’armes et peut-être d’EPR (réacteur nucléaire de nouvelle génération), les pays d’Asie du Sud-Est…

 

Plus pacifiquement, elle soutient financièrement les bibliothèques dans les pays voisins, notamment l’Afghanistan, jouant du « soft power » auquel conviennent mieux les relations bilatérales. Elle ménage même l’Iran, sur la route d’Asie centrale, malgré l’hostilité américaine.

 

Le premier ministre Narendra Modi n’a cessé d’utiliser le discours « hindutva » – une idéologie qui inspirait déjà l’assassin de Gandhi ; elle affirme la fierté d’être hindou, une fierté qui aurait été bafouée depuis le début des invasions musulmanes en Inde et qui n’a cessé de l’être durant l’Empire moghol puis le Raj britannique. Elle s’intéresse à tous les domaines de la société, avec la tentation de réécrire l’Histoire du sous-continent au filtre de son idéologie. Elle antagonise tout particulièrement les musulmans, alors qu’avec une population d’environ 200 Millions d’habitants, ils font de l’Inde le 3ème pays islamique au monde. Des émeutes meurtrières ont eu lieu à la veille des élections en 2023.

 

Il est vrai que les inégalités, si elles sont restées à peu près stables en tendance (coefficient de Gini dans countryeconomy.com) sont fortes si on compare avec la Chine : un PIB par habitant 5 fois plus élevé pour celle-ci avec une dette inférieure en % du PIB, des dépenses de défense qui constituent en Inde près du double en % du budget.

 

La discrimination prend des formes innombrables. Celle de la consommation de viande, même si le végétarisme obéit aussi à des choix religieux ou à des appartenances de castes. Le critère politique est aussi parfois présent, la mise à mort de bœufs pouvant même donner lieu à lynchage du « coupable ».

 

L’illettrisme frappe beaucoup plus les États les plus pauvres comme le Bihar, 104 millions d’habitants au Nord de l’Inde ; le taux de scolarité y chute de 97 % en primaire (où on sert un repas gratuit, le seul pour les familles pauvres) à 15 % dans l’enseignement supérieur. Encore faut-il trouver un travail, or beaucoup doivent émigrer faute d’emploi chez eux.

 

L’Inde aussi est multiple. Avant que les Britanniques en fassent un seul pays, l’espace indien était plutôt une juxtaposition de principautés dont les Rois – les maharajas – étaient fréquemment en guerre l’un contre l’autre. Entre Inde du Nord et Inde du Sud, grandes sont les différences et la diversité indienne ne s’arrête pas là.

 

Ainsi peut-on lire dans une thèse récente : « En janvier 2015, le ministre du Développement du Nord-Est Jitendra Singh annonce le lancement de « Make in Northeast », initiative régionale s’inspirant du vaste programme de développement de l’industrie nationale « Make in India » voulu par le Premier ministre Narendra Modi. Région géographiquement enclavée, constamment exclue du roman national indien, le Nord-Est est une péninsule terrestre d’une superficie de près de 255 000 km², (7,7 % du territoire national), entourée, d’ouest en est, par le Bhoutan, la Chine (Tibet), la Birmanie et le Bangladesh. Rattaché au reste de l’Inde par le corridor de Siliguri, un étroit cordon d’une vingtaine de kilomètres, ce territoire pâtit à l’échelle du pays d’un retard socio-économique croissant et apparaît sur le plan symbolique autant que politique comme une périphérie.

 

Depuis le début des années 2000, New Delhi montre pourtant un intérêt grandissant pour le développement de ce territoire peuplé d’environ 40 millions d’habitants ». Compte tenu de son importance stratégique, Delhi veut en faire un  « pont » vers l’extérieur, d’abord au service d’un ancrage sécuritaire.

 

Plus généralement, elle tire parti des faiblesses de ses voisins, notamment Népal et Sri Lanka, pour renforcer son influence face à la Chine. Cela va jusqu’à faire du chantage sur la capacité d’exportation d’électricité du premier cité, qui en a trop pendant la mousson, ou de vols passant par son espace aérien desservant cet État enclavé, sans parler du blocus qu’elle lui a infligé en 2015 alors qu’il venait de subir un grave séisme sous prétexte qu’il avait adopté une Constitution qui lui déplaisait…

 

Or le réchauffement climatique ne peut qu’accentuer pour tous le besoin d’énergie. Il frappe aussi l’Inde où l’on a vu récemment des collecteurs de votes mourir littéralement de chaleur par dizaines, et où l’auteur de ces lignes se souvient d’avoir trouvé la capitale obscurcie par un mélange de brouillard et de pollution, qui se déplace en fonction du sens du vent vers les contreforts de l’Himalaya ; au Népal, on voue alors aux gémonies cette pollution indienne.

 

Il n’est pas jusqu’au mythique bain dans le Gange qui n’obéisse à un traitement environnemental dont l’Inde a plus que jamais besoin. Une étude lancée à la fin des années 2000 par le WWF avec des militants et des experts, indiens et étrangers, afin de mesurer les débits environnementaux pour différents tronçons de la partie septentrionale du Gange intègre, selon les termes utilisés par ses auteurs, la dimension « spirituelle et culturelle » du Gange. Sous l’impulsion de certains membres du projet, il est en effet décidé d’inclure les besoins en eau pour des pratiques comme le bain rituel, la crémation des corps, et de manière plus générale, les cérémonies et rituels religieux.

 

L’Inde reste un pays-continent méconnu en Occident, dont les médias valorisent davantage la station balnéaire de Goa que les ingénieurs de niveau mondial de Bangalore, surnommée « Silicon Valley » indienne.

 

Elle a pour la première fois accueilli un G20 avec succès et aspire à prendre sa part dans la gouvernance mondiale – or le Conseil de Sécurité des Nations Unies continue de réserver aux vainqueurs de la 2ème guerre mondiale un droit de veto qui leur confère une place qu’elle juge démesurée alors que son PIB est le 5ème mondial.

 

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