Gavroche aime l’histoire. Nous vous le répétons souvent. Sans une fine connaissance du passé, pas de perspective ni de comparaison possible. En janvier 2019, le quotidien communiste l’Humanité célébrait à sa façon la «libération» de Phnom Penh par l’armée populaire du Vietnam survenue le 7 janvier 1979. Nous republions un extrait de ce texte. Ouvert, comme toujours, à vos commentaires…
Épuisé par une guerre de libération qui dura trente ans, le Vietnam intervient au Cambodge le 7 janvier 1979 afin de déloger les Khmers rouges du pouvoir et faire cesser incursions militaires et massacres.
Chaque commémoration du 7 janvier 1979 donne lieu à une controverse nationale. Pour Chamroeun, la polémique n’a pas lieu d’être. Lors de la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges en 1975, l’enfant de 9 ans est évacué vers les champs, à la lisière de la Thaïlande, où il effectuera des travaux forcés comme l’ensemble des citadins. Son père, enseignant, fait partie de cette élite urbaine considérée par le nouveau pouvoir comme acquise aux idées occidentales. Il est immédiatement exécuté. « Lorsque nous étions dans l’enfer, que les grenouilles, les criquets et les mille-pattes constituaient nos repas les plus fastes, nous priions pour que quelqu’un intervienne. L’ONU n’est jamais venue, les Français, craignant de marcher sur les traces de la colonisation, non plus. Les Américains, qui sortaient tout juste de la guerre du Vietnam, pas plus. Si les troupes vietnamiennes n’étaient pas intervenues, peut-être que je ne pourrai pas vous parler aujourd’hui. Il n’y a aucun débat à avoir. C’était bien une libération. »
Deux millions de morts
En près de quatre ans, les Khmers rouges ont conduit près de deux millions de personnes à la mort, soit 20 % de la population. Correspondant de l’Humanité à l’époque, l’historien Alain Ruscio s’installe à Hanoï fin 1978, alors que se prépare l’intervention avec le Front uni national pour le salut du Kampuchéa (Funsk, qui groupe les opposants au régime cambodgien). Le 25 janvier 1979, il est le premier journaliste occidental à entrer dans le pays libéré des Khmers rouges. Ce qu’il découvre est à glacer le sang. « Phnom Penh est complètement vide. Je me rends au centre de torture de Tuol Sleng, les traces de la répression, du sang séché, sont encore visibles. Les seuls témoignages dont nous disposions avant la réouverture des frontières étaient ceux des réfugiés. Nous avions connaissance de massacres de masse mais nous en ignorions l’ampleur. »
En 1977, les Khmers rouges refusent de signer tout traité d’amitié avec Hanoï
Un mois après leur prise de pouvoir, en mai 1975, les Khmers rouges provoquent des heurts frontaliers dans le sud du Vietnam. Ils ont des visées sur ce territoire qu’ils nomment « Kampuchéa Krom » et qu’ils considèrent comme le berceau du peuple khmer. Les incursions militaires et les massacres de population vietnamienne se multiplient. En 1977, les Khmers rouges, soutenus par la Chine, refusent de signer tout traité d’amitié avec Hanoï. Au Cambodge, le pouvoir ne se contente plus d’expulser la minorité vietnamienne, il l’extermine systématiquement. « Il est hors de doute que le Kampuchéa démocratique mena une campagne de génocide contre les Vietnamiens de souche », relève l’historien américain Ben Kiernan, afin de « restaurer la grandeur historique non plus d’une nation, mais d’une “race”, la “race khmère” ».
Verdict du tribunal international
Le verdict du tribunal parrainé par les Nations unies, tombé le 16 novembre 2018, confirme le crime de génocide à l’encontre des Vietnamiens et des Cham musulmans. « À cette époque, le Vietnam sort à peine d’une guerre de libération qui le laisse dans un état de pauvreté extrême. L’intervention au Cambodge n’est pas un acte d’internationalisme mais de sécurisation de ses frontières. En octobre 1978, il y a déjà des affrontements avec l’armée chinoise à la frontière nord. Les Vietnamiens ont le sentiment d’être pris en étau. À cela, il faut ajouter le blocus occidental et une aide soviétique de plus en plus aléatoire », note Alain Ruscio. Pour l’historien, les velléités hégémoniques du Vietnam sur le Cambodge relèvent de la fable.
Hostilité envers le Vietnam
L’hostilité vis-à-vis du voisin vietnamien tente de trouver une justification dans les guerres successives qui agitèrent le Royaume de Champa (centre du Vietnam moderne) et l’empire khmer, remontant à une période allant du Xe au XIIIe siècle. Plus près de nous, lors de la guerre du Vietnam, la piste Hô Chi Minh, autorisée par le roi Norodom Sihanouk qui offrit une profondeur stratégique à la guérilla vietnamienne contre les États-Unis, est vécue par les conservateurs comme une violation territoriale qui justifia les bombardements américains bien au-delà de ce seul système circulatoire. À l’issue de la chute des Khmers rouges, la présence vietnamienne dure dix ans et coalise contre elle les grandes puissances occidentales et la Chine, sous l’effet desquelles les génocidaires continueront d’occuper le siège cambodgien à l’ONU jusqu’en 1991. Aujourd’hui, l’héritage du 7 janvier continue d’alimenter les querelles entre partis politiques. De quoi horripiler Chamroeun, l’enfant évacué devenu archéologue. « Pour moi, les commémorations devraient surtout servir la mémoire afin que de tels crimes ne se reproduisent plus, ce devrait être une journée d’unité. »
Un article de l’Humanité signé Lina Sankari. Pour lire l’Humanité et vous abonner, connectez vous ici.
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