Notre collaborateur Philippe Bergues est en colère. Il l’écrit dans sa nouvelle analyse sur le mouvement de protestation qui s’étend en Thaïlande et réclame un «changement de système», ce que refuse le gouvernement en l’accusant de sédition. Un groupe dénommé « Thailand Vision » a publié le 29 août dernier sur sa page Facebook un schéma suggérant l’implication occidentale – et surtout américaine – qui instrumentaliserait le mouvement pro-démocratie en Thaïlande pour détruire les fondamentaux de la nation thaïlandaise.
Une analyse de Philippe Bergues
Alors que les manifestations étudiantes continuent de défier le pouvoir en place, un groupe dénommé « Thailand Vision » a publié le 29 août dernier sur sa page Facebook un schéma suggérant l’implication occidentale -et surtout américaine- qui instrumentaliserait le mouvement pro-démocratie en Thaïlande pour détruire les fondamentaux de la nation thaïlandaise. Bien évidemment, les auteurs de cette théorie aux 100 000 suiveurs avancent masqués et leur objectif premier est de décrédibiliser le mouvement #FreeYouthThailand auprès du peuple afin que celui-ci s’insurge contre la prétendue ingérence occidentale dans les affaires politiques intérieures.
Complot américain
« Thailand Vision » voit dans les manifestations un « complot », soutenu par les États-Unis – qui prétend promouvoir une « révolution des couleurs » en Thaïlande, financée par des milliardaires internationaux. Au sommet de la pyramide du « complot », George Soros et son « Open Society Foundations » est identifié comme le principal accusé organisateur. Les conservateurs extrémistes thaïlandais se souviennent de Soros comme d’un des coupables de la crise économique de 1997, qui selon leurs dires, aurait fait chuter lourdement le baht et aurait aidé à promouvoir l’envol politique et économique de Thaksin Shinawatra.
Thanathorn Juangroongruangkit, fondateur du désormais interdit Future Forward Party, est accusé d’être la figure de proue d’une conspiration conduite par les ONG et les « co-conspirateurs » internationaux, comme Freedom House, Amnesty International, Human Rights Watch, le quotidien allemand Bild (spécialiste des articles à scandale sur le roi Rama X), l’organisation activiste PixelHELPER qui utilise les projections lumineuses sur la représentation diplomatique thaïlandaise à Berlin pour protester et même Netflix ( !) à cause de la double casquette de Mathias Döpfner, actuel PDG du groupe de médias Axel Springer (Bild, Die Welt…) et membre du conseil d’administration de la plateforme ciné-séries en ligne !
L’axe Joshua Wong-Thanathorn
En Thaïlande, les « co-conspirateurs » sont, selon ce groupe, le Club des correspondants étrangers de Thaïlande (FCCT), le Thai Volunteer Service, l’Asian Network for Free Elections Foundation (ANFREL), Forces of Renewal South East Asia (FORSEA), Thai Lawyers for Human Rights, l’Union for Civil Liberty, les sites d’information Prachatai et The Isaan Record. Et on retrouve aussi visé par « Thailand Vision », Joshua Wong, sans doute à cause de son combat pour les libertés démocratiques à Hong Kong et sa prétendue proximité avec Thanathorn, immortalisée par un selfie ayant fait couler beaucoup d’encre début octobre 2019, alors que les deux jeunes leaders participaient à un séminaire sur la nouvelle génération de politiciens asiatiques.
Aux origines du complot
« Thailand Vision » ressemble fort aux oeuvres précédentes d’un Américain longtemps exilé à Bangkok, profondément anti-démocratique, théoricien du complot en chemise jaune. Il écrit pour l’un des organismes de propagande russes financé par Moscou, le « New Eastern Outlook » sous différents pseudonymes, qui fournit des liens vers une série de sites de médias alternatifs, certains d’entre eux étant antisémites, d’autres niant le changement climatique. Cet individu a vu nombre de ses comptes Facebook et Twitter fermés pour désinformation, aux noms évocateurs comme @LandDestroyer ou @AltThaiNews.
Un recyclage récurrent pour la propagande anti-occidentale
Mais ces théories d’une intoxication abracadabrante sont reprises en Thaïlande par les ultra-royalistes à chaque fois qu’un mouvement pro-démocratie ou qu’un gouvernement censé faire de l’ombre à l’institution se révèle. Le 30 août dernier, lors d’un rassemblement pro-monarchie d’environ 1000 personnes au stade thaï-japonais Din Daeng, une oratrice nommée Hatai Muangboonsri a déclaré sur scène que « les puissances occidentales veulent nous diviser. Ils ont encouragé une mentalité qui déteste les piliers du pays. Ce sont des gens qui ont de mauvaises intentions envers la Thaïlande. Ils veulent que la Thaïlande soit faible ».
D’autres intervenants ont surenchéri en affirmant des théories de conspiration impliquant les gouvernements des États-Unis et d’autres pays occidentaux dans les manifestations antigouvernementales en cours. Face à de telles accusations, l’ambassade américaine à Bangkok a réagi dès le lendemain en niant les allégations selon lesquelles son gouvernement aurait soutenu et financé le mouvement anti-gouvernemental en Thaïlande. Une déclaration officielle a souligné que les États-Unis ne soutiennent aucun parti politique, et a exhorté toutes les parties à engager une conversation pacifique entre elles par ces mots : « En tant qu’amis de la Thaïlande, nous encourageons toutes les parties à continuer d’agir avec respect et retenue et à s’engager dans un dialogue constructif sur la manière de faire avancer le pays… ». A ce jour, aucune autre ambassade occidentale n’a réagi publiquement à ces condamnations d’ingérence dans les affaires politiques siamoises par le camp militaro-royaliste.
L’Union des étudiants de Thaïlande remet les pendules à l’heure
Interrogée sur cette prétendue manipulation, la porte-parole de l’Union des étudiants de Thaïlande, Panusaya « Rung » Sithijirawattanakul, a insisté sur le fait que les seules personnes derrière les protestations des étudiants étaient les étudiants eux-mêmes. Elle a fait remarquer que l’utilisation des réseaux sociaux pour sensibiliser les étudiants et la jeune génération à la politique montre que les étudiants ont beaucoup de partisans car « cela réveille beaucoup de gens. Il y a beaucoup de gens qui pensent comme nous ». La thèse de la conspiration occidentale est un paravent utile pour dénoncer les manifestations. Mais elle manque aujourd’hui singulièrement d’arguments…
Philippe Bergues
Diplômé de l’Institut Français de Géopolitique – Paris 8
Professeur de lycée d’histoire-géographie
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