Les meilleurs romanciers savent se faire attendre. Patrice Montagu-Williams, auteur de deux romans feuilletons dans les colonnes de Gavroche, nous avait promis une nouvelle saga policière entre la France et l’Asie du sud-est. Parole tenue. Avec «La voie du farang», nos lecteurs vont être secoués, émus et troublés. La plume de Patrice est plongée dans l’encre de l’Asie !
Un roman de Patrice Montagu-Williams
« La voie du farang », Épisode 1
L’intrigue.
1996 : sur fond de contrat pétrolier sulfureux passé avec la junte militaire birmane, de manipulation des médias et des ONG par différents services secrets, Martin Decoud, agent de la DGSE, la Direction Générale de la Sécurité Extérieure, est envoyé en mission à Bangkok.
Persuadé que, comme le dit Ernest Hemingway, « Un homme, ça peut être détruit, mais pas vaincu », le farang, l’étranger, retournera en Thaïlande, près de vingt-cinq ans plus tard, pour tenter d’y reconstruire une existence que la vie a brisée et trouver le « Noble Chemin » des bouddhistes qui mène au nirvana.
Épisode 1 : Enfant de la Butte
L’homme est grand, brun et bien bâti. Toujours célibataire à trente-deux ans, Martin Decoud plaît aux femmes. Bien sûr, il ne peut pas leur avouer quel est son métier. Il est vrai que les objets qui décorent son appartement pourraient le trahir : pas seulement l’immense reproduction de Garuda, l’homme-oiseau, la monture du dieu Vishnou dans la mythologie hindouiste, qui est aussi l’emblème national de la Thaïlande et trône au-dessus du lit où il entraîne ses victimes consentantes, mais aussi les six bonzes sculptés dans du bois de manguier peints puis vernis, le plus grand étant le plus sage et le plus accompli, qui sont alignés sur le buffet du salon. Et ceci sans parler des nombreux vases en Benjarong, la céramique royale, une porcelaine peinte dont le nom signifie « cinq couleurs », mais qui peut en comporter de trois à huit et dont le processus de fabrication est long et délicat, car la pièce doit être passée au four entre chaque application. Alors, il prétend qu’il est dans l’import-export et qu’il a rapporté tous ces souvenirs de ses nombreux voyages en Asie.
Avec celles, plus malines que d’autres, qui ont deviné qu’il ne s’agissait que d’une couverture, il préfère rompre. D’ailleurs, pour des raisons de sécurité, il fait en sorte que ses liaisons ne dépassent jamais plus de trois mois.
Agent de la CIA
C’est qu’il ne veut pas s’attacher, comme il l’avait fait avec Jane, cette Américaine avec laquelle il parcourait Paris sur les traces de Fitzgerald, Hemingway, Miller, Dos Passos ou Anaïs Nin, passant et repassant rue Jacob, là où Nathalie Barney tenait salon, traînant au Select, à La Rotonde, au Dôme, à la Closerie des Lilas ou chez Shakespeare & Company. C’est elle qui lui expliqua que la mort d’Isadora Duncan, étranglée par son écharpe qui s’était prise dans la roue de sa voiture, sur la Promenade ses Anglais, à Nice, fut le signal de la fin de cette époque où le Tout-New-York vivait à Paris et sur la Côte d’Azur.
Convoqué un matin par le service de sécurité, on lui avait mis sous les yeux les preuves évidentes que Jane était un agent de la CIA…
Avec les copains, ceux qu’il retrouve chaque samedi à La Mascotte, rue des Abbesses, c’est un peu différent. Il leur a avoué pour qui il travaillait, mais en prétendant qu’il était rattaché à la direction de l’administration. Ils ont fait semblant de le croire et n’en ont plus jamais parlé. C’est ça les amis, s’était-il dit.
Picasso et la grand-mère
Aujourd’hui, il fait beau sur Paris. En ouvrant la fenêtre de sa chambre, celle qui donne sur le jardin Burq, Martin Decoud peut apercevoir, sur la gauche, les reflets du soleil sur la façade arrière vitrée du Bateau-Lavoir. Il se souvient encore de ce que lui avait raconté sa grand-mère, Adèle, celle qui lui avait laissé en héritage son appartement, rue d’Orchampt :
— En 1908, j’avais trente-trois ans. Picasso, vingt-sept. J’habitais déjà ici. Parfois, j’allais le voir dans son atelier. Il n’y avait rien : un sommier, un poêle en fonte rouillée, une cuvette, une chaise en paille, des chevalets, des pinceaux, une vieille malle. Tous ceux qui vivaient au Bateau-Lavoir étaient fauchés. Je l’avais connu un soir, au Lapin Agile, rue des Saules, un cabaret qui appartenait au père Frédé où se retrouvaient tous les artistes de la Butte. On avait sympathisé parce que je parlais un peu l’espagnol. Un jour de mars, Picasso m’a demandé de l’aider à organiser ce fameux banquet en l’honneur du Douanier Rousseau. Il venait d’acheter un portrait que le Douanier avait fait de Clémence, sa femme. Il avait adoré ce style naïf et voulait fêter l’événement. Ils étaient tous là : Apollinaire et Marie Laurencin, Braque, Max Jacob, Gertrude et Léo Stein. On avait dressé une planche sur des tréteaux en guise de table. Tout le monde était plus ou moins ivre. Plus tard, Frédé, que j’avais prévenu, a débarqué avec des chanteurs italiens. C’était ça, la Butte, à l’époque, Martin : un mélange incroyable de misère, d’insouciance et de génie !
Le Passe-Muraille
Et c’était là aussi, à l’École élémentaire, rue du Mont-Cenis, qu’un instituteur lui avait fait connaître le Passe-Muraille, la nouvelle de Marcel Aymé, dans laquelle un modeste fonctionnaire découvre qu’il a le pouvoir de traverser les murs. En 1989, Martin avait d’ailleurs assisté à l’inauguration de la statue du Passe-Muraille, réalisée par l’acteur Jean Marais, rue Norvins, devant la maison où vécut l’écrivain. Longtemps, il s’était demandé si ce n’était pas à cause de cette nouvelle que lui était venue sa vocation d’agent secret : après Sciences Po et Langues O’, où il avait appris, en plus du mandarin, le thaï et le khmer, il avait intégré la DGSE, la Direction Générale de la Sécurité Extérieure.
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