Qu’est ce qu’un homme sinon le désir de laisser derrière lui une trace et un sillage ? L’on a beau avoir été espion, et trainer toujours dans les eaux troubles des affaires et du monde de la sécurité, les sentiments menacent toujours de l’emporter. A l’occasion, par exemple, d’un «joyeux anniversaire»…
« La voie du farang » : un roman inédit de Patrice Montagu-Williams.
L’intrigue.
1996 : sur fond de contrat pétrolier sulfureux passé avec la junte militaire birmane, de manipulation des médias et des ONG par différents services secrets, Martin Decoud, agent de la DGSE, la Direction Générale de la Sécurité Extérieure, est envoyé en mission à Bangkok.
Persuadé que, comme le dit Ernest Hemingway, « Un homme, ça peut être détruit, mais pas vaincu », le farang, l’étranger, retournera en Thaïlande, près de vingt-cinq ans plus tard, pour tenter d’y reconstruire une existence que la vie a brisée et trouver le « Noble Chemin » des bouddhistes qui mène au nirvana.
Rappel de l’épisode précédent :Matin et Nina arrivent à Paris. Martin a pris un poste administratif à la DGSE qui lui permet de s’occuper de la petite fille. Il la présente à tous ses copains de la Butte.
Épisode 16 : Bon anniversaire, Nina
Ça fait six mois qu’elle le regarde sans rien dire, énigmatique comme le Bouddha, assise sur sa chaise roulante, son éléphant rose en peluche coincé entre ses jambes immobiles à jamais. La dernière fois qu’elle avait ouvert la bouche, c’était quand Martin avait posé sur une table, devant elle, une tarte tropézienne meringuée sur laquelle il avait planté, côte à côte, un 2 et un 6.
— C’est pour moi, avait-elle demandé ?
— C’est ton anniversaire, Nina chérie.
Et il s’était mis à lui parler alors de la visite qu’il avait faite autrefois, avec Jessie, au Wild Elephants Park, et de Nong Oum, l’éléphanteau qu’elle voulait adopter.
— Il avait deux ans, à l’époque, Nina. Donc, si je calcule bien, il doit en avoir vingt-six, aujourd’hui, comme toi, sauf que, lui, il pèse au moins trois tonnes !
Elle avait souri, un sourire indéchiffrable auquel il se raccrocha de toutes ses forces.
Et l’espoir renaît …
Pour la première fois, depuis qu’il s’était fait mettre à la retraite, à cinquante-six ans, pour pouvoir s’occuper de sa fille handicapée, Martin se reprit à espérer. Pas au point de croire qu’elle pourrait marcher à nouveau, bien sûr : il n’existait aucune thérapie capable de soigner une paraplégie qui avait entraîné une paralysie complète des deux membres inférieurs et de la partie du tronc située en dessous de la lésion de la moelle épinière, au niveau dorso lombaire, comme le lui avait annoncé le Chef de service de chirurgie orthopédique et traumatologique de l’hôpital Lariboisière.
Non, ce qu’il espérait juste c’était de pouvoir rétablir le contact avec Nina.
On ne soigne pas un traumatisme
— Je joue les pères ventriloques et je fais les questions et les réponses, avait-il dit à la spécialiste des traumas, une psy qui se prénommait Judith et était elle-même la fille d’un psychiatre très connu, lors de son premier entretien. J’ai l’impression qu’elle est retournée en enfance, au royaume de Babar et des contes que je lui lisais quand elle était toute petite.
— Rien ne remplace l’écoute et l’accompagnement auprès des personnes atteintes du syndrome de stress post-traumatique, avait répondu la psy. Et surtout pas les anxiolytiques et les antidépresseurs. Il faut arriver à la faire parler de ce qu’elle a vécu, des violences qu’elle a subi ici qui viennent s’ajouter à une histoire personnelle déjà très lourde, celle d’un enfant d’un peuple martyr abandonnée dans un camp. Qui sait, peut-être dispose-t-elle de ressources intérieures insoupçonnées, même s’il y a aussi le risque, en la faisant parler, que remontent à la surface des événements violents auxquels elle a certainement assisté dans sa petite enfance. Quoiqu’il en soit, elle doit pouvoir se livrer sans être jugée, à tous moments et sans qu’on lui dise qu’elle doit oublier. Ce qu’il faut bien que vous compreniez, monsieur Decoud, c’est que l’on ne soigne pas un traumatisme. À la vérité, on n’en guérit jamais : on s’adapte et on passe à autre chose, dans le meilleur des cas. Votre rôle de père consistera juste à lui tenir la main : c’est elle qui se reconstruira toute seule. Vous me dites qu’à vingt-six ans, elle vit avec un éléphant en peluche posé sur ces genoux. Servez-vous de cet éléphant, du Babar de son enfance, pour rétablir le dialogue. Recommencez à lui lire les contes que vous lui lisiez autrefois. Il n’est pas neutre qu’elle ait justement choisi cet animal, dont vous me dites qu’il est le symbole de la Thaïlande, le pays où elle a passé les premières années de sa vie : c’est le seul moyen qu’elle ait trouvé pour vous exprimer son stress, son désir de retrouver sa pureté après ce qu’elle a vécu, mais aussi sa tristesse, sa peur, sa honte et, peut-être même, sa culpabilité…
En sortant du métro, place des Abbesses, il alla s’asseoir devant le Mur des Je t’aime, dans le square qui se trouvait juste derrière la station. Il n’avait pas le courage de rentrer chez lui : je suis un homme détruit, se dit Martin.
Lord Jim
Un jour, alors qu’il sortait du Musée de Montmartre, il décida, après avoir vu L’apothéose des chats, une œuvre de Théophile-Alexandre Steinlen où les chats étaient seuls représentés sans que l’on puisse voir un seul humain à l’horizon, d’acheter un matou. Peut-être que Nina pourrait lui faire une place aux côtés de son compagnon en peluche. Il était certain, en tous cas, que la présence d’un animal vivant ne pouvait que faire du bien à sa fille.
Il choisit un Thaï, une sorte de Siamois, en plus trapu et en plus affectueux. Le vendeur de l’animalerie, quai de la Mégisserie, lui fit l’article en tenant le chaton dans ses bras :
— Regardez ses yeux : ils sont d’un bleu intense et lumineux. Vous noterez toutefois un léger strabisme. C’est un chat dit colorpoint, c’est-à-dire qu’oreilles, museau, pattes et queue sont d’une couleur plus foncée que le reste du corps. Il est intelligent, sociable et obéissant, mais, je vous avertis, il est très bavard.
C’était un mâle.
— Je te présente Lord Jim, dit-il à Nina en posant le bébé chat sur les genoux de sa fille, à côté de l’éléphant en peluche. Je suis certain qu’ils vont très bien s’entendre tous les deux.
Nina ne dit rien et sourit en caressant le chaton qui lui grimpa sur le corps et vint se blottir dans son cou en ronronnant.
Le soir même, il commença à lui parler des chats et du bouddhisme.
— Pour le bouddhisme, les chats représentent la spiritualité, lui dit-il. Ce sont des êtres illuminés qui transmettent calme et harmonie. Ils creusent dans nos âmes et soulagent les tristesses. Ils nous protègent avec leur regard noble et puissant. Autrefois, en Thaïlande, quand un proche mourrait, on l’enterrait avec un chat vivant. La crypte, bien sûr, possédait un trou par lequel l’animal pouvait sortir et, quand il le faisait, on savait que l’âme de l’être aimé était à l’intérieur du chat.
Il voyait bien qu’elle écoutait, même si elle ne disait rien. Mais cela ne durait jamais longtemps : très vite, elle retombait dans cette absence qui glaçait son cœur. Alors, il prenait Lord Jim dans ses bras et la laissait seule, assise devant la fenêtre du salon, à poser son regard vide sur la rue d’Orchampt.
Lord Jim devint son compagnon. Puisqu’il ne pouvait pas parler à sa fille, c’est à lui qu’il se confiait. Quant aux femmes, elles n’avaient plus de place dans sa vie.
Ses amis essayèrent de l’inviter plusieurs fois à les retrouver au Lux Bar, tout en bas de la rue Lepic, où la bande avait immigré. Mais il avait refusé à chaque fois et ils finirent par ne plus insister.
Un matin, il avait voulu faire sortir Nina mais, à peine étaient-ils arrivés place Marcel Aymé, que, à la vue de la statue du Passe-Muraille, elle se mit à hurler.
Il la ramena aussitôt à la maison.
Elle ne sortit plus jamais.
A suivre…
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