Une vision doctrinale de l’ASEAN
Par Ioan Voicu
Observations préliminaires
Cet article a pour objectif de faire connaître aux lecteurs du magazine Gavroche un ouvrage fondamental intitulé L’Asie du Sud-Est 2023 Bilan, enjeux et perspectives, sous la direction de Gabriel Facal et Jérôme Samuel, coordonné et publié en 2023 par L’ Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporain, basé à Bangkok, qui est un centre de recherches placé sous la double tutelle du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères de France et du CNRS.
Nous concentrerons principalement cette revue sur l’ASEAN, traitée comme une institution régionale très significative dans cet ouvrage collectif, mais il semble opportun de renseigner au préalable les lecteurs sur le contenu général de cet ouvrage de 460 pages, bien documenté et riche d’idées originales et de considérations théoriques.
L’ouvrage est ouvert par un Avant-propos intitulé : Diplomaties en ASEAN et relances nationales en demi-teinte, par Gabriel Facal et Jérôme Samuel. Il se poursuit par des articles traitant des dossiers de l’année 2022, dont L’approche One Health : l’Asie du Sud-Est comme lieu privilégié de sa mise en œuvre ; Vieillir avant de s’enrichir ? Perspectives et enjeux économiques du vieillissement de la population en Thaïlande, au Vietnam et en Malaisie ; L’Asie du Sud-Est, nouveau centre de gravité des câbles sous-marins ; Coopérations et rivalités dans le bassin du Mékong ; Langues transnationales en Asie du Sud-Est : les amitiés distantes des thaï-lao et indonésien-malais(ien).
Une grande partie de l’ouvrage est consacrée à la présentation de chacun des dix membres actuels de l’ASEAN, ainsi que du futur onzième membre – le Timor-Leste – sous le titre : Une visibilité internationale accumulée, une clarification du jeu politique attendu.
Enfin, le volume se termine par des Indicateurs-clés, des représentations graphiques et des Abstracts utiles en anglais.
Une analyse du rôle de l’ASEAN dans les relations internationales
Les auteurs du livre donnent une vision optimiste de l’ASEAN selon laquelle « Malgré de forts infléchissements dans le secteur du développement infrastructurel et du tourisme, et malgré les tensions liées aux difficultés d’approvisionnement et des prix de l’énergie et de l’alimentaire , la plupart des pays d’Asie du Sud-Est retrouvent des indicateurs économiques positifs. Pour 2023, les experts ont vérifié que l’ASEAN restera l’une des régions du monde à la croissance la plus rapide (4,7 % projetés), bien que légèrement inférieure à celle de 2022. La seconde moitié de l’année verra possiblement des conditions plus propices à la croissance, la baisse de l’inflation offrant aux banques centrales une plus grande flexibilité des taux. En dépit d’un environnement macroéconomique difficile, l’ASEAN devrait rester attrayante pour les investissements commerciaux et publics directs étrangers. » (pp.29-39)
Sur le plan géopolitique, le géant indonésien capte l’attention internationale par ses fonctions de représentation ayant la présidence de l’ASEAN en 2023. De plus, les nombreuses réunions multilatérales qui se sont tenues en 2022 « ont renforcé la position de l’ASEAN en Asie-Pacifique et sur la scène politique mondiale, en démontrant la capacité de l’Association à exercer un rôle d’intermédiaire pour apaiser les tensions et à faire valoir son potentiel géostratégique (matières premières mais aussi, de plus en plus, technologies permettant une meilleure autonomie dans les filières) ».
Le rôle diplomatique de l’ASEAN a été démontré à maintes reprises. L’ASEAN comme nœud stratégique a été confirmée en mai 2022 par Washington lors du sommet spécial entre les États-Unis et neuf membres de l’ASEAN (12-13 mai 2022). Cet événement est historique par le fait que l’administration Biden a résisté à la tentation d’organiser, en marge du sommet, des réunions bilatérales avec certains pays, renforçant l’idée que les États-Unis voient désormais l’ASEAN comme un bloc géographique et stratégique, un être collectif avec lequel Washington veut construire une relation multidimensionnelle, notamment à travers les nombreuses initiatives de l’Association (promotion de la connectivité et de la coopération économique, développement durable, coopération maritime. (p.105)
Si les aspects positifs du fonctionnement de l’ASEAN sont largement décrits dans l’ouvrage, les difficultés actuelles ne sont pas ignorées. Au contraire, les auteurs soulignent qu’« en dehors de mesures ponctuelles et conjoncturelles pour affronter les nouveaux défis économiques et environnementaux, les crises récentes n’ont pas abouti à l’élaboration de programmes de planification nationale ni d’une feuille de route coordonnée entre les États. Dans ce contexte, l’Indonésie, le Cambodge ou le Brunei auront fort à faire pour atteindre les ambitions qu’ils manifestent dans le domaine environnemental. Pour connecter ces enjeux environnementaux à l’action politique et aux agendas économiques, l’Asie du Sud-Est montre pourtant qu’elle a des ressources intellectuelles et peut s’appuyer sur des mécanismes institutionnels avancés. » (p.30)
Des exemples intéressants et instructifs sont présentés. Ayant constaté un défaut de coordination régionale en Asie du Sud-Est au sein de l’ASEAN du fait du manque de capacité de gestion et de la disparité économique et politique des États membres, « la Commission européenne a mis en place un programme de renforcement de la coordination régionale concernant les maladies infectieuses hautement pathogènes auprès du Secrétariat de l’ASEAN. Ce programme, appelé HPED (Highly Pathogenic and Emerging Diseases), qui visait d’abord une réponse globale face à la grippe aviaire, s’est enrichi de l’approche One Health ».(p.40)
Il est rappelé à cet égard qu’actuellement l’Union européenne cherche les moyens de rendre opérationnel l’approche One Health pour lutter contre les maladies émergentes. Dans la perspective d’une Rencontre intergouvernementale Asie-Europe (ASEM), « elle a préparé un document visant à rassembler des expériences en Europe ou en Asie mettant en œuvre l’approche One Health de façon concrète avec les acteurs impliqués en Europe ou en Asie”.(p.41)
Au niveau institutionnel, des actions pertinentes méritent d’être citées. Dès 2008, les ministres de la Santé de l’ASEAN, ainsi que ceux de la Chine, de la Corée du Sud et du Japon (ASEAN+3), réunis à Manille autour de l’objectif commun d’améliorer la situation sanitaire dans la région, se sont engagés à adopter l’approche One Health pour la prévention et le contrôle des maladies infectieuses émergentes.
La Thaïlande a joué un rôle moteur dans l’approche One Health parmi les Etats membres de l’ASEAN et dans la région, notamment par l’intermédiaire du réseau d’universités One Health d’Asie du Sud-Est. Le Southeast Asian One Health Universities Network est une organisation régionale, constituée en 2011, dont le siège est basé à Chiang Mai (Thaïlande) et qui rassemble aujourd’hui plus de 95 universités dans huit pays d’Asie du Sud-Est – Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Myanmar, Philippines, Thaïlande et Vietnam – et six universités à Taïwan.
Il faut reconnaître aussi la contribution spécifique de la Thaïlande dans ce domaine. Des documents montrent que « Les chefs d’État et de gouvernement de l’ASEAN ont annoncé en novembre 2020 la création à Bangkok du Centre de l’ASEAN pour les urgences de santé publique et les maladies émergentes » (p.45)
L’Europe est également présente dans la mise en œuvre de cette initiative. La France est devenue partenaire de développement de l’ASEAN en 2020. Le Ministère des Affaires étrangères français a financé un projet FSPI (Fonds de solidarité pour les projets innovants) régional « One Health en pratiques en Asie du Sud-Est », qui a pour ambition d’associer un grand nombre d’acteurs de la région en prônant une approche intersectorielle et interdisciplinaire sur une thématique considérée comme d’importance stratégique en Indo-Pacifique. « Le projet vise en outre à renforcer la visibilité et la valorisation des travaux français sur la thématique spécifique”.(p.46)
Concernant la composition future de l’ASEAN, un fait important doit être évoqué. À l’issue des 40e et 41e sommets de l’ASEAN, les membres se sont mis d’accord en principe pour l’adhésion du Timor-Leste à l’organisation régionale en tant que 11e membre, pour l’octroi d’un statut d’observateur d’ici-là lui permettant de participer à l’ensemble des réunions de l’ASEAN, y compris plénières, pour l’élaboration d’une feuille de route pour la pleine adhésion, et pour le soutien des États membres et autres partenaires au Timor-Leste pour le renforcement de compétences.
Le facteur le plus inquiétant dans le fonctionnement de l’ASEAN est la situation actuelle en Birmanie. Depuis le coup d’État militaire de 2021 en Birmanie, les manifestations pacifiques et la répression qui a suivi ont cédé la place à une guerre généralisée et prolongée entre le Conseil d’administration de l’État (SAC) et une myriade de groupes de résistance armée, opérant désormais dans la majeure partie du pays, et contrôlant même certaines parties importantes du territoire. Cependant, aucune victoire militaire claire ne semble en vue pour aucun des partis. Pendant ce temps, l’opposition politique cherche à mettre en place une administration parallèle, mais manque de ressources pour gagner en puissance et en crédibilité, dans un paysage ethnique et politique complexe. Sur la scène internationale, le SAC est confronté à des sanctions occidentales et même à un certain niveau d’isolement sur la scène de l’ASEAN. La société dans son ensemble est profondément touchée par la crise économique, l’inflation, la montée en flèche des taux de pauvreté, la fuite des cerveaux, le désespoir et la criminalisation de l’économie. Ces risques à long terme représentent une contrainte supplémentaire pour toute future transition politique en Birmanie. (p. 453)
Conclusion
Il est utile de conclure ces pages avec les points de vue exprimés lors du dernier 43e Sommet de l’ASEAN, qui s’est tenu le 5 septembre 2023 sous la présidence de la République d’Indonésie, sur le thème « L’ASEAN compte : l’épicentre de la croissance », car ses conclusions peuvent influencer les futures opinions doctrinales sur cette institution régionale.
Le Sommet a examiné les progrès de l’ASEAN et a réaffirmé son engagement à renforcer davantage l’ASEAN en tant qu’organisation robuste et agile, dotée de capacités et d’une efficacité institutionnelle renforcées pour relever les défis d’aujourd’hui et rester pertinente pour sa population, la région et le monde tout en continuant à servir d’épicentre de croissance et de prospérité pour la région et au-delà.
Le Sommet a également réaffirmé un engagement commun à maintenir et promouvoir la paix, la sécurité et la stabilité dans la région, ainsi qu’à résoudre pacifiquement les différends, y compris le plein respect des processus juridiques et diplomatiques, sans recourir à la menace ou au recours à la force, conformément aux principes universellement reconnus du droit international.
Il est également pertinent de citer le 13e Sommet ASEAN-Nations Unies (ONU), qui s’est tenu le 7 septembre 2023 à Jakarta, en Indonésie.
Le Sommet ASEAN-ONU a souligné l’importance du partenariat global ASEAN-ONU dans les efforts de construction de la communauté de l’ASEAN, ainsi que dans leurs efforts collectifs pour répondre aux préoccupations mondiales et régionales, tout en poursuivant des objectifs communs et des initiatives complémentaires, au profit des peuples du ASEAN.
Le même Sommet a réaffirmé l’engagement indéfectible de défendre le multilatéralisme, ainsi que l’État de droit et un ordre international fondé sur des règles, pour répondre à des défis mondiaux de plus en plus complexes.
La préparation du Sommet des Nations Unies sur l’avenir 2024 en tant que plate-forme multilatérale pour aborder les questions mondiales urgentes ayant des liens profonds avec le travail des organisations régionales, et la réunion elle-même se concentreront sur la gouvernance mondiale, réaffirmeront les engagements existants et revigoreront le système multilatéral. Il y a de solides raisons de croire que l’ASEAN, en tant qu’institution, et tous ses membres, à titre individuel, joueront un rôle actif dans tout le processus diplomatique suscité par cet événement.
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