Une lecture de Philippe Bergues
Sous les plumes croisées et très informées de deux chercheurs renommés, Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse au Centre IFRI (Institut Français des Relations Internationales) et Christian Lechervy, ambassadeur de France à Rangoun (2018-2023) et depuis 2024, envoyé spécial du ministre des Affaires Étrangères pour la Birmanie, l’ouvrage « L’Asie-Pacifique, nouveau centre du monde » nous invite à comprendre l’irrémédiable basculement de la mondialisation vers cette région. Le XXIème siècle sera, (ou est déjà selon les critères) asiatique après un XIXème siècle européen et un XXème siècle américain.
Cette histoire s’écrit sous nos yeux, l’autrice universitaire et le diplomate mesurent le risque de marginalisation de l’Europe, qui doit se servir de sa capacité d’équilibre pour ne pas rester spectatrice du bouleversement. Tout en sachant que les pays de la zone ne veulent pas jouer sur un cheval dans la géopolitique des blocs (Chine/États-Unis), ce qui renforce cette opportunité de partenaire d’équilibre pour l’Union Européenne. Une carte à jouer incontestablement pour le vieux continent, selon les deux spécialistes.
Sur la couverture du livre, en bandeau aux caractères blancs sur fond rouge, le choix de l’éditeur Odile Jacob, « L’Occident au défi », sonne comme une alerte pour les gouvernements et les acteurs économiques, afin de mesurer l’évolution du rouleau compresseur économique qu’est devenu l’Asie-Pacifique. A n’en pas douter selon les deux experts, l’épicentre des dynamiques mondiales du XXIème siècle est ici.
De quelle Asie-Pacifique parle-t-on ?
Les auteurs expliquent qu’il faut entendre par cette région l’addition de l’Asie du Nord-Est et de l’Asie du Sud-Est. Soient 17 états « aux caractéristiques fort différentes mais reliés au bloc de civilisation sinisée ». Incluant le Japon, les deux Corées, la Chine, Taïwan, la Mongolie et les pays de l’ASEAN. Mais excluant l’Inde et l’Australie qui eux, font partie des stratégies occidentales apparues durant cette dernière décennie et centrées sur le récent concept d’Indo-Pacifique.
L’Asie-Pacifique est vue par les auteurs comme une entité aux recettes comparables qui ont assuré par étapes leur décollage économique indéniable : l’« État développeur » est au cœur de toute la stratégie mise en place. Du miracle japonais des années 1980, aux Tigres des années 1990 (Corée du Sud, Hong Kong, Singapour, Taïwan), de la Chine à l’orée du nouveau millénaire et des pays émergents ensuite (Malaisie, Indonésie, Thaïlande dans un premier temps suivis du Vietnam, des Philippines et du Cambodge plus tardivement). Aujourd’hui, l’Asie-Pacifique représente à elle seule 66 % de la croissance mondiale et 60 % du PIB mondial et on estime son taux de croissance moyen à 4,5% pour les 20 ans à venir.
Des chiffres à rendre jaloux l’Amérique version Trump ou encore l’Union Européenne de la présidente Van der Leyen. D’autant plus que le commerce intra-zone Asie-Pacifique est devenu majoritaire : 60% des produits échangés proviennent ou sont à destination des pays de la région. Il en va de même des circuits de financement, les capitaux pour les nombreuses start-up du Sud-Est asiatique sont levés à 70% dans la zone. Les deux auteurs insistent sur cette réalité du recentrage asiatique, avec une volonté manifeste de moins dépendre du billet vert.
Autre force mise en valeur, cette Asie-Pacifique bénéficie d’un très volumineux réservoir démographique d’avenir (avec l’Inde et le continent africain cependant) : 800 millions de ses habitants sont des millénials sur une population régionale de 2,3 milliards.
En comparaison des 60 millions de millénials en Europe ou des 66 millions aux États-Unis, Sophie Boisseau du Rocher et Christian Lechervy indiquent précisément où se situe le marché et le dynamisme d’aujourd’hui et de demain. Avec un bémol, la baisse de la natalité et le vieillissement de la population qui affectent déjà la zone au Japon, en Corée du Sud, en République Populaire de Chine (où toutes les conséquences de la politique de l’enfant unique n’ont pas été anticipées par le parti communiste) et en Thaïlande. A l’inverse, les plus féconds sont le Vietnam, les Philippines ou l’Indonésie, cette dernière approcherait les 300 millions d’ici 2050 et Jakarta pourrait devenir la plus grande ville du monde devant Tokyo avec près de 40 millions d’habitants.
Stabilité rime avec sécurité
Un grand intérêt de l’ouvrage tient au fait que les auteurs maîtrisent parfaitement les schémas de pensée et les codes asiatiques, le leitmotiv récurrent étant de toujours contourner la confrontation directe. Ce qui est particulièrement bien démontré dans le chapitre « Vers une Pax asiatica ? » qui vaut dans la région pour les aspects sécuritaires. Même si l’ordre mondial issu de 1945 prévaut toujours, la tentative chinoise de désoccidentalisation est observée de près par les pays voisins.
L’asiatisation de la défense progresse dans les chaînes d’approvisionnement des armées. Si la région est plutôt stable depuis plusieurs décennies (hormis la guerre civile birmane déclenchée par le coup d’Etat des généraux le 1er février 2021 et vécue de près par l’ambassadeur Lechervy, co-auteur du présent ouvrage), elle n’est pas sans risques selon les deux narrateurs. Trois menaces principales sont identifiées et elles n’étonneront pas le lecteur avisé : Taïwan dont Xi Jinping veut réintégrer l’île au continent (à quelle date exacte ? Au moins avant le centenaire de la proclamation de la République populaire en 2049), la Corée du Nord et son arsenal nucléaire intimidant et enfin les rivalités en mer de Chine avec, force aidant, la politique du « fait accompli » exercée sans scrupules par Pékin (îles Spratley et Paracels pour ne citer qu’elles).
L’affirmation d’un modèle asiatique ?
L’Asie-Pacifique (surtout la Chine) voudrait-elle servir de modèle au Sud-global, interrogent Sophie Boisseau du Rocher et Christian Lechervy ? En énumérant les valeurs dites asiatiques, primauté du groupe sur l’individu, respect de la hiérarchie et des élites, acceptation de l’autoritarisme à condition que les élites ou dynasties politiques apportent croissance et ordre social aux populations. Non sans induire que cet archétype régional s’inscrive en porte-à-faux du modèle occidental, dont la démocratie libérale est scrutée de près. Et dont les habitants voient l’essoufflement, par l’émergence de régimes populistes, d’une croissance économique en panne et un certain désordre social.
En conclusion, cet ouvrage « L’Asie-Pacifique – Nouveau centre du monde » doit figurer dans la bibliothèque de tout lecteur de Gavroche passionné par la compréhension de la région. Les clés en sont données pour comprendre les évolutions les plus récentes, sur les plans économique, stratégique et organisationnel. L’analyse des représentations des acteurs de l’Asie-Pacifique à l’égard de l’Occident nous permet de faire un pas de-côté et de réfléchir aux réponses les plus appropriées que l’Europe doit initier face à la puissance mondiale du XXIème siècle.
Philippe Bergues
A lire: « L’Asie-Pacifique, nouveau centre du monde » aux Éditions Odile Jacob
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La « capacité d’équilibre est une phobie née dans le cerveau paranoïaque du célèbre général de Gaulle, qui a commandé un régiment de chars et qui a lu Chateaubriand (l’horreur des traités de 1815…). La règle « duobus litigantibus tertius gaudet » ne fonctionne pas. Et lorsque le célèbre général de Gaulle juge que « le sang français versé sur le sol de l’Indochine serait un titre imposant » (Mémoires de Guerre, T.III, p, 164), il est aussitôt démenti par le Japon qui décide de liquider la présence française en Asie, ce qui fut accompli à Dien Bien Phu en 1954.
De même, la distinction entre l’Europe et les États-Unis est artificielle, car ces deux entités appartiennent à la même civilisation occidentale. Il est probable qu’à l’avenir, face à l’Asie du Sud-Est, nous assistions à l’émergence d’un axe Occident contre un bloc russo-chinois.
Une simple observation dans l’un de ces centres commerciaux qui prolifèrent à Bangkok est de nature à conduire à une interrogation sur les « valeurs asiatiques ». Sans rappeler le contexte de la formation de cette expressioin (1) qui remonte à la révolution culturelle chinoise et « théorisée » par un ancien premier ministre singapourien, le narratif sur les « valeurs asiatiques » fût destiné à produire un contrefeux aux valeurs démocratiques en vigueur dans les démocraties occidentales résumées dans les libertés individuelles, la liberté de la presse, les élections libres et pluri-partisanes, etc. Du modèle occidental n’était retenu que le modèle capitaliste et l’économie de marché. Il en est résulte, sur une période assez longue, un développement économique significatif propre à générer une classe moyenne consommatrice ( contrairement aux anticipations de Gunnar Myrdal dans son livre intitulé » the Asian dilemma, an enquiry into the poverty of nations, publié en 1972), soutien d’un système peu enclin à la reconnaissance aux libertés individuelles pourvu qu’il assure la consommation. La crise de 1997 a commencé problématisé fortement le modèle.
Il n’empêche que le poncif usé des « valeurs asiatiques », motif de remplissage pour chercheurs fatigués, n’est pas tant ressuscité pour rendre compte de la réalité contemporaine (on suppose que ces chercheurs disposent d’un minimum de crédits pour faire quelques missions en Asie et se rendre dans ces centres commerciaux), que comme motif de critique des sociétés occidentales supposées affaiblies et moribondes, gangrénées par le « populisme ». Le narratif poutinien en est une version post-soviétique : haro sur la famille occidentale détruite par le « lgébétisme » (La Russie est- elle en Asie ?). En occident des pans conservateurs de l’opinion publique et leurs représentants partisans peuvent se rejoindre aussi bien dans une approche critique « conservative » des sociétés que dans une forme de néo-marxisme parfois mâtiné d’islamisme.
Une simple observation d’un des derniers centres commerciaux parmi les plus huppés de Bangkok montre combien le modèle de frugalité naguère loué, a disparu. Le « Louis-Vuittonisme » règne en maître accompagné de près par le cognac et le champagne. Les smartphones de dernière génération attirent plus les foules que le Bouddha. B. Formoso dans son livre « Bouddhisme renonçant, Capitalisme triomphant, publié à la « Documentation Française » en 2010, 182 pages, l’avait déjà remarqué. Ces lieux offrent le spectacle d’une consommation exacerbée si ce n’est débridée ou du moins une envie de consommation souvent inaccessible. Ces lieux, si ce n’est « non-lieux » (Marc Augé) donnent à voir l’inverse de ce que prône le narratif sur les « valeurs asiatiques ». Une jeunesse tik-tokée exprime son individualisme le plus exacerbé dans des mises en scène narcissiques et « selfisées »de leurs corps dans ces lieux délivrés de la pression sociale et notamment familiale. Cette jeunesse exprime de façon explosive les valeurs de la consommation et son adhésion à la « classe de loisirs » (Thorstein Veblen, « Théorie de la classe de loisir, traduit de l’anglais, à la collection Tel, gallimard, 1970 , 322 pages ; Lecture en ligne en anglais : « the Theory of the Leisure Class »). Elle aspire à davantage de libertés notamment politique et l’exprime lors des élections. Plutôt que les « valeurs asiatiques » certes brandies par « élites » conservatrices et les dirigeants qui en sont issues, les valeurs plébiscitées sont celles de libertés individuelles et toute la panoplie de l’individualisme occidental.
N’y aurait-il plus que l’ « Occident » supposé rongé, surtout par ses ennemis, par ses maux démocratiques que les élites dirigeantes stigmatisent dans l’expression de « populisme » qui prônerait l’adoption des « valeurs asiatiques » ?
(1) L’article de Jean-Claude Usunier : « Consommation ostentatoire et valeurs asiatiques », in revue « décisions Marketing », 1997/1 N° 10, pages 45à 56, disponible sur le site CAIRN
C’est évident, cette thèse est à rapprocher de l’analyse que fait Emmanuel Todd de la chute de l’URSS : le communisme a forgé une classe moyenne, qui parvenue à maturité, a renversé un régime qu’elle ne supportait plus. La Russie est bien en Europe, mais, à la différence de l’Union Européenne, elle n’est pas anglo-saxonne, mais romano-byzantine. C’est ce qui lui a permis d’écraser « l’unilatéralisme » du royaume barbare anglo-saxon.