Une chronique du conflit Birman par François Guilbert
Le 25 juin, l’Armée de libération nationale Ta’ang (TNLA) est repartie à l’offensive. Dans l’État Shan, elle bouscule une fois encore avec ses alliés les soldats au service du Conseil de l’administration de l’État (SAC). Ses avancées rapides incitent les observateurs à se demander si cette reprise des combats par l’Alliance des trois fraternités (3BA) peut connaître l’ampleur des succès de ceux initiés en novembre 2023.
Difficile à cette heure de répondre à la question mais une chose est sûre la guerre civile ne s’apaise pas. Les assauts de la 3BA a de quoi inquiéter les putschistes car ils viennent s’ajouter à une situation de plus en plus compromise aux frontières occidentales de la Birmanie. Là, non seulement l’Armée de l’Arakan (AA) poursuit son offensive victorieuse dans l’État Rakhine mais celle-ci conduit manifestement Dacca à s’interroger sur des ajustements à apporter à sa politique birmane.
Depuis plusieurs mois déjà, le Bangladesh fait les frais de l’escalade des affrontements dans l’Ouest de la Birmanie. Des tirs de mortiers tombent sur son sol. Ils tuent des ressortissants (cf. février 2024). Autres perspectives mortelles, des mines anti-personnel terrestres sont disséminées en nombre, sans plan, ni signalement à proximité de la ligne de démarcation internationale. Des hélicoptères de la Tatmadaw violent son espace aérien quand ce ne sont pas des soldats de la junte qui par centaines y trouvent un refuge temporaire quand ils sont submergés par leurs ennemis rakhines. Si on est encore loin d’un conflit ouvert entre Dacca et Nay Pyi Taw, les tensions bilatérales montent aux confins de la baie du Bengale. Des escarmouches plus significatives constituent des scénarios à ne plus exclure.
La junte perd sa valeur transactionnelle
Au sein de l’appareil d’État de la République populaire et parmi les intellectuels, on se demande désormais ouvertement s’il est de l’intérêt de s’en remettre uniquement à un régime militaire birman de plus en plus affaibli. Un tabou politico-diplomatique se lève. Depuis des décennies, Dacca s’en remet tellement aux autorités de Rangoun ou de Nay Pyi Taw pour gérer tous les défis des relations bilatérales. Or, aujourd’hui, à l’inverse de l’AA, la valeur transactionnelle du SAC ne cesse de diminuer.
La junte ne peut plus vraiment laisser croire qu’elle va reconquérir rapidement tout l’État Rakhine. Elle n’en a pas les moyens, pas plus que laisser espérer le retour de milliers de Rohingyas. Quant à sa capacité à gérer la sécurité des frontières, elle a été franchement obérée par ses défaites répétées des derniers mois. Celles-ci ont laissé aux mains de l’AA la plupart des points de passage agréés.
Pire depuis juin 2024, les patrouilles fluviales et maritimes bangladaises, sur la rivière Naf et autour de l’île de Saint Martin, sont prises pour cibles (ex. 5 juin). Par chance, les tirs n’ont fait que des dégâts matériels, pas de victimes, mais depuis le 10 juin le lien d’approvisionnements entre St Martin et le continent a été rompu. La continuité territoriale bangladaise est mise en danger et le SAC mis en accusation. Ce sont ses bâtiments qui remontent la rivière Naf pour offrir un appui feu aux unités de la junte chargée de veiller à éviter la chute de la capitale provinciale, Sittwe.
Dialoguer discrètement avec l’AA
Aussi bien pour gérer la frontière à court et moyen terme, maîtriser les flux croissants des produits illégaux (ex. stupéfiants), les mouvements entrants et sortants des Rohingyas, le Bangladesh se doit de compter avec l’AA. Si ce dialogue fait sens avec un mouvement de guérilla à même d’administrer les territoires conquis, l’instauration de la confiance doit-elle s’accompagner de quelques espèces sonnantes et trébuchantes (ex. aides humanitaires et financières, logistiques à vocation militaire ou sécuritaire…) ? Le débat est ouvert.
Dacca est d’autant plus précautionneuse qu’il lui faut prendre en compte les liens existants entre les nationalistes rakhines et plusieurs groupes ethniques au Bangladesh et dans les Chittagong Hill Tracts (cf. Chakma, Marma, Kuki…). Plus encore, il y a un besoin de s’assurer que la conquête du pouvoir par l’AA n’aura pas pour effet immédiat des violences de masse contre les Rohingyas voire la fuite de plusieurs milliers d’entre eux de l’autre côté de la frontière. En toute vérité, les Rohingyas ne sont en situation de faire face ni à l’AA, ni à la Tatmadaw. La position de « neutralité » recherchée par les leaders communautaires, notamment sur place, n’est en rien protectrice puisqu’elle alimente les suspicions de toutes les parties au conflit.
Bien que l’AA n’ait pas nécessairement besoin de faire connaître ses échanges à venir avec des officiels de la République populaire, une chose est sûre : un tel dialogue, surtout s’il prend une certaine consistance politique et/ou opérationnelle, risque d’indisposer sérieusement le SAC or la junte dispose de quelques capacités de rétorsion jusqu’au cœur des camps des réfugiés de Cox’s Bazar. En outre, l’armée bangladaise ne dispose guère des moyens suffisants pour parfaitement maîtriser les 271 kilomètres de la frontière internationale.
Faute de leviers réels sur la situation dans les États Chin et Rakhine, Dacca ne sera pas en situation d’améliorer le sort des Rohingyas, non seulement ceux vivant en Birmanie mais aussi celui de toutes les familles ayant trouvé refuge sur son sol au fil du temps. Comme le dit la première ministre S. Hasina, le Bangladesh va demeurer patient. Il ne va pas adopter une posture comparable à celle endossée par la Thaïlande face à la République populaire du Kampuchéa, ni les Rohingyas, ni les Rakhines ne bénéficieront des soutiens auxquels eurent droit, pendant la IIIème guerre d’Indochine, Sihanoukistes, Pol Potistes et Républicains cambodgiens.
Si des aides plus conséquentes se faisaient jour au profit d’opposants « birmans» au SAC, elles seront aussi discrètes que limitées. Pour l’heure, on n’en prend pas le chemin. Le nouveau chef d’état-major des armées, le général Waker-uz-Zaman qui a pris ses fonctions le 23 juin a été particulièrement clair sur ce point. Pour réguler les différends du quotidien et ne pas tomber dans des provocations, il compte sur la « diplomatie de défense », bref sur des échanges directs et exclusifs avec les chefs de la Tatmadaw.
Toutefois, cette attitude ne fait pas l’unanimité dans les milieux civils et peut être même gouvernementaux de Dacca. C’est pourquoi le nouveau CEMA de 57 ans, sans expérience personnelle de la frontière birmane, vient de dire qu’il considérerait favorablement la formation « d’une cellule de coordination conjointe avec des représentants des ministères de l’Intérieur, des Affaires étrangères et de la Défense, ainsi que des experts en sécurité nationale et en politique étrangère, pour suivre de près l’évolution rapide de la situation dans l’État de Rakhine et recommander des mesures coordonnées pour protéger les intérêts nationaux ».
Réalités du terrain
Plusieurs raisons à cela : l’AA ne se prépare-t-elle pas à administrer prochainement tout l’État Rakhine ? L’Inde et la Chine n’ont-elles pas d’ores et déjà tirées les premières conclusions des évolutions du théâtre politico-militaire ? Voilà deux rivaux stratégiques que tout oppose, et depuis longtemps dans l’État Rakhine, mais qui prennent, tous deux, langue ostensiblement avec l’AA pour préserver leurs intérêts stratégiques. Ils ne s’en cachent en rien.
Pour les premiers, il s’agit de voir aboutir le Projet de transport multimodal de transit Kaladan, l’Autoroute trilatérale Inde-Birmanie-Thaïlande (IMT Highway) et une meilleure connectivité portuaire entre Calcutta et Sittwe. Pour les seconds, il est impératif pour des raisons économiques et stratégiques d’activer la Zone économique spéciale de Kyaukphyu (KPSEZ). Dans les deux cas de figure, il faut composer, de suite, avec l’AA. La situation est ainsi faite que Dacca ne sera critiquée ni par New Delhi, ni par Pékin, si elle développe une relation à bas bruit avec l’AA.
Les deux géants asiatiques pourraient même y trouver avantage. Ironie stratégique, pour dépendre moins du détroit de Malacca, la Chine a besoin d’une garantie d’accès à l’État Rakhine, comme l’Inde a besoin de cette façade occidentale birmane pour ne pas voir les 5 États de l’Est de l’Union ne pas dépendre pour leur avenir du goulot d’étranglement de la passe de Siliguri au Bengale occidental. Dans ce contexte, Dacca compte plus que jamais sur Delhi et Pékin pour faire entendre raison au SAC, et peut être également à l’AA.
Chacune des capitales septentrionales a des leviers sur les parties agissantes dans l’État Rakhine. Si les deux convergent sur l’idée que la Tatmadaw ne pourra être totalement défaite, les pressions n’en sont pas moins dorénavant plus fortes sur Nay Pyi Taw. Il en est de même sur l’AA. Ainsi, une organisation de la société civile de la communauté lai (pawi) vient de mettre en place une stratégie de blocus commercial depuis le Mizoram pour pousser l’AA à quitter l’État Chin et, plus particulièrement, le canton de Paletwa.
Cette stratégie fait déjà hausser les prix et apparaître des pénuries de produits car les marchés indiens sont essentiels au bon approvisionnement du nord de l’État Rakhine. Dans le même temps, ce nouveau défi pour les habitants des États Chin et Rakhine souligne combien le conflit birman associe de plus en plus d’acteurs étrangers. La protection de la souveraineté pleine et entière de la Birmanie et la non-ingérence d’États tiers dans ses politiques intérieures sont indéniablement deux des plus grands échecs du coup d’État militaire perpétré en février 2021 par le général Min Aung Hlaing.
François Guilbert
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