Notre chroniqueur Yves Carmona, ancien ambassadeur de France au Laos et au Népal, connait bien les questions commerciales asiatiques pour avoir été également en poste à Singapour et à Tokyo. Son analyse du récent traité de libre échange signé le 15 novembre à Hanoï est donc particulièrement éclairante. Bienvenue à d’autres experts dans les colonnes de Gavroche. Nous publierons volontiers vos points de vues, chroniques et analyses.
Redonnons d’abord le nom compliqué de ce traité signé le 15 novembre au Vietnam: RCEP ou Regional Comprehensive Economic Partnership.
Signé à l’occasion du sommet de l’ASEAN, par ses membres ainsi que les grands Asiatiques que sont la Chine, la Corée du Sud, le Japon et deux États du Pacifique, l’Australie et la Nouvelle Zélande – en l’absence volontaire des États-Unis du Président Trump et enfin de l’Inde – cet accord commercial régional permet à ses signataires d’élargir et d’approfondir les accords de l’ASEAN entre eux et avec les pays qui y participent.
Il a été rapidement présenté comme une victoire de la diplomatie économique chinoise. Mais est ce vraiment le cas ?
Reprenons les faits. Cet accord n’est pas rien. Les 15 pays concernés représentent ensemble environ 30% du PIB et de la population d’un monde qui connaît tant de crises.
Cet accord a été souvent présenté comme une victoire de la Chine et une défaite de Washington où étaient massés les médias de tout l’Occident, plus intéressés par le match Biden-Trump que par une analyse de cet accord.
Essayons d’y regarder de plus près, avec une question qui intéresse les pays d’Asie : cet accord va-t-il permettre à la région la plus dynamique du monde de relancer l’économie ?
1/ Le retrait des États Unis a bien sûr contribué à en faire un accord favorable à la Chine.
Celui de l’Inde en a facilité la conclusion sans réellement affaiblir le RCEP car la ” plus grande démocratie du monde”, comme on appelle abusivement l’Inde, pèse en réalité peu dans le commerce mondial dont elle était, d’après l’OMC, le 26ème exportateur en 2017, loin derrière la Chine. Mais de là à y voir un succès chinois serait oublier plusieurs facteurs.
2/ Le RCEP est d’abord un succès de l’ASEAN.
L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est a réussi, après des années de discussions, à rester au centre de l’Asie et pour ajouter une signification symbolique forte à l’accord, c’est à Hanoï, haut lieu du combat contre les puissances occidentales tout en refusant de se soumettre à l’Empire du milieu qu’il a été conclu !
L’habitude a en effet été prise dès 1995 de tenir à la fin du sommet annuel de l’ASEAN les discussions ASEAN+3 (Chine, Corée du Sud, Japon) puis en 2004 celles de l’EAS, les mêmes + ceux qui ont finalement signé l’accord et des « partenaires du dialogue » dont la France a fait partie du temps où la Présidence de l’UE était représentée par sa Présidence tournante.
En revanche, les asiatiques ont constamment repoussé les demandes de la France comme de l’UE de participer à sa négociation au motif qu’elles ne seraient pas des puissances concernées par l’Asie-Pacifique, ce que démentent tant l’histoire que la réalité actuelle. Réciproquement, les européens n’ont pas manifesté un grand intérêt pour conclure au sommet des accords de libre-échange avec le bloc asiatique.
3/ Quelles seront les conséquences pratiques du RCEP pour les signataires ?
Cela mériterait une analyse plus approfondie de chacune des 20 annexes sectorielles du RCEP : commerce des marchandises, y compris les règles d’origine, douanières, frontalières, sanitaires et phyto-sanitaires, commerce des services en particulier financiers, sur les télécoms et les professions réglementées, circulation des personnes, investissement, protection de la propriété intellectuelle, commerce électronique, concurrence, PME, coopération entre participants, marchés publics.
Précisons que l’accord entrera en vigueur quand 6 membres de l’ASEAN et 3 autres signataires auront déposé leurs instruments de ratification.
Ce qui frappe le lecteur, c’est la très forte ressemblance et la référence systématique et explicite que l’accord fait à l’OMC, pourtant très décriée en Occident.
Certes, on n’y trouve pas la portée politique qui donnait au TPP, devenu ensuite le CPTPP (on a gardé le Trans-Pacifique), signé et ratifié jusqu’à présent par le Japon, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Mexique et le Vietnam, mais pas par l’administration Trump qui s’est retirée de la négociation dès 2017, une marque de fabrique donnant à Washington un rôle qu’il affectionne, celui de leader du monde “libre”. Le TPP voulait épouser le périmètre de l’APEC, créée en 1989 pour faire pièce à la CEE, mais cherchait surtout à tenir à l’écart la Chine en prévoyant des dispositions sur les droits humains, les droits des travailleurs ainsi que les normes sociales et environnementales.
L’accord RCEP est moins ambitieux. Il n’affiche pas d’autre objectif que commercial. Et la Chine en fait partie.
4/ L’accord RCEP vise surtout, de manière pragmatique, à unifier les législations et ses bénéfices économiques restent à vérifier.
Ce que va permettre cet accord, c’est d’abord d’unifier le ” bol de nouilles ” que constituent les accords de libre-échange en tout sens conclus depuis une décennie entre les uns et les autres, y compris tout récemment entre le Japon et le Royaume-Uni qui cherche désespérément à prouver qu’il peut avoir une politique commerciale malgré le Brexit et la chute inéluctable de M.Trump.
Le RCEP associe aussi l’Australie qui, comme le Japon, ne veut pas choisir entre un accord avec la Chine et un accord sans elle. On remarquera que dans le même temps, un très important accord de défense a été conclu entre ces deux pays. Le Japon cherche à ne plus compter que sur les américains pour assurer sa sécurité.
Quant aux pays membres de l’ASEAN, ils ont pris soin de prévoir de très longues périodes d’adaptation permettant aux ex-communistes (y compris le Vietnam !) de rester membres du club pourtant créé en 1967 pour contenir le communisme.
L’ex-secrétaire général (« Permanent secretary ») du ministère singapourien des affaires étrangères, Bilahari Kausikan, qui n’a jamais répugné aux propos provocateurs, a récemment fait scandale en se demandant à haute voix s’il ne fallait pas envisager de chasser de l’ASEAN le Laos et le Cambodge, de plus en plus pro-chinois, pour « sauver l’ASEAN » du déséquilibre. Venant d’un diplomate qui opposait volontiers le juridisme de l’UE à la « méthode ASEAN », censée produire des résultats plus lents mais mieux assurés, le propos ne manque pas de sel !
L’heure est donc aux révisions déchirantes. Certains conseillers du Président Biden se demandent si le G20, présidé en 2020 par l’Arabie Saoudite dont l’orientation politique, est à tous égards discutable, a encore un avenir. Et on apprend ce 21 novembre que la Chine, après avoir engrangé l’accord RCEP, chercherait à adhérer à l’accord CPTPP pour faire bonne mesure…
5/ Dans ce type d’accord, on fait tourner les ordinateurs pour prouver qu’il va apporter un supplément de croissance à ses bénéficiaires.
Selon certains calculs américains, c’est au Japon, gros investisseur dans toute l’Asie et en particulier celle du Sud-Est, et bien sûr à la Chine que le RCEP profiterait le plus car ce serait le premier accord entre eux.
Il bénéficierait aussi à la Corée du Sud et au total rapporterait à ses signataires en 2030 430 Milliards de dollars et le grand perdant serait… les États-Unis.
On avait fait le même genre de calcul pendant l’Uruguay round sans avoir jamais rien pu le démontrer. L’OMC en est née en 1994, elle a plutôt fait ses preuves mais à l’heure où la Covid amène les États à vouloir reprendre la direction de l’économie et relocaliser les industries parties dans des pays à bas coûts de main d’œuvre, l’OMC doit elle aussi évoluer ou disparaître.
En fait, dans la réalité du capitalisme, la mondialisation a progressé à vive allure sans trop se préoccuper des déclarations politiques aussi enflammées pour le libre-échange en 1990 que contre lui dans le monde post-Covid. Laissons donc le temps – on sait combien l’Asie fait preuve de patience – en juger…
Conclusion provisoire : le RCEP est-il un accord consacrant la domination chinoise ? Qu’en fera le monde occidental ? Pas facile pour le futur Président américain de se déterminer. Qu’il négocie son ralliement ou, fidèle aux racines démocrates, qu’il continue de faire de la Chine son meilleur ennemi dans une politique isolationniste qui a toujours eu la faveur des syndicats, la première économie mondiale est devant un choix délicat.
Quant à l’Union européenne, dont l’ASEAN souhaite qu’elle maintienne une distance envers la « Sinamérique » porteuse de diversité, elle n’est pas partie à cet accord.
C’est dommage mais pas inéluctable, si l’Union Européenne veut bien se donner une politique extérieure digne de ce nom.
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