En Thaïlande, il y a les femmes, les hommes… et les katoeys. Monde de transsexuels visiblement intégrés dans une société qui ne semble même plus y prêter attention, ce « troisième sexe » travaille, mange et sort comme n’importe quel autre citoyen du Pays du Sourire. Pourtant, en pratique, le chemin vers la reconnaissance semble encore long : objets d’attractions touristiques et de rejet traditionaliste, les katoeys souffrent d’une image stéréotypée qui les marginalisent dans un faux-semblant d’intégration. Rencontre avec ces femmes du second type.
Il est 10 heures pétantes lorsque Am, 16 ans, monte sur scène pour exécuter sa chorégraphie dans une gestuelle parfaite, une gestuelle qu’elle répète inlassablement depuis trois ans, depuis qu’elle a commencé à se produire sur la petite scène de Samlan Road, au marché du dimanche de Chiang Mai. Elle appelle cela un cabaret show, un des seuls moments dans la semaine où elle peut être “normale”. Car Am est, en réalité et en théorie, une femme enfermée dans un corps d’homme, une katoey dans le langage thaïlandais.
Dans l’un des pays au monde où la transsexualité est la plus visible et consentie par la société, il semble pourtant que les katoeys souffrent d’une sorte d’isolement dû à leur choix, ou plutôt à leur évidence. Alors que, dans la tradition thaïlandaise, les relations sexuelles pré-maritales sont mal perçues, la socialisation se faisait naturellement avec des individus du même sexe. Dans les milieux ruraux, où il était impossible de trouver une prostituée, il était alors préférable de fréquenter une katoey plutôt qu’une jeune femme, dont la réputation aurait été perdue si la liaison avait été découverte. Qu’un célibataire côtoie une katoey était toléré dès lors qu’il abandonnait ces pratiques après le mariage. Certains usages thaïlandais voulaient même qu’un jeune homme puisse fréquenter le “troisième sexe” avant, évidemment, qu’il ne revienne dans “le droit chemin” et se marie.
Et qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ? Rien ou presque. Am vit toujours la même situation que des milliers de katoeys avant elle. Avec quelques unes de ses amies, mi-hommes, mi-femmes elles aussi, cette jeune fille aux grands yeux noirs et à la voix si sombre, arpente également la scène pour défiler dans un déhanchement à faire jalouser les “vraies” filles, et dans sa robe pailletée de bleu et de blanc, elle fait rire. Les spectateurs qui ont pris place au premier rang pouffent car «ces hommes qui se dandinent sont décidément une bien piètre imitation de ce que sont les femmes en réalité», argumente Samnuek, vendeur de bijoux sur un stand attenant à la scène. «Je les vois tous les dimanches, je leur parle même parfois et pourtant je ne les trouve pas normaux. J’arrive à les tolérer mais pas à les accepter», explique-t-il, presque désolé.
Et Dyo, 38 ans, qui écoute attentivement Samnuek de renchérir: «Je trouve ça dégoûtant, car en réalité ça n’est qu’un moyen de se faire de l’argent et rien d’autre.» Pourtant, il confesse volontiers qu’il a des amis katoeys… Et le présentateur du show ne fait rien pour arranger la situation: il se moque, incite à l’ironie, et les katoeys, toutes alignées dans une pose de mannequin, sourient et répondent le plus normalement aux moqueries. «Par habitude, répond Am, le seul moment où je peux revêtir ma peau de femme est lorsque je mets mon costume de scène, alors je peux bien accepter quelques sarcasmes. Le reste de la semaine, je vais à l’école déguisée en homme car ma famille ne tolère pas que je puisse être autre chose que cela et ne souhaite pas que le reste du village le sache.»
Elle habite au nord de Chiang Mai et là-bas, il n’y a pas de katoeys ou du moins elles ne sont pas visibles, car la religion bouddhiste les considère comme étant la réincarnation d’une femme ayant eu une mauvaise vie antérieure et punie pour ses fautes. Am descend donc toutes les semaines pour avoir quelques heures de liberté et ramener au passage de l’argent pour aider sa famille. Car être une katoey peut rapporter gros et certaines d’entre elles ont réussi à faire de ce “défaut” un atout dans leur vie.
L’identité katoey
Se faire une place au soleil lorsqu’on est une katoey n’est pas chose facile mais certaines, comme l’actrice Som-O, le mannequin Khun Mah ou encore Parinya Kiatbusaba, y sont parvenues. Cette dernière, ancienne boxeuse célèbre pour s’exhiber en soutien-gorge sur le ring, s’impose informellement comme le porte-drapeau de ces “femmes du second type”.
Ter, 24 ans, garde d’ailleurs toujours une image d’elle dans son portefeuille pour se souvenir «que c’est possible». Elle s’est rendue compte qu’elle était «prisonnière de son corps» alors qu’elle n’avait que 6 ans. «Lorsque je parlais avec des garçons, j’étais toujours intimidée. J’essayais de leur plaire, alors un jour il a bien fallu que je me rende à l’évidence: je suis une femme.» Ses parents, eux, ont toujours su qu’elle était une fille. Aimée et intégrée comme telle, dans sa famille et son entourage, Ter n’a pas connu le rejet tacite d’une société qui se veut ouverte et tolérante vis-à-vis du troisième sexe, jusqu’à ce qu’elle entre dans le monde du travail. «J’ai fait des études de communication et en cherchant du travail dans le milieu, on m’a, certaines fois, refusé des emplois du fait que je suis une katoey. Un jour, une entreprise m’a même clairement expliqué que j’avais les capacités requises pour occuper le poste mais que le fait que je sois une katoey et qu’il s’agisse d’une place dans la communication – que je devais donc potentiellement être le reflet de la firme – compromettait largement mes chances», raconte-t-elle. Après avoir essuyé de nombreux échecs, Ter a finalement changé de voie et travaille aujourd’hui comme coordinatrice logistique dans une entreprise d’informatique.
Pour Sutthirat et sa sœur jumelle Nui, les choses ont été encore moins simples. Toutes deux katoeys, elles ont passé leur enfance dans un petit village au nord-est du pays. Aînées d’une fa-mille de onze enfants, elles ont rapidement dû arrêter l’école afin d’aider leurs parents à subvenir aux besoins de cette grande fratrie et ont été envoyées à Bangkok pour soi-disant seconder un ami dans son commerce. Les deux jumelles ont terminé sur le trottoir de Patpong à Silom lorsqu’il s’est rendu compte qu’ils étaient «elles». Voici quatre ans maintenant qu’elles arpentent le bitume de ce repère connu pour ses prostituées et elles n’ont que 18 ans. «Au moins nous n’avons plus à nous cacher de ce que nous sommes et même si le soir nous travaillons, la journée nous avons une vie sociale de jeunes filles de notre âge», explique Sutthirat.
S’il ne faut pas faire d’un cas une généralité, force est de constater que les katoeys sont partout. Reconnaissables ou non, elles battent le pavé de toutes les villes thaïlandaises dans la plus grande indifférence générale et bien qu’elles soient surtout présentes dans les métiers artistiques – danse, chant, maquillage, couture -, elles courent aussi les couloirs des firmes internationales en tailleurs, opèrent les malades ou encore sont derrière un microscope à rechercher une solution pour demain pouvoir guérir du sida. Dans le fourmillement de la ville, pas de distinction entre femme, homme et katoey mais dans le cheminement de l’esprit qu’en est-il ? Nourri par l’image banalisée que renvoient les émissions télévisées où le troisième sexe apparaît comme excentrique, volubile et superficiel, ou emprisonné derrière le cliché de ces personnes «sexuellement déviantes» façonné par le gouvernement, les stéréotypes ont la vie dure.
Une question d’apparence ?
Bo a 23 ans et fait des études linguistiques dans une université de Bangkok. C’est sa grande fierté et sa grande bataille aussi. «Mes parents n’ont pas été spécialement ravis d’apprendre que j’étais une katoey, et même s’ils ne m’ont pas jeté à la porte, ils m’ont envoyé à la capitale pour éviter les ragots», avoue-t-elle.Ils souhaitaient l’envoyer à l’armée pour qu’elle se «déféminise» mais «même eux ne voulaient pas de moi. J’étais trop maniérée et pas assez “investie” selon eux.» Bo a donc choisi de faire des études, mais là aussi elle a dû lutter pour ne pas avoir à se déguiser. «Je pensais qu’à la capitale, cela serait plus facile pour moi mais en fin de compte, être une katoey reste un combat de tous les jours. L’université veut que je porte un uniforme masculin», s’indigne-t-elle. Le système a donc encore ses limites.
Dans une société qui se targue de ne faire aucune différence entre les trois sexes et s’enorgueillit ouvertement d’une renommée internationale en ce qui concerne la chirurgie plastique, la surface s’égratigne et laisse apparaître une réalité où les katoeys ne sont pas prises au sérieux et sont même ignorées par peur. Deux heures et demi et 100 000 bahts plus tard, un homme peut physiquement être transformé en femme dans une clinique publique, et pour 50 000 bahts dans un hôpital. Avec les hormones en vente libre sur les marchés, le changement de sexe semble bien simple. Et Ter, Sutthirat et Boy songent toutes depuis près de dix ans sans jamais avoir pu réaliser leur rêve, ce qui, pour elles, pourrait changer définitivement leur vie et «mettre fin à un cauchemar», confie Bo. Elle compte d’ailleurs enfin se faire opérer le mois prochain. Tout est prêt: sa valise pour l’hôpital attend dans un coin de sa chambre et la date est déjà fixée depuis quelques mois. «Car il y a du monde sur la liste d’attente et maintenant que ma famille m’a donné son aval, je ne veux plus patienter», livre-t-elle, sourire aux lèvres. Pour pouvoir vivre sa «vraie» vie, Bo a donc préféré se faire répudier par ses proches que renoncer à devenir une femme.
Le sujet est délicat car elle souffre d’avoir dû choisir «entre deux choses qui me sont indispensables dans la vie». Sutthirat, elle, n’a même pas eu le choix: l’examen annuel effectué avant toute opération s’est révélé négatif. La commission qui a statué sur son équilibre psychologique a estimé qu’elle n’avait pas l’air sûre de son vœu et qu’elle devait réfléchir à l’éventualité de rester un homme. «Pourtant, je n’ai jamais été aussi sûre de moi. J’en rêve avec ma sœur depuis que nous sommes enfants et elle a réussi le test alors que moi non», soupire-t-elle. Mais rien n’est encore perdu et elle songe sérieusement à faire la demande dans une clinique privée. Elle sait qu’il faut payer au moins le double du prix d’une opération dans un hôpital public, alors elle travaillera plus et pense même à utiliser une partie de ses économies, mises de côté pour un futur voyage à Paris avec son amoureux, Banya. Pour lui, cette opération est essentielle, elle lui permettrait enfin d’arrêter de se cacher comme il le fait tous les jours depuis quatre ans et demi. «Si son entourage le savait, cela serait très mal perçu car il serait alors qualifié d’homosexuel et considéré comme quelqu’un pour qui il faut avoir encore moins de respect qu’un animal. Cette opération est donc vitale», détaille Sutthirat.
Une longue attente
Ter, elle, continue toujours à mettre de l’argent de côté. Elle travaille six jours sur sept depuis maintenant quatre ans pour devenir une vraie femme. «Je suis une femme dans ma tête, je veux juste en avoir l’apparence», argumente-t-elle, souriant à l’idée que son opération aura lieu dans un an. Elle veut se faire opérer dans un hôpital public car dans une clinique privée cela reviendrait à attendre encore, ce qui n’est plus envisageable pour elle. Tous les mois, elle se rend à l’hôpital où elle a choisi de se faire «délivrer de son corps d’homme», plaisante-t-elle, pour s’imprégner du lieu et rêver à sa «nouvelle vie». «Après mon opération, la première chose que je ferai sera de participer à un concours de beauté. Ensuite, je voudrais changer de métier pour enfin faire de la communication.»
Et quant à parler de vie sentimentale et de fonder une famille, Ter ne l’envisage pas. Elle pense simplement que les katoeys n’y ont pas le droit. «Je pense que je finirai ma vie seule car les hommes qui aiment les katoeys n’existent pas», estime Ter. «D’ailleurs, je ne pense pas avoir d’enfants non plus car même si je pouvais en adopter, je les éduquerai pour qu’ils m’appellent maman et les gens dans la rue nous regarderaient de travers. Il n’est pas possible de se faire poser un utérus pour avoir des enfants, n’est-ce pas ?», demande-t-elle sérieusement. Elle réfléchit à sa future vie avec un pragmatisme déconcertant. Am, malgré son jeune âge, l’a déjà compris elle aussi. Et alors qu’elle se remaquille devant un petit miroir de poche, elle lance, comme pour se convaincre elle-même: «Les katoeys ont moins d’occasions de séduire des hommes que les vraies femmes, alors il faut que nous prenions plus soin de nous.»
L’opinion générale reste tout de même que les katoeys se sont incorporées dans la société thaïlandaise, et pour un touriste de passage, les voir marcher dans la rue, prendre le métro, faire leurs courses le plus normalement du monde est sans doute surprenant. Le troisième sexe aurait-il gagné le droit à l’intégration, mais marginale seulement ? Être assimilé à une société tout en échappant à son fonctionnement ?
Le 29 septembre 2007, le gouvernement annonçait qu’il serait désormais possible pour les katoeys de voir le gendre “Mademoiselle” affiché sur leur carte d’identité. Ce grand pas vers la reconnaissance sociétale refusé durant des années, montre bien le nouvel effort du pays pour une intégration commune. Et même si elle l’annonce fièrement et avec soulagement, Ter n’y croit pas encore totalement, elle est même à la limite de penser qu’il s’agit d’une mauvaise chose. «Cela a certes des avantages, mais ça n’est pas moral, ni honnête envers les thaïlandais et surtout les hommes, car il n’ont plus aucun moyen de connaître la vérité.» A Singapour, les katoeys ont tous les mêmes droits que n’importe quel habitant. Un endroit qui fait rêver Bo au point d’envisager sérieusement de partir y vivre. Serait-ce le prix à payer pour être “naturelle” ?
Marie Labat
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