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Le maitre des forges de l’enfer

Date de publication : 02/09/2020
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L’Organisation internationale de la francophonie a parrainé la publication d’un récent livre «Pour l’amour d’une langue» aux éditions Nevicata. Dans ce livre, qui s’ouvre sur un récit du prix Nobel Jean Marie Gustave Le Clezio, le cinéaste Cambodgien Rithy Panh, auteur du documentaire «Le maitre des forges de l’enfer» témoigne sur les liens compliqués, terribles et tragiques entre l’élire Khmère rouge et la langue française. Le bourreau Douch, décédé ce 2 septembre, aimait le français et la littérature. Terrifiant.

 

Ceci est un extrait du livre «Pour l’amour d’une langue» publié par les éditions Nevicata, que nous remercions pour avoir nous avoir autorisé à publier cet extrait. L’achat de ce petit livre est recommandé !

 

La plupart des documents d’archives utilisés pour vos films sur le génocide des Khmers rouges sont en langue khmère. La plupart des témoins ne parlent que le Khmer. Mais vous écrivez en Français. Comment faire pour passer, dans de telles circonstances douloureuses, d’une langue à l’autre ?

 

Rithy Panh: Le Français, c’est ma langue refuge. Je l’entendais parler à la maison, avant l’arrivée des Khmers Rouges. Mon père, haut fonctionnaire, s’exprimait en français. Mes ainés avaient été scolarisés en Français. Ma génération était la première à être scolarisée en cambodgien. Je dis cela pour vous expliquer mon rapport à cette langue qui est devenue la mienne. Le réfugié apatride que j’étais à mon arrivée en France, au début des années 80, a du la prendre à l’abordage, mais ces souvenirs ont toujours été en arrière plan. Je ne peux d’ailleurs pas dire que je suis passé de la langue cambodgienne à la langue française. Ce serait faux, car le cambodgien que je parlais durant le régime des Khmers rouges n’était pas la vraie langue khmère. C’était la langue de l’Angkar, l’organisation révolutionnaire qui dirigeait le pays et l’a mené à sa perte. J’étais, enfant, prisonnier d’une langue totalitaire, militarisée, criminelle.

 

Vous devez naviguer entre les témoignages, les recouper, les corriger parfois. De ce point de vue, le français vous a aidé ? Transcrire les pires atrocités de la période Khmère rouge en français, c’est instaurer une distance. Donc aussi vous protéger ?

 

La langue cambodgienne collectionne les âmes. Elle est imagée. Je le redit: elle ne va pas droit aux faits. Elle n’emprunte pas le même chemin. Elle raconte les saisons, la nature, l’ambiance du moment. Elle enjolive. Elle perd la trace. Alors oui, le Français m’a été très utile au fil de mes recherches. Il m’a permis d’emmagasiner cette mémoire si douloureuse, de la trier, et aussi de me réconcilier avec ma propre langue qui n’est absolument pas cet idiome révolutionnaire abrutissant que je devais réciter dans les camps Khmers Rouges. Ce n’est pas un hasard si la plupart des témoins, ceux qui ont raconté l’horreur des années 1975-1979, l’ont fait en français ou en anglais, leurs langues d’adoption. Je pense en particulier à l’un des premiers à avoir raconté l’horreur qu’il avait traversé, Pin Yathay, l’auteur de «l’Utopie meurtrière» (NDBP). Les écrivains et les intellectuels vietnamiens ont connu une expérience similaire, même si ces derniers n’ont pas, eux, été exterminés par le régime communiste alors que tous les intellectuels cambodgiens ont été massacrés. Je reviens à cette notion de langue refuge que j’évoquais au début. L’asile, ce n’est pas qu’une question de papiers, de formalités, de cartes de séjour. C’est aussi un asile intellectuel. Le sentiment d’être à l’abri des mots. La langue française a joué ce rôle là. Elle nous a protégé et nous a permis de faire face à notre passé en le racontant aux autres. Pour nous, s’exprimer en français est devenu à la fois un acte de résistance et de renaissance. On pouvait dire l’indicible. On pouvait soulever le couvercle sur ce que nos familles restées au Cambodge taisaient, ou voulaient chasser de leurs mémoires et de leurs vies.

 

L’arrivée des Khmers rouges au pouvoir à Phnom Penh, voici un demi-siècle, est un morceau d’histoire qui sera encore étudié longtemps. Beaucoup de documents demeurent sans doute inédits. Les recherches se poursuivent sur cet engrenage de la terreur, résultat de la folie maoïste de Pol Pot et de son entourage. Pourquoi si peu de travaux universitaires en langue khmère ? Est-ce la preuve que les Cambodgiens restés au Cambodge, ce pays où vous passez une partie de votre temps, veulent définitivement tourner la page. En ce sens, le français est-il le gardien d’une mémoire dont beaucoup aimeraient en réalité se débarrasser ?

 

Ça commence. J’ai récemment vu passer plusieurs manuscrits en khmer, écrits par de jeunes auteurs, étudiants ou universitaires. Il faut bien comprendre la spécificité de la tragédie cambodgienne. Les Khmers rouges ont éradiqué l’intelligence collective. Ils ont, en moins de quatre ans au pouvoir, tué presque tous les intellectuels. Ils ont fait table rase de la connaissance. C’est tout à fait différent de ce qui s’est passé au Vietnam où les écrivains ont été envoyés dans des camps de rééducation par le pouvoir communiste après la victoire de 1975, mais pas exterminés. Le centre Bophana, que j’ai fondé au Cambodge, accueille de jeunes intellectuels pour la plupart francophones. Après deux décennies de guerre, faire renaitre une langue est un travail très dur. Nous avons donc besoin du français pour nous appuyer dessus, pour nous aider dans nos travaux. Il y a un vide énorme à combler. Une langue, c’est comme la médecine: il faut la pratiquer, la réapprivoiser, la réinvestir, la nourrir, en particulier avec un renouveau des sciences humaines. Le français nous aide à transmettre la culture cambodgienne. C’est son autre qualité. Ce n’est pas une langue barrière. C’est une langue qui nous guide. L’autre vertu du français est qu’il peut, par le biais de la traduction, nous permettre de surmonter les blocages mémoriels. Notre tragédie est très similaire à celle de la Shoah, avec tous ces survivants qui, pendant longtemps, ont refusé de s’exprimer. Ils étaient à la fois prisonniers de leur histoire et de leur langue.

 

Dans le cas du Cambodge s’ajoute une ironie tragique: la plupart des hauts responsables Khmers rouges parlaient français. Ils avaient fait des études en France…La francophonie, dans ce cas précis, s’est retrouvé du coté des bourreaux. N’est-ce pas dur à accepter ? Est-ce une plaie toujours ouverte ?

 

Vous avez absolument raison. La plupart des hauts responsables Khmers Rouges ont été formés en France. C’est à Paris qu’ils sont devenus communistes. Faut-il y voir une responsabilité de la langue française ? Je ne le crois pas. J’en veux plus aux intellectuels parisiens qui, à l’époque, ont soutenu en masse «l’utopie» khmère rouge. Certes, la langue tue. Mais elle enrichit aussi. Elle protège. Elle permet de fuir. Elle permet de refaire sa vie, de se réinventer un avenir. Au Cambodge, le français n’a aucune raison d’être sur le banc des accusés. Ce sont les meurtriers qui ont commis ce génocide et ils s’exprimaient uniquement, à cette époque, en Cambodgien…

 

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