Une analyse de Philippe Bergues
18 mois après les discours de campagne électorale enflammés de Paetongtarn Shinawatra contre les programmes conservateurs des partis militaires dirigés par les « oncles » Prayuth Chan-o-cha et Prawit Wongsuwon, il faut questionner les nombreux virages de circonstance du Pheu Thai depuis son alliance avec ses anciens ennemis. Répond-il toujours aux aspirations réformistes de ses électeurs ou est-il devenu conservateur au regard de la coalition qu’il dirige ? Voyons ce que disent les faits.
Des distributions d’argent populaires et populistes
La finalisation du portefeuille numérique de 10 000 bahts s’est réalisée alors que Paetongtarn Shinawatra devenait Première ministre en lieu et place de Srettha Thavisin. Mesure phare du programme du PT en 2023, la distribution de cette somme en liquide à plus de 15 millions de bénéficiaires de carte d’aide sociale, de personnes âgées et handicapées, s’est avérée grandement appréciée. Initialement, ces fonds devaient être distribués via une application sur smartphone et l’argent dépensé dans les communautés locales dans un délai de 6 mois.
45 millions de Thaïlandais devaient en bénéficier mais les critiques répétées des économistes et de deux anciens gouverneurs de la Banque de Thaïlande (BoT), contre le projet, ont réduit la première phase du programme aux plus nécessiteux. Pour un coût de 150 milliards de bahts. Ce qui a provoqué des scènes de queue et de liesse au moment du retrait du cash car certaines personnes n’avaient jamais possédé un tel montant en liquide (10 000 bahts équivalent environ à 265 euros). Paetongtarn y a vu un élément essentiel d’une relance volontariste de la croissance : « l’argent liquide entre les mains des Thaïlandais créera une tornade de dépenses » a-t-elle déclaré.
Le Pheu Thai prévoyait que cet argent soit dépensé en nourriture, en habillement et en produits de consommation dans des boutiques agréées mais il faudra une évaluation sérieuse pour voir la destination finale de l’utilisation. Car certains usuriers ne se sont pas fait prier de leur bon souvenir à leurs débiteurs pour profiter de l’occasion, rappelons que la dette globale des ménages atteint 90% du PIB thaïlandais. Et d’autre part, le « sanuk » (plaisir de la fête) légendaire du peuple thaï s’est largement accommodé de ce cadeau gouvernemental.
Toujours est-il que ces distributions d’argent populaires rappellent les mesures économiques qualifiées de « Thaksinomics » après la crise financière de 1997, qui ont fait de Thaksin Shinawatra une marque de fabrique à la fois populiste et réformiste au début des années 2000. Dans une interview récente accordée au média suisse NZZ, Thaksin déclarait à propos des Shinawatra que « les Thaïlandais savent que nous tenons nos promesses. Ils aiment notre famille car nous nous soucions vraiment d’eux ». Engageant donc sa fille Paetongtarn comme la « voix des pauvres » selon son modèle auto-affirmé.
Une image réformiste du Pheu Thai entachée par un alignement sur les partis conservateurs
Mais l’image réformiste du Pheu Thai est actuellement mise à mal par sa nécessaire coalition avec les partis conservateurs militaro-royalistes pour être et demeurer au pouvoir. Quel crédit lui donneront ses électeurs traditionnels lors des prochaines élections générales ? Car il est indéniable que le programme réformiste habituel du Pheu Thai est en contradiction avec celui de ses alliés conservateurs actuels, du Bumjaithai aux partis militaires. Au Pheu Thai, le jaune semble avoir remplacé le rouge. Des cravates des hommes aux chemisiers des femmes. Avec épinglettes dorées royales pour jurer fidélité à l’institution.
La base militante du Pheu Thai pourrait en être perturbée, à l’instar de figures des Chemises rouges qui s’en écartent progressivement. Pour remédier à cette défiance, Paetongtarn Shinawatra a nommé le 7 octobre un ancien leader des Chemises rouges, Nattawut Saikua, comme l’un de ses conseillers du Premier ministre. Pourtant, en août 2023, au moment combiné du retour d’exil de Thaksin en Thaïlande et de la formation de la coalition du Pheu Thai avec les partis conservateurs, Nattawut avait annoncé qu’il mettait fin à son rôle au sein du PT. En raison de son rapprochement manifeste avec les proxys politiques l’armée.
Il fut l’un des cofondateurs des Chemises rouges après le coup d’État renversant Thaksin en 2006. Qui plus est condamné à deux ans et huit mois de prison pour avoir manifesté violemment en 2007 devant la résidence de l’ancien président du Conseil privé du roi, Prem Tinsunalonda, reconnu par les experts comme l’architecte et le penseur du coup de 2006 pour éliminer Thaksin. Quelle surprise ce retour aux affaires de Nattawut Saikua en volte-face de tous ses engagements passés.
Il est évidemment trop tôt pour savoir si les prochaines élections générales, prévues en 2027, verront se reporter sur le Parti Populaire (ex-Move Forward), les partisans les plus progressistes du Pheu Thai et la partie des jeunes qui n’avait pas encore franchi le pas en 2023. Le Pheu Thai est aussi attendu par ses électeurs sur la réforme de la constitution. Celle en place date de 2017 et a été élaborée par la junte militaire. Durant la campagne de 2023, le Pheu Thai, comme le Move Forward, avaient lourdement insisté pour en finir avec cette constitution militaire et la rendre plus démocratique.
La capacité de Paetongtarn Shinawatra d’avancer sur ce dossier institutionnel est très scrutée mais il semble depuis quelques jours peu probable qu’une nouvelle constitution voit le jour avant le prochain scrutin national de 2027. La faute au Bumjaithai, aussi bien à la Chambre basse (députés) qu’au Sénat, qui freine des quatre fers pour une réécriture constitutionnelle.
La règle présente est celle de la double majorité pour réécrire la constitution. Elle impose qu’au moins 50% des électeurs éligibles participent au référendum et que plus de la moitié des votants soutiennent la proposition. Cette règle avantage les conservateurs au détriment des réformistes et les députés pensaient pouvoir la contourner par un vote majoritaire pour instaurer la règle de la majorité simple. Mais le Bumjaithai et les partis militaires ne l’ont pas entendu de cette oreille, en refusant de rejeter la décision du Sénat du maintien des règles actuelles.
Le pragmatisme conservateur a prévalu et les partis militaro-royalistes se sont ligués pour contrecarrer les velléités progressistes. Il va de soi, qu’en tant que leader de la coalition gouvernementale, le Pheu Thai et Paetongtarn présentent une idéologie peu claire aux yeux des électeurs anti-establishment et perdent de leur pouvoir d’attraction passé. Pour la plus grande satisfaction des conservateurs qui tiennent le PT et peuvent lui être gré d’avoir éloigné du pouvoir l’ex-Move Forward en s’alliant avec eux.
Lors de l’interview citée plus haut, Thaksin, répondant à une question lui faisant remarquer qu’il avait rompu sa promesse de ne jamais s’allier avec les partisans du coup d’État, confirmait « qu’il faut parfois faire des sacrifices pour arriver au pouvoir. Il n’y avait pas d’autre choix car c’est ainsi que fonctionne le système parlementaire. Nous ne pouvions pas former de coalition avec le Move Forward, car il met en avant certains sujets tabous pour les milieux conservateurs ». Notamment l’article 112 du code pénal ou crime de lèse-majesté auquel Thaksin devra personnellement faire face lors d’un procès reporté en 2025. De plus, les pétitionnaires conservateurs accusent le Pheu Thai et Thaksin de déloyauté envers la monarchie, ce qui a conduit à l’ouverture d’une enquête par la Commission électorale.
Le Pheu Thai est donc pris entre deux feux : re-séduire et renforcer sa base électorale pour ambitionner une victoire en 2027 et, en même temps, rassurer ses alliés conservateurs pour ne pas faire éclater la coalition gouvernementale. Thaksin a beau avoir initié Paetongtarn à la realpolitik, il n’en demeure pas moins que le Pheu Thai pourrait continuer à être débordé sur sa gauche par le People’s Party et sur sa droite par le Bumjaithai d’Anutin Charnvirakul, aidé des partis militaires. Question de positionnement et de soutiens en fonction du contexte politique thaïlandais si mouvant.
Philippe Bergues
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Oui il est conservateur…et arrosé