Si les arnaques aux bijoux existent depuis des dizaines d’années à Bangkok, ces escroqueries se sont perfectionnées au fil du temps et mettent aujourd’hui à contribution plusieurs protagonistes différents dont les interventions sont réglées comme du papier à musique. Les bijouteries malintentionnées font appel à des rabatteurs français pour gagner la confiance des touristes venus de France…
Il est des choses qui vous gâchent définitivement un voyage : une valise perdue par sa compagnie aérienne, une jambe cassée après une chute dans les escaliers de son hôtel ou encore une tourista contractée au premier jour de son arrivée. Et puis, il y a les arnaques dont on peut être victime à l’étranger et qui vous font passer carrément l’envie de revenir un jour dans le pays.
En Thaïlande, l’une des escroqueries les plus anciennes et les plus connues est celle des bijoux. elle consiste pour des bijouteries véreuses à vendre à des touristes de la joaillerie à un prix supérieur à sa valeur. « C’est une arnaque bâtie par des gens à l’imagination débordante pour profiter de la naïveté des visiteurs », s’exclame Eric. Escroqué en 1997, ce Français habitué à voyager en Asie du Sud-Est fait partie de la vingtaine de ressortissants hexagonaux dont nous avons recueilli les témoignages.
Tous ont été victimes d’une arnaque menée, à quelques très petits détails près, de la même façon depuis au moins une vingtaine d’années. « Nous logions à Khao San Road (quartier routard de Bangkok, Ndlr) et un matin, à la sortie de notre hôtel, alors que nous étions en train de regarder une carte, un homme nous a accostés », raconte Mélanie, flouée l’an passée en compagnie de son petit copain. Comme les autres victimes, elle a été abordée dans un premier temps par un Thaïlandais qui parlait anglais aux abords d’un lieu très touristique de Bangkok.
Le Grand Palais, la maison de Jim Thompson, les temples Wat Arun et Wat Pho font partie des lieux préférentiels des arnaqueurs pour nouer un premier contact. « L’homme qui nous a abordés nous a expliqué que nous étions au sein d’une sorte de semaine du patrimoine, et que l’essence des tuk-tuk (triporteurs) était en partie financée par le gouvernement, poursuit-elle. Pour 10 bahts (environ 20c d’euro) par personne, on pouvait nous emmener toute une après-midi visiter plusieurs temples. Après avoir parlé avec le chauffeur, il nous a proposé cinq arrêts : quatre dans des temples et un autre dans une bijouterie qui fonctionnait d’habitude seulement pour les professionnels, mais qui était ouverte exceptionnellement au public pour cette semaine organisée par le gouvernement… »
Le piège se referme
Les touristes sont alors trimballés dans des petits temples dont la visite ne présente pas un grand intérêt, mais qui se trouvent à des endroits peu fréquentés. C’est là que la deuxième étape de l’arnaque peut s’enclencher. Le chauffeur de tuk-tuk emmène le voyageur visiter un temple qui sera différent si le passager est français, britannique ou scandinave. Car dans chacun de ces temples, le touriste est attendu par un rabatteur capable de parler sa langue. « A la sortie d’un temple, un homme est venu nous parler en anglais, se rappelle Mélanie. Puis on s’est chacun rendu compte que nous étions tous Français. Là, il a commencé par nous parler de tout et de rien. Puis à un moment, il nous a dit que chaque année, il venait à Bangkok spécialement à cette période pour faire des affaires. Il a expliqué qu’il achetait des bijoux qui valent le double en France et qu’il les revendait directement Place Vendôme à Paris dès son atterrissage. Il nous a raconté aussi que ce business lui payait ses vacances et il nous a montré les factures à l’appui ! »
D’après les témoignages recueillis, deux Français – l’un à l’air baroudeur, âgé d’une cinquantaine d’années, un peu fort et d’une taille moyenne, les cheveux frisés clairs, et l’autre plus jeune, entre 25 et 30 ans, cheveux châtains, yeux bleus, de taille et corpulence moyenne – et un Franco-Thaïlandais jouent ce rôle de rabatteur qui tente de toucher la fibre patriotique des touristes hexagonaux. « J’habitais Nantes à l’époque et ce Français avait été capable de citer de façon très précise des lieux, des rues, des magasins, comme s’il connaissait bien la ville, ce qui n’avait fait qu’accroître notre confiance », explique Brice qui s’était fait piéger en 2010. Rémy, qui s’est fait refiler une bague à 800 € en juin 2011, affirme lui aussi s’être laissé tromper par la nationalité de son interlocuteur rencontré à la sortie d’un temple. « On nous avait déjà dit plusieurs fois dans la journée que c’était le dernier jour pour profiter de très bons prix dans des bijouteries. Mais là, venant d’un Français, on a vraiment commencé à croire à cette histoire. »
Après être remontés dans le tuk-tuk et avoir visité les temples promis, les touristes sont enfin amenés à la bijouterie. Les Français sont le plus souvent dirigés chez SNP Jewelry, une bijouterie qui emploie des rabatteurs parlant français et qui se trouve sur Visuttikasat Road, dans le quartier de Phra Nakhon, un peu au nord de Khao San. Le personnel les accueille comme des rois, et sous le regard de plusieurs vigiles, leur annonce que ce sont les dernières heures pour profiter de prix exceptionnels. « Ils ont argumenté en disant que la pierre qu’on était en train de regarder était de très grande qualité et que la Thaïlande est réputée pour ces pierres-là, se rappelle Mélanie. Nous sommes repartis avec une bague pour moi à 900 € et un pendentif avec une pierre pour mon copain à 400 €. Le pire, c’est que je ne suis pas trop bijoux, je ne connais pas vraiment les prix… »
Les bijouteries se protègent
L’arnaque aux bijoux semble néanmoins avoir perdu un peu de son ampleur dans la capitale thaïlandaise. « Il y a 20 ou 30 ans, c’était au quotidien que j’entendais parler de ces arnaques et la police touristique m’amenait même des jeunes Français désemparés au magasin, explique Yves Bernardeau, créateur de bijoux présent en Thaïlande depuis 30 ans. Auparavant, il y avait un énorme commerce autour de ces arnaques avec des agences de voyage qui amenaient par cars entiers des touristes dans des usines vendant des bijoux en or à 14 ou 18 carats à des prix très surévalués. Tout le monde touchait de l’argent : l’usine, l’agence, les guides, les chauffeurs de car ou de tuk-tuk qui transportaient les touristes… Les voyagistes proposaient des packages pas cher et se rattrapaient ensuite sur les commissions qu’elles touchaient des usines pour ces escroqueries. Mais aujourd’hui, Bangkok est devenue une très grosse ville cosmopolite, beaucoup plus lisse. »
L’escroquerie aux bijoux est évoquée dans de nombreux guides et elle a fait l’objet de plusieurs reportages télévisés. Elle est annoncée sur la page des conseils aux voyageurs du site de l’ambassade de France en Thaïlande dont le service de sécurité intérieure indique ne pas avoir été contacté ces deux dernières années pour ce genre d’affaire.
Des plaintes de touristes sont en revanche rapportées à la Tourist Police, aux ambassades de Thaïlande à l’étranger et à l’Office du Tourisme de Thaïlande (TAT). Si cette dernière ne souhaite pas communiquer sur le sujet, elle a mis la pression pour faire fermer au début des années 2000 plusieurs bijouteries dont l’activité portait un coup à l’image du pays, indique un officier de la police touristique sous couvert d’anonymat. « Aujourd’hui, les bijouteries se protègent en faisant signer un papier qui explique que le bijou acheté n’est pas fait pour être revendu ensuite et que l’établissement ne travaille pas avec le gouvernement », poursuit le policier. Soit deux arguments pourtant utilisés par les rabatteurs pour convaincre les futurs escroqués, mais qu’on ne pourra venir reprocher à la joaillerie après un achat frauduleux.
Sur le reçu de la marchandise, il est également indiqué que le bijou peut être remboursé sur demande du client à hauteur d’un certain pourcentage, parfois 70%, 75% ou 80%. « Cela peut changer selon le pays, mais ici ce genre de remboursement n’existe normalement pas dans la profession, explique Yves Bernardeau. Notamment parce que des Thaïlandaises avaient l’habitude d’acheter des bijoux, de les porter pour des soirées, puis de les revendre, et que les bijouteries y perdaient beaucoup. »
Le processus de remboursement de la marchandise surestimée est souvent enclenché grâce à l’intervention de la police touristique qui fait en sorte de réunir arnaqués et arnaqueurs au commissariat ou dans la bijouterie. Cependant, certains vacanciers floués ne se rendent compte de la supercherie qu’une fois rentrés de voyage. Une des stratégies de ces bijoutiers mal intentionnés est d’ailleurs d’occuper un maximum de temps leurs clients après l’achat afin qu’ils ne puissent pas être informés rapidement de l’existence de l’arnaque par d’autres vacanciers ou par une recherche sur Internet. « Les vendeuses essayaient de nous faire peur en nous disant de faire attention aux vols à la tire et à notre chauffeur de tuk-tuk qui devait se douter qu’on avait acheté quelque chose, raconte Mélanie. Elles disaient qu’on allait nous arracher notre sac et qu’il valait mieux nous envoyer la bague à notre domicile en France (cette autre astuce est utilisée afin qu’un client qui se rendrait compte rapidement de la supercherie ne puisse pas revenir durant son séjour pour demander le remboursement, ndlr). Nous avons refusé catégoriquement. Ils nous ont alors proposé des services gratuits. Une vendeuse a été mise à notre disposition le reste de la journée, et elle nous a amenés en voiture faire le tour des monuments, puis plus tard elle nous a conduits à l’aéroport. On prenait l’avion à 20 heures le soir de l’achat, c’était donc vraiment le top pour la bijouterie. »
« En Europe, un bijoutier n’achète pas de pierres précieuses à un particulier. »
D’après Yves Bernardeau, propriétaire de la bijouterie Yves Joailler à Bangkok, rien ne permet pour le client lambda d’estimer à l’œil nu et de façon très fiable la valeur du bijou qu’il est sur le point d’acheter. « Ce qu’il faut se dire aussi, c’est que s’il y avait des occasions pareilles à faire, ce serait les professionnels qui en profiteraient, met en garde le joaillier. La promesse de revente d’une pierre précieuse à très bon prix faite par un rabatteur est également un indice, car en Europe, un bijoutier n’achète pas de pierres précieuses à un particulier. Il a son circuit, ses vendeurs préférentiels chez qui il a des facilités de crédit. Il ne fait pas confiance à d’autres personnes. »
Autre signe : les labels touristiques collés sur les portes des bijouteries et qui ne veulent souvent rien dire. Plus généralement, il faut se rappeler que dans les affaires, quand quelque chose est trop beau ou que l’on vous promet beaucoup d’argent, c’est souvent qu’il y a une arnaque. C’est le cas par exemple de la « fraude 419 », également appelée « arnaque nigériane » lors de laquelle vous recevez un email d’une personne qui dit avoir besoin d’utiliser votre compte pour transférer une importante somme d’argent, vous en promettant une part. Ces arnaques se servent de la cupidité des gens pour les piéger.
Si l’arnaque est vraiment bien rodée grâce aux nombreux protagonistes impliqués qui jouent chacun parfaitement leur rôle – chauffeurs de tuk-tuk, faux passants, rabatteurs, bijoutiers – certains clients reconnaissent quand même avoir été piégés par leur naïveté, mais aussi par l’appât du gain. Une fois rentrés dans leur pays avec la marchandise, les touristes arnaqués n’ont pour seule solution que de revenir en Thaïlande s’ils veulent se faire rembourser. Certains referont le voyage, d’autres souhaitent ne plus jamais avoir à poser un pied dans le royaume…
La Thaïlande, pays taillé pour la pierre précieuse
La Thaïlande est réputée pour la taille de pierres précieuses et l’habileté de ses artisans qui travaillent dans les nombreux petits ateliers où sont réalisés les bijoux. Historiquement, les mines de pierres se trouvaient en Birmanie, et au Cambodge à la frontière avec la Thaïlande, explique Yves Bernardeau, bijoutier français installé à Bangkok depuis 30 ans. Les Thaïlandais les ont exploitées au départ des deux côtés de la frontière cambodgienne, dans la province de Chantaburi.
Au début des années 1970, en plein essor économique en europe, des courtiers sont arrivés en masse du Vieux Continent pour acheter des pierres dans le royaume. « La Thaïlande était alors la première place pour la taille des pierres car les Thaïlandais ont le talent et la régularité des très bons tailleurs, précise le joaillier. Et les Sino-Thaïs qui exploitaient les mines étaient des personnes très sérieuses et des gens de parole qui ont eu la confiance des courtiers européens. » Si les mines à la frontière cambodgienne sont depuis épuisées, la Thaïlande continue de rester une place forte grâce à son savoir-faire.
D’après des chiffres de l’Institut des pierres précieuses et des bijoux de la Thaïlande (GIT), le royaume était en 2011 le cinquième centre mondial pour la taille de pierres précieuses. Son industrie joaillière comptait cette année-là 1600 entreprises et le volume global des échanges commerciaux du secteur atteignait les 22 milliards de dollars, soit 16 milliards d’euros.
Yann Fernandez