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THAÏLANDE – HISTOIRE: L’Alsace-Lorraine et Paris sous l’oeil du roi Chulalongkorn

Journaliste : Redaction
La source : Gavroche
Date de publication : 15/09/2020
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Gavroche poursuit sa série exclusive d’extraits des lettres adressées à sa famille par le roi Chulalongkorn lors de sa visite européenne de 1907. Notre premier épisode portait sur l’arrivée en France, via la Cote d’Azur. Revoici maintenant le monarque siamois sur une frontière: celle de l’Alsace Lorraine, alors annexée par l’Allemagne.

 

Nous publions ici, avec l’autorisation du ministère thaïlandais de la culture, des extraits des lettres sur la France du Roi Chulalongkorn (Rama V) envoyées à sa fille, la princesse Nibha Nobhadol, lors de son voyage en Europe en 1907.

 

La lettre que nous vous présentons ce mois-ci a été écrite à Paris, le mardi 18 juin 1907. Chulalongkorn, après avoir séjourné sur la Côte d’Azur, en Italie, en Suisse puis en Allemagne, a rejoint la France en train depuis Baden-Baden…

 

Ma chère fille

 

(…) Ce matin, je suis allé prendre le train. Le Grand Duc(2) m’attendait à la gare, et plusieurs fonctionnaires étaient venus saluer mon départ. Les adieux ont été très amicaux. J’ai laissé Baden-Baden(3) pour me diriger vers Strasbourg une nouvelle fois, en m’arrêtant en Oz où le train a manœuvré assez longuement dans les deux sens, comme d’habitude. Dans cette région, aucun repère naturel ne constitue la frontière entre l’Allemagne et la France. Celle-ci aurait pu être marquée par le massif montagneux des Vosges qui doit être franchi, mais ce n’est justement pas le cas. Les montagnes par ici sont très peuplées. Nous nous sommes arrêtés dans un chef-lieu qui s’appelle Saverne. Dans la vallée passait un canal comme ceux qu’on trouve en territoire français(4). Une rivière bordait également la colline, mais comme les travaux pour la rendre navigable auraient été trop difficiles, on a préféré créer une nouvelle voie d’eau. C’est ce canal, creusé sur la colline au-dessus de la rivière, qui est utilisé pour la navigation. Des vannes l’empêchent de se déverser dans le cours d’eau, de telle sorte que le niveau du côté rivière reste un tout petit peu plus bas que le niveau du côté canal. Celui-ci est toujours plein et, en cas de débordement possible, le surplus reviendrait vers les vannes, situées un peu en dessous du bord du canal, et de là vers la rivière. On utilise ce canal continûment, quelle que soit l’altitude. Tant qu’il se maintient sur le même plan, il n’y a pas à intervenir, mais si la forme de la montagne impose un changement d’altitude, on installe un système d’écluses, parfois assez proches les unes des autres. Cela fait comme si le bateau montait une sorte d’escalier, marche par marche. Le canal est bordé par un chemin de halage, d’où des chevaux peuvent tracter les bateaux, qui sont des péniches allongées et assez étroites, chargées à ras-bord. Comme le courant y est très faible en raison des nombreuses retenues, l’eau n’en dégrade pas les berges. Son tracé est assez sinueux car il suit des vallées plus ou moins hautes. La voie ferrée en revanche est directe, ce qui a obligé à percer un certain nombre de tunnels. Le dernier tunnel débouche sur le plateau de Sarrebourg, et on arrive peu après à Deutsch-Avricourt, dernière station en Allemagne.

 

Igney-Avricourt, première station du territoire français

 

En face, c’est Igney-Avricourt, première station du territoire français. Entre les deux, une petite bande de terrain forme la frontière. Le changement est instantané. D’un côté, les employés sont allemands et toutes sortes de militaires allemands vont et viennent. De l’autre, ce sont des agents français, avec aussi des soldats français partout. Les douaniers sont vigilants et rigoureux des deux côtés, mais complètement différents dans leurs manières, leurs gestes, leur physique, leur habillement. Toutefois, pour la maintenance de la gare et du train, c’est moins bien du côté français que du côté allemand. Je suis descendu à cette station pour remonter dans le wagon-restaurant ; nous avons ensuite fait arrêt à Lunéville, Blanville et Nancy, et traversé plusieurs tunnels relativement courts.

 

Cependant, le train s’est justement engagé dans l’un d’entre eux au moment précis où je marchais pour retourner du wagon-restaurant à ma place. Il m’a fallu tâtonner pour trouver péniblement mon chemin, comme c’est arrivé à Thao Chulani dans l’histoire de Mahosot(5).

 

Bar-le-Duc et Châlons-sur-Marne

 

Nancy est une très grande ville. À vrai dire, si mon intention n’avait pas été d’aller à Paris, je m’y serais bien arrêté un jour ou deux, mais personne ne s’arrête ici en chemin pour Paris. Ensuite, les autres arrêts ont été Bar-le-Duc et Châlons-sur-Marne. En France, le train a fait peu d’arrêts. Compte tenu de la densité du reste du trafic, les trains qui vont jusqu’à la frontière sont des trains directs et mon train allant jusqu’à Paris était également un train direct. On ne s’est guère arrêté en route, davantage à l’approche de la destination, mais pas du tout pour des villes, seulement pour laisser le passage à un autre train. Quand on passe d’un pays à l’autre, c’est étrange comme on perçoit immédiatement la différence. Cela ne tient pas seulement à la langue ou à l’aspect des gens en général, même le paysage naturel change ; les montagnes, la terre, les forêts ne sont plus les mêmes. Ce changement se fait d’un seul coup, et non pas progressivement. Ainsi, en Allemagne, les montagnes étaient de vraies montagnes et les plaines de vraies plaines, alors qu’en France, mises à part celles qui devaient être traversées par un tunnel, les montagnes avaient la forme de longues chaînes dont les sommets, tous de la même hauteur, semblaient avoir été alignés à la règle, et les plaines, au lieu d’être toutes plates, étaient plutôt onduleuses, avec une succession de reliefs plus ou moins marqués. Par contre, il était visible que la terre en France était beaucoup plus fertile qu’en Allemagne.

 

Progrès européens

 

Outre le blé, l’agriculture produit beaucoup de légumes et de plantes annuelles. Il y a de nombreux canaux, comme celui que j’ai décrit plus haut, si nombreux que cela décourage l’inventaire. On a l’impression que tous les travaux d’aménagement nécessaires ont été réalisés, notamment toutes les voies de communications terrestres et fluviales ainsi que tout ce qui est utile au développement de l’agriculture. Rien ne manque, on ne peut pas faire plus. Il n’y a que les usines dont le nombre pourrait augmenter. Nous sommes passés devant une fonderie de fer, où l’on voyait un amas de cendres aussi haut qu’un chedi(6), on aurait dit une montagne. Ces cendres sont évacuées par wagonnets sur une voie ferrée. S’agissant de la cuisson du ciment, pour transporter la matière première du sommet de la montagne au four de cuisson, on utilise des bennes suspendues à un câble métallique qui relie les deux. C’est le câble qui entraîne les bennes, de sorte qu’on n’a plus besoin de chariots. Il n’est pas possible de décrire tout ce qui est fait pour réduire les coûts et augmenter la capacité de travail. Et cela n’arrête pas de progresser. On ne sait même pas si, dans dix ans, on n’aura pas déjà fait des améliorations telles que le progrès d’aujourd’hui paraîtra vieilli et démodé. Il faudrait des pages pour exposer la progression des connaissances dans les pays européens. Qui plus est, chaque réussite en entraîne une autre, ce qui accroît la prospérité.

 

Parlons de Paris…

 

Maintenant, je vais cesser là-dessus pour parler de Paris. À mon arrivée à la gare, Charoon(7) m’a accueilli, entouré de M. Mollard, chef du Protocole et représentant du Gouvernement, du commandant Schlumberger, parlant au nom du Président, de M. Gauthier pour le Ministre des Affaires Étrangères, de M. Riffault, ancien diplomate français chez nous, ainsi que des membres de notre Légation, avec Westengard(8), et Florio de notre Ministère des Finances. Une sorte de pavillon avait été installé pour mon départ en voiture. Après quelques échanges de propos, je suis monté dans la voiture avec Paribatra(9) et le commandant Schlumberger. Nous avons quitté la gare entourés d’un grand nombre de spectateurs, qui m’ont semblé plus amicaux que la dernière fois. On a entendu quelques acclamations, mais comme Paris est une ville excessivement grande, avec une foule de passants et des véhicules de toutes sortes qui se croisent, s’évitent et se dépassent sans arrêt, nous qui venions en privé, sans cortège officiel, sommes redevenus anonymes à peine sortis de la gare, vite absorbés dans le flot des voitures.

 

La légation de Siam

 

J’ai aperçu un très beau bâtiment que je n’avais pas vu précédemment et dont le style étonnant m’a fait demander ce que c’était : il s’agit d’un salon d’exposition pour les peintres, récemment construit(10). Nous nous sommes rendus directement à la Légation, 14 avenue d’Eylau, où j’ai donné congé au militaire. Des étudiants étaient là pour me saluer, Nang Laddakham(11) m’a offert un bouquet de fleurs, avec Khéjorn, Itthithep, Damratdamrong, Thongtoo(12) et deux autres personnes. Ensuite, j’ai reçu les épouses des fonctionnaires, Mme d’Oreli, Mme de Rickman, Mme Sarrasin, sa fille Melle Sarrasin, Mme Guérin, puis je suis rentré dans mon appartement. Charoon est arrivé avec l’homme de l’art(13) qui va frapper le séma(14) ainsi que la médaille destinée à commémorer le moment où mon règne égale en durée celui du roi Ramathibodi II. Une maquette antérieure aurait encore pu être utilisée, mais pas sans modifications. Comme le temps manquait pour refaire une nouvelle maquette, on a effectué les retouches au crayon. C’était assez urgent en effet, si l’on voulait que la quantité énorme de médailles, quelque cent mille pièces, soient prêtes pour mon départ. Notre nouvelle Légation est beaucoup plus spacieuse que la précédente. Le rez-de chaussée est constitué d’un grand hall et de bureaux. À l’étage supérieur, on ne trouve pas moins de trois salons de réception, ainsi qu’une antichambre et une salle à manger ; les pièces sont d’une taille supérieure à celles du Palais Amphorn(15). Mais il n’y a pas d’ascenseur, et l’escalier est très éprouvant. Mon appartement se situe au deuxième étage(16), à une hauteur comparable à celle du bâtiment du Palais Amphorn et il y a encore deux autres étages au-dessus, le troisième pour les maîtres, le quatrième pour les domestiques. Sur l’arrière se trouvent un garage et un petit jardin. L’aménagement est parfait et très complet. Il ne manque vraiment que l’ascenseur. Pour finir, nous avons pris le repas tous ensemble, et nous avons bavardé. Nous ne sommes pas sortis, nous sommes restés nous reposer car, après toutes ces heures de voyage, nous étions plutôt fourbus.

 

Chulalongkorn P.R.

 

Note de Gavroche sur les traducteurs: Wilawan Tejanant-Pellaumail, thaïlandaise d’origine, a obtenu un doctorat de Sciences du langage à l’université Aix-Marseille I en 2000. Christian Pellaumail est français, agrégé de Lettres classiques et ancien conseiller culturel près l’ambassade de France à Bangkok. Ils enseignent ensemble la traduction français-thaï à la faculté des Lettres de l’université Chulalongkorn de Bangkok. Ils ont également traduit en français un livre de M.R. Kukrit Pramoj, intitulé Lai Chivit (Plusieurs vies) et publié en 2003 aux Editions Langues & Mondes, l’Asiathèque à Paris.
(2) Il s’agit du Grand-duché de Bade, entité politique existant à l’époque, où se trouve la ville de Baden-Baden.
(3) Le roi séjournait à Baden-Baden pour prendre les eaux.
(4) Dans cette période, Saverne se trouvait en territoire allemand.
(5) Référence à un épisode impliquant un tunnel, raconté dans les Jâtaka (récits des vies antérieures du Bouddha).
(6) Le chedi, ou stupa, est un monument bouddhique, qui a approximativement la forme d’un bol renversé surmonté d’un cône.
(7) Mom Chao Charoonsakdi Krisdakorn, neveu du roi Rama V, fils de son demi-frère le Prince Naresra Warariddhi. Charoon était le Chargé d’affaires du Royaume de Siam pour la France et l’Italie.
(8) Jens Iverson Westenguard, américain, conseiller du ministère siamois des Affaires étrangères, à qui avait été conféré le titre de Phraya Kalayanamaitri.
(9) Le Prince Paribatra Sukhubandhu, Prince de Nakornsawan, âgé de 26 ans en 1907, 33ème enfant du roi Rama V.
(10) Le Grand Palais des Beaux Arts, édifié à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900.
(11) Nièce de Chao Dararasami, cinquième épouse du Roi Rama V ; nièce également de Chao Indrawarorose Suriyawongse, membre de l’ancienne famille princière de Chiang Mai et gouverneur de cette province.
(12) Khejorn : Mom Chao Khejorn Charasriddhi, neveu du roi Rama V, fils du demi-frère du Roi le Prince Naresra Warariddhi (17ème enfant du roi Rama IV). Ittithep : Mom Chao Ittithepsan, neveu du Roi Rama V, fils du Prince Naresra Warariddhi. Damratdamrong : Mom Chao Damratdamrong, neveu du Roi Rama V, fils du demi-frère du Roi Le Prince Dewawongse Waropakarn (42ème enfant du Roi Rama IV).
(13) Il s’agit d’Auguste Patey.
(14) Un séma est une borne située aux angles de l’espace délimitant l’enceinte sacrée d’une pagode. Il est souvent sculpté en forme de feuille de figuier d’Inde. Il s’agit ici d’une médaille dessinée selon cette forme.
(15) L’une des résidences qui composent l’ensemble du Palais royal Dusit à Bangkok.
(16) Le texte dit le troisième étage, mais la façon thaïe de décompter les étages inclut le rez-de chaussée. Le roi Chulalongkorn (debout) en voiture sur la corniche entre Menton et Nice Quark-54-55-FINAL:Mise en page 1 26/04/2011 18:17 Page 55

 

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