Alors qu’un appel à manifester a été lancé pour le 14 octobre, dans le contexte de la commémoration du massacre des étudiants à l’université de Thammasat en 1973, le mouvement étudiant et ses leaders ont, depuis trois mois, ouvert une nouvelle page de l’histoire thaïlandaise par l’audace du contenu de leurs revendications. Notre collaborateur Philippe Bergues, observateur engagé mais toujours ouvert au débat et attentif aux réactions de nos lecteurs, nous livre son analyse.
Une analyse de Philippe Bergues
De nombreux thaïlandais posent maintenant ouvertement des questions sur la monarchie. Les plus engagés d’entre eux, surtout au sein de la jeunesse, ont rejoint les manifestations et sont actifs sur les réseaux sociaux pour exiger des réformes et davantage de transparence dans les dépenses de la famille royale.
L’un des gestes forts de ces dernières semaines a été l’installation d’une plaque à Sanam Luang déclarant « En ce lieu, le peuple a déclaré sa volonté : ce pays appartient au peuple et n’est pas la propriété du monarque ». Il s’agissait d’une riposte à l’enlèvement en 2017 d’une plaque historique commémorant la révolution de 1932 qui mit fin à la monarchie absolue.
La vérité, difficile à contester, est que les ultra- royalistes thaïlandais n’ont jamais accepté la révolution de 1932 et se sont battus depuis lors pour restaurer le pouvoir monarchique dans toutes ses dimensions. L’enlèvement de la plaque originelle en 2017 était, selon ces militants, un signal symbolique. Les manifestants ont dès lors clairement indiqué par leur geste qu’ils n’acceptent pas cela et que l’actuelle constitution doit être réformée. L’histoire s’est répétée en 2020 car dès le lendemain, la plaque « du peuple » scellée le 20 septembre avait disparu.
Comment, en Thaïlande, relater dans les médias cette révolte qui brise les tabous ?
Pour tout observateur régulier des affaires thaïlandaises, autochtone ou étranger, il est certain que ces dernières semaines ont marqué un véritable tournant dans la libération de l’expression vis-à-vis de l’institution. Habituellement, les grands médias thaïlandais pratiquent pour la plupart l’autocensure.
Le quotidien anglophone Bangkok Post l’a admis: « Avec la montée du mouvement pro-démocratique dirigé par les étudiants, le sujet de la monarchie, qui était autrefois tabou, a maintenant plus d’espace dans le débat public. Les réseaux sociaux ont établi une nouvelle norme en matière de liberté d’expression et un certain nombre de net-citoyens ont osé rompre la tradition sans craindre les lourdes peines de la loi sur le lèse-majesté, qui pourrait théoriquement les voir condamnés à trois à quinze ans de prison ».
L’exemple de l’avocat des droits de l’homme Arnon Nampa est le plus souvent cité. Comment traiter cette information ? La censure a encore prévalu « Sa déclaration est arrivée si brusquement que, inquiets des conséquences, la plupart des grands médias ont mis fin à leurs reportages sur Facebook Live lors de la manifestation a expliqué une commentatrice. Ce soir-là, comme je l’ai appris par d’autres journalistes, un débat a fait rage dans les salles de presse sur la question de savoir si le discours de M. Arnon devait faire l’objet d’un reportage.
Le lendemain matin, la partie sur la monarchie était pratiquement absente des reportages. Il en a été de même avec le rassemblement étudiant du 10 août au campus de Rangsit de l’université de Thammasat, et les deux manifestations suivantes, l’une menée par le groupe Free Youth au Monument de la démocratie six jours plus tard, l’autre les 19 et 20 septembre à Sanam Luang ».
Rédactions bousculées
La libération de la parole incitée par la jeunesse bouscule les rédactions car il est clair que les médias thaïlandais ont du mal à s’adapter à ce changement soudain et à transmettre correctement le message des étudiants. Les journalistes sont actuellement engagés dans un débat sur la manière dont ils peuvent faire des reportages sur le sujet
« En l’absence d’une délimitation claire de ce qui peut être défini comme une violation de la loi sur la lèse-majesté, il est fréquent que les rédactions se retrouvent en désaccord estime une journaliste du Bangkok Post. Certains pensent que le fait de rapporter les demandes des étudiants ne franchirait pas la ligne, tandis que d’autres le font. Le scénario le plus courant est que tous les reportages sur cette question sont coupés ou se résument à des mentions brèves ou vagues. En effet, les enjeux sont importants pour les organisations de presse établies si elles devaient faire face à des accusations de violation de la loi sur la liberté d’expression. La pression sociale est un autre facteur qui pèse sur les organisations de presse dans le traitement de ce sujet ».
Il est temps que les organisations médiatiques thaïlandaises s’assoient et discutent d’une approche pratique pour couvrir le sujet avant que leur public ne perde à jamais confiance en elles ». Des médias plus alternatifs comme les sites d’information en ligne Khaosod (« Nouvelles fraîches » en français) et Thisrupt – dont Gavroche a repris plusieurs fois les analyses et entretiens – envoient leurs journalistes « stars » Pravit Rojanaphruk et Voranai Vanijaka couvrir les manifestations en Facebook Live à grand renfort d’interviews de militant(e)s des droits de l’Homme. Leur socle plus indépendant et leur non inféodation au pouvoir leur permet d’être considérés comme une source d’information légitime et de surcroît, respectée de la presse et du public étrangers par leur objectivité et leurs angles d’attaque incisifs.
Une nouvelle donne génératrice « d’une possibilité de violence » ?
Face aux nouveaux appels de la coordination étudiante à un rassemblement d’ampleur le 14 octobre prochain, le régime a ouvertement mis en garde contre la violence, affirmant que si les manifestants « vont trop loin, ils risquent une violente réaction de la part des thaïlandais qui soutiennent la monarchie » a déclaré récemment le Premier ministre Prayuth Pran-ocha.
Jusqu’alors, les manifestants sont non violentes. C’est un fait. L’alarmisme et les mises en garde doivent donc aussi servir d’avertissement: c’est en restant pacifiques que les manifestants pourront continuer à se faire entendre dans le royaume
Philippe Bergues
Diplômé de l’Institut Français de Géopolitique – Paris 8
Professeur de lycée d’histoire-géographie
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