Une chronique birmane de François Guilbert
Quasiment quatre ans après les élections générales emportées le 8 novembre 2020 par le parti de Daw Aung San Suu Kyi et ses résultats confisqués par le coup d’État, la guerre civile fait de plus en plus ressentir ses effets diplomatiques, économiques et humains au-delà des frontières de la Birmanie.
Les États riverains poussés à agir.
Le statu quo ne sert les intérêts de personnes. La Chine en est donc arrivée à l’heure de ses premiers choix tranchants. Rompant avec sa longue attitude distanciée vis-à-vis du numéro 1 de la junte, elle vient de l’accueillir à l’occasion d’un sommet de la région du grand Mékong (GMS) à Kunming.
Certes tout le lustre protocolaire n’a pas été accordé à cette première mais Pékin a marqué sa sollicitude jusqu’à permettre au général Min Aung Hlaing de visiter avec forte publicité une usine de montage de drones à vocation militaire. Une posture de soutien aux actions de vives forces du généralissime et un avertissement à tous ceux qui s’opposent aux vues chinoises sur le dossier birman. Si la Chine fait un pas vers le chef de la junte, d’autres se demandent si c’est le bon chemin pour défendre au mieux ses intérêts. L’Inde s’interroge sur ce point et adapte en conséquence sa posture.
New Delhi s’essaye à un dialogue politique au-delà de la junte.
Signe de cette dynamique : pour la première fois, le principal centre de réflexions stratégiques du ministère des Affaires étrangères (Indian Council of World Affairs) a reçu à New Delhi une assemblée plurielle d’interlocuteurs birmans. Pour ce séminaire fermé consacré au fédéralisme et à la démocratie, 2 généraux du Conseil de l’administration de l’État (SAC) dont le ministre chargé des frontières, 6 délégués de groupes ethniques armés tout au moins parmi les signataires de l’accord national de cessez-le-feu (NCA) et 10 responsables de partis récemment (ré)enregistrés par les services de junte ont fait le voyage.
Il ne s’agissait pas, et loin s’en faut, d’un dialogue ostentatoire avec les opposants les plus frontaux, ceux du gouvernement d’unité nationale (NUG) et des États Chin, Kachin et Rakhine mais d’une dynamique informelle de consultations avec des acteurs ne se résumant pas au seul cercle de la Tatmadaw. Un débat de dialogue inclusif donc, et appelé à s’élargir.
En effet, les échanges des 5 – 6 novembre se sont tenus alors que de nombreuses voix s’élèvent parmi des experts proches de l’appareil d’État indien, ex-diplomates et ex-responsables des services de renseignement, pour demander au gouvernement de Narendra Modi de ne pas “mettre tous ses œufs” dans un SAC mal en point. Un débat qui émerge en termes relativement similaires à Dacca.
Nouvelles réalités frontalières pour le Bangladesh
La prise en compte des nouvelles réalités du terrain s’impose également à Dacca et il s’agit dans tirer des conclusions internationales. L’emprise de l’Armée de l’Arakan (AA) sur 16 des 17 townships de l’État Rakhine ne peut pas être sous-estimée par l’équipe du Dr. Yunus récemment arrivée au pouvoir. Elle avive les migrations et les tensions dans les camps de réfugiés de la région méridionale de Cox’Bazar.
De plus, une nouvelle crise humanitaire d’ampleur se profile à l’horizon, notamment dans l’ouest de la Birmanie. Elle menace au bas mot la survie de 2 millions de personnes, sans même parler de sa capacité à générer des mouvements transnationaux de populations conséquents.
C’est ainsi que le Bangladesh a par la voix de son chef de gouvernement intérimaire proposé la tenue prochaine d’une conférence de haut niveau sur la situation des Rohingyas, son ministre des Affaires étrangères soulignant au passage le 16 novembre 2024 que son pays n’a pas reçu au cours des huit dernières années les soutiens appropriés de la part de la Chine et de l’Inde pour trouver une solution durable à une situation qui laisse sur son sol plus de 1,3 million de personnes venues de l’État Rakhine dont plus de 65 000 sont arrivées depuis janvier 2024. Majoritairement originaires du canton de Maungdaw, ces Rohingyas fuient les combats opposant les insurgés de l’Armée de l’Arakan à la Tatmadaw et ses alliés rohingyas du moment (ARA, ARSA, RSO).
Dégradations sécuritaires et humanitaires bousculent également les pays de l’ASEAN.
Sous l’impulsion de la Thaïlande et de la présidence laotienne de l’organisation régionale, les ministres des Affaires étrangères de la troïka élargie se retrouveront à Bangkok les 19 et 20 décembre. Ils pourraient bien d’ailleurs y être rejoints par leurs homologues des pays riverains de la Birmanie. Il se fait jour l’idée que, seule, l’ASEAN n’a pas suffisamment de leviers et d’influence. Il lui faut donc désormais chercher des soutiens chinois et indiens consistants.
Reste à savoir si l’examen des 5 points de consensus qui constitue depuis avril 2021 l’alpha et l’oméga de la politique aseanienne et d’une bonne partie de la communauté internationale peut aboutir à la définition d’objectifs politiques, sécuritaires, humanitaires précis et devant être mis en œuvre dans un calendrier encadré. Un vœu pieux probablement à ce stade !
Chaque État riverain de la Birmanie s’intéresse à la stabilité de sa frontière immédiate, pas à la Birmanie toute entière et encore moins au retour à un État de droit et à la démocratie. Cette obsession de la gestion de l’étranger proche chez les riverains conduit à des impasses.
L’heure est au verrouillage des frontières internationales.
De Dacca à Pékin, en passant par New Dehli, la tentation du moment est de rendre hermétique les frontières poreuses avec la Birmanie.
Le gouvernement indien réfléchit toujours à vouloir construire un mur de barbelés sur 1643 kilomètres sur les cinq années qui viennent, tout en mettant immédiatement un terme aux mouvements des frontaliers sur 16 kilomètres de profondeurs, ce qui les mécontente de l’Arunachal Pradesh au Mizoram. Un désaccord politique et social qui peut sérieusement mettre à mal le projet de clôture du ministre de l’Intérieur de N. Modi.
La Chine s’emploie à la recherche d’un même hermétisme. Ses raisons en sont toutefois très différentes. Si l’on peut considérer le projet de New Dehli comme étant fondamentalement “défensif” pour contrecarrer des migrations vécues comme déstabilisatrices (cf. les tensions intercommunautaires Kuki – Metei au Manipur), les trafics d’armes et de stupéfiants, la fermeture frontalière chinoise est bien plus “offensive”, pour ne pas dire “coercitive”. Elle est loin par ailleurs de celle mise en œuvre en 2019 par le gouvernement de Daw Aung San Suu Kyi pour lutter contre les exploitations illégales des ressources minières birmanes, aussi dangereuses pour les populations et que pour les écosystèmes.
Depuis la mi-octobre 2024, la République populaire a, elle, coupé les approvisionnements électriques et en produits de première nécessité, y compris alimentaires et pharmaceutiques, pour faire pression sur les groupes ethniques armés ayant décidé de poursuivre leurs assauts contre les positions de la Tatmadaw. Si le SAC observe avec la plus grande attention le modus operandi chinois et espère en tirer avantage, il n’est toutefois pas encore certain du rendu final. Si Kokangs et Was se montrent plus ou moins à l’écoute, Kachins et Palaungs ne masquent pas leurs envies de continuer à en découdre avec les soldats de Nay Pyi Taw. Il est vrai qui ceux-ci ne cessent de les attaquer et de bombarder leurs populations.
Si la politique de fermeté aux frontières de la Chine est affirmée jusqu’au plus haut niveau de l’appareil d’État, plus à l’ouest, on convient que la maîtrise des milliers de kilomètres de bordures nécessiteraient des moyens humains et financiers aujourd’hui hors de portée. La corruption travaille aussi les limes et empêche un arrêt total des flux. D’autres facteurs pourraient bien d’ailleurs faciliter la reprise des franchissements transnationaux, en particulier le long de frontière chinoise.
Pékin a un grand besoin d’importer des matières premières birmanes.
Tout en proclamant la nécessité de bloquer les passages aux frontières de la Birmanie, la République populaire s’inquiète du ralentissement de ses approvisionnements en terres rares en provenance de l’État Kachin. 50% des terres employées en Chine viennent de Birmanie. La presse d’État (ex. Global Times 3 novembre 2024) spécule d’ailleurs déjà sur une hausse des prix prochaine voire sur des pénuries dès 2025.
Alors que la Chine ne perd jamais une occasion pour dénoncer les sanctions occidentales voici que l’une de ses mesures économiques restrictives est à la fois une ingérence directe dans les affaires intérieures d’un État souverain, une atteinte au bien-être des personnes et est à même de perturber les chaînes mondiales d’approvisionnement de produits critiques, notamment pour les secteurs de l’industrie automobile (batteries électriques) et des énergies renouvelables (turbines éoliennes).
La fermeture de la frontière sino-birmane décidée unilatéralement par Pékin a mis à l’arrêt de nombreux champs d’extraction opérationnels. Cette mesure brutale est venue aggraver le fléchissement de l’offre de terres rares du fait des intenses combats dans les régions minières kachins depuis quelques mois.
Dorénavant, la République populaire va devoir s’en remettre à l’Armée de l’indépendance Kachin (KIA) et non plus aux milices frontalières inféodées à la Tatmadaw et au SAC (ex. Nouvelle armée démocratique kachin (NDAK)). Pékin comme Dacca et New Delhi doit faire plus que jamais avec qui contrôle les territoires contigus à sa frontière. Or du côté kachin, il s’agit d’un acteur politico-militaire puissant, jusqu’ici très déterminé à apporter son soutien au NUG et à ses unités combattantes PDF mais également à des groupes ethniques armés mettant sur le reculoir la Tatmadaw depuis des mois.
En s’étant saisie ces derniers temps des zones minières de Chipwi, Hsawlaw, Pang War et Phimaw, la KIA s’est emparée d’un véritable trésor de guerre. Les terres rares birmanes ont généré 1,4 milliards de dollars de recettes l’année dernière. Le SAC va donc se trouver financièrement d’autant plus pénalisé qu’il a cherché à tirer avantage depuis sa prise de pouvoir d’un nombre grandissant de sites d’extraction (+40%, selon l’ONG Global Witness).
La KIA a ici l’occasion de faire coup double, s’approprier de substantiels revenus pour ses actions politiques et combattantes, et réguler un secteur économique qui a généré, ces derniers temps, un fort mécontentement social du fait de la multiplication des exploitations illégales prédatrices chinoises. Une gestion prudente et patiente sera source de confortables profits. L’Agence internationale de l’énergie annonce une multiplication des prix des terres rares de 3 à 7 d’ici 2040. Voilà des ressources nouvelles voire durables qui pourraient bien à la fois aider à (re)configurer les champs de bataille de la guerre civile et les relations internationales des acteurs s’opposant les armes à la main au régime du SAC instauré en février 2021.
François Guilbert
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