Une chronique siamoise et sociétale de Patrick Chesneau
Et si la Cité des Anges pouvait, toute entière, contenir en un bibelot ? Une vasque décorée, à la dimension d’un verre. On la garderait à vie au fond d’une malle. Là où viennent s’entasser nos souvenirs les plus merveilleux.
Ce bibelot, existe-t-il ? Ou mon imagination l’a-t-elle inventé au cours d’une rêverie un peu trop languide ?
Une image indique pourtant la possibilité de l’enchantement. On voit, par effet de réfraction de la lumière, la ville géante se blottir pour faire miniature. Tout est dit en quelques éléments stylisés. Cette petite œuvre d’art aidera les visiteurs accourus du bout du monde, d’emblée impressionnés à en perdre tout repère. Ils sont happés, à peine arrivés en terre siamoise, par un gigantesque gymkhana spatio-temporel. Confrontés à une lessiveuse de sons, de couleurs, d’odeurs. Désormais, cette mégapole surdimensionnée, tentaculaire, ils pourront aisément la glisser dans une trousse de survie. Grâce au bibelot, ils auront Bangkok à disposition. Sous la forme d’un vade-mecum du bonheur.
Découvrir la capitale du Royaume de Siam jusque dans le moindre recoin relève d’une exigence hors d’atteinte. Trop d’alvéoles à inventorier dans cette ruche tropicale. Mais chacun sent intuitivement que le seul fait de la côtoyer, au plus près de sa vérité, aide à tutoyer la beauté.
En préalable, il est impératif de faire fi d’un défi. Comment surmonter l’épreuve posée par les maux qui l’accablent ? Ils découlent du gigantisme urbain: absence d’aménagement prévisionnel, déficit de planification, omniprésence du béton, du verre et de l’acier, pollution atmosphérique, risque de submersion, embouteillages en mode dantesque.
Et pourtant…en dépit de tous ces miasmes, elle reste aux yeux des férus de vitalité, d’excentricité et de pétulance, un élixir de jouvence. Cocktail détonnant aux vertus insoupçonnées. A condition de savoir en faire une complice, Bangkok dévoile volontiers ses charmes, surannés ou d’une modernité exacerbée. Influant sur le métabolisme humain à la manière d’une pharmacopée empirique. Effet rajeunissant assuré ! Au diapason des migrations pendulaires de ses quinze millions d’habitants, la sillonner, c’est lire un grimoire hérité du fond des âges. D’abord ésotérique, il livre peu à peu ses mystères. Patience récompensée. Ténacité exaltée.
Cette mégapole m’enivre. Je la bois des yeux en rasades. Au fil de mes déambulations, elle irrigue mes veines. Je m’en imprègne. Elle me submerge au centuple. Ville simultanément compacte et diaphane. Sombre et irisée dans une climatologie inédite. D’abord mentale. Le parcours initiatique commence en arpentant les allées bric-à-brac et les “klong” surpris à serpenter dans la myriade des quartiers antédiluviens.
J’aime les artères frénétiques qui la perforent de part en part. Je me délecte des ruelles ombragées où le temps s’étire. Cinétique du ralenti. Je confesse volontiers ma tendresse pour les canaux plus intimistes. A l’instar des vaisseaux sanguins, ils convoient l’énergie du quotidien, charriant vers le cœur de la ville insatiable les foules joyeuses et vociférantes qui viennent la servir.
Allégresse infinie à musarder dans les parcs où tout se fige deux fois par jour, à 8h et 18h, temps de l’hymne national. Ville métronome qui invente une poésie de strophes expérimentales. Dans le parc Lumpini, poumon verdoyant en plein quadrilatère des affaires, jubilation envahissante à se laisser distraire par les varans débonnaires. Créatures surgies de la préhistoire, elles s’esbaudissent avec placidité. Pataudes et impavides aux clameurs d’une métropole connectée au futur high tech.
Succession de tableaux. Au bout d’une allée, au détour d’une aire piétonne, derrière un échangeur autoroutier, c’est à chaque fois la certitude d’un changement de décor intégral.
Prenons, par exemple, ces trottoirs cabossés, hérissés de centaines d’échoppes de fortune. Lieux de sapidité intense. La “street-food” prolifère à hauteur de macadam. Elle nourrit les estomacs piailleurs dix fois par jour. Petit bonus, elle enchante les âmes. Bien plus que du lien social.
Les marchés qui ne ferment jamais leurs étals chargés de victuailles odoriférantes servent de sauf-conduit pour pénétrer en territoire sensoriel extrême. Là encore, sons, tons, couleurs, fragrances. Tout s’entrechoque. Se mélange. Envahissant. Délicieux tournis. Loin d’une simple addition de ressentis. C’est un charivari qui emporte la raison.
“Krungthep Maha Nakorn” est une perpétuelle épreuve de vérité. Dans un indicible désordre. Au gré d’ineffables inspirations. Pérégrinations en “songthaew” ou en métro, aérien et souterrain. Héler un taxi bariolé avant d’être happé, englouti, englué dans le maillage des thromboses automobiles. Les rugissements des “tuk-tuk” organisés en norias vrombissantes me transportent. Puis, en me courbant, je les aperçois soudain. Elles, les bar girls des quartiers interlopes. Orchidées capiteuses, délice et tourment des hommes fourbus venus de loin. Fantasmes exubérants. Pourvoyeuses de récits vénéneux. Pour un peu, elles m’inciteraient à croire à la probabilité de l’amour.
Matérialité de la sensualité dans l’Asie raffinée
Où que je regarde, cette mosaïque citadine me requinque. Me revitalise. Me galvanise. Elle est un lieu de malices. Pas de farces et attrapes. Son ambiance concassée la rend authentique. Ville-phare sans fard. So far so good. Mais parée d’enluminures. Foisonnement chromatique.
Un ruissellement. Les yeux s’ébrouent. Rien n’y fait. On ne peut toute entière la dévorer. Bangkok ignore le subterfuge. On l’aime ou on la fuit. Ses contempteurs sont voués à l’exil. Sinon, ils s’étiolent. Pas de faux-fuyant possible. Seule parade, la prise de distance à tire d’ailes. En effet, la symbiose est ici permanente entre tradition et modernité. C’est même une marque de fabrique. Reste que les réfractaires à cette maïeutique incomparable doivent s’en extraire au plus vite. Ils ne peuvent résister. Contrastes et paradoxes sont d’une extrême acuité. Poussée à un degré qu’aucune autre capitale ne peut égaler. Par symétrie, ceux qui restent sont chaque jour rétribués de leur engouement initial.
Rien ne peut endiguer l’appétit né depuis tant d’années d’une réalité augmentée à chaque coin de soi (rue en thaïlandais). La beauté en 3 D. Corne d’abondance. Le fiel et le miel s’y entremêlent. Saveurs aigres, acides, amères mais aussi douces, pulpeuses et veloutées. On peut amadouer Bangkok. Pas la domestiquer. Inaltérable passion.
Patrick Chesneau
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“Symbiose entre tradition et modernité” ? Circuler quelques instants au sein de “One Bangkok”, vous y trouverez une foule anonymisée, hagarde et hallucinée qui s’est échappée des temples traditionnels semble t-il abandonnés troqués pour la “modernité”, plutôt le modernisme. On s’y déplace comme dans un labyrinthe d'”outre tombe” par les symboles de la consommation inaccessible que l’on contemple de loin, un peu dubitatif et méfiant, comme toujours face aux dieux, ces nouveaux dieux …