La crise birmane et l’incapacité de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) à agir pour faire cesser les exactions des militaires a de nouveau mis à mal la réputation diplomatique de cette organisation régionale. Notre chroniqueur Ioan Voicu, ancien ambassadeur de Roumanie en Thaïlande, refuse toutefois cette vision selon lui trop simpliste.

Une chronique de Ioan Voicu, professeur invité de l’Université de l’Assomption (Bangkok) sur «la diplomatie visionnaire de l’ASEAN»

L’ASEAN est composée de dix pays membres avec une population totale estimée à 661,5 millions d’habitants. Cette organisation régionale a offert en 2021 de nombreux exemples convaincants d’efforts solides pour promouvoir une diplomatie visionnaire basée sur les principes fondamentaux du droit international et des valeurs axées sur la paix, conformément à la Charte de l’ASEAN (2008).

Un processus diplomatique original

Conformément à sa Charte, les sommets de l’ASEAN ont été programmés semestriellement. Ils réunissent les chefs d’État des pays membres. Il y a aussi des conférences annuelles pour les ministres des Affaires étrangères.

Les relations entre l’ASEAN et les autres pays sont conduites à travers un processus diplomatique original. Il comprend ASEAN Plus Three, une réunion annuelle des chefs d’État des membres de l’ASEAN et des dirigeants de la République populaire de Chine, de la République de Corée et du Japon ; ASEAN Plus Six, qui comprend ASEAN Plus Trois et l’Australie, l’Inde et la Nouvelle-Zélande ; et le Sommet de l’Asie de l’Est, une réunion de l’ASEAN Plus Six, de la Fédération de Russie et des États-Unis d’Amérique.

Entre les sommets de l’ASEAN, les activités de l’organisation sont dirigées par un comité permanent composé du ministre des Affaires étrangères du pays hôte des conférences ministérielles et des ambassadeurs des autres pays. Un secrétariat permanent à Jakarta, en Indonésie, est dirigé par un secrétaire général, dont le poste change tous les cinq ans.

L’événement diplomatique le plus récent avec un membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies a eu lieu le 6 juillet 2021 à Jakarta. Le document officiel adopté par cette réunion est la déclaration des coprésidents de la réunion spéciale des ministres des Affaires étrangères ASEAN-Russie.

Un instrument programmatique

Nous fournirons une brève analyse de cet instrument diplomatique programmatique, contenant un préambule équilibré et 15 paragraphes opératoires représentant une préface significative aux futures réunions bilatérales et multilatérales importantes qui seront organisées par l’ASEAN en 2021.

Du point de vue procédural, la réunion spéciale des ministres des Affaires étrangères ASEAN-Russie s’est tenue dans la perspective de 30 ans de relations ASEAN-Russie et de 25 ans de partenariat de dialogue ASEAN-Russie en 2021 et pour faire suite à la réunion spéciale des ministres des Affaires étrangères de l’année dernière sur COVID-19.

La réunion a été coprésidée par S.E. Retno Marsudi, ministre des Affaires étrangères de la République d’Indonésie, et S.E. Sergey Lavrov, ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, à Jakarta. Dato Lim Jock Hoi, secrétaire général de l’ASEAN et d’autres États membres de l’ASEAN ont participé à la réunion par vidéoconférence.

Réalisations

La première réalisation significative dans les relations ASEAN-Russie a été illustrée par la mention dans la déclaration des coprésidents de l’élévation du partenariat de dialogue ASEAN-Russie au niveau stratégique en 2018.

Compte tenu de l’actualité de la lutte contre le COVID-19, il convient de mentionner que l’ASEAN avait de bonnes raisons d’apprécier expressément la fourniture de vaccins, de fournitures médicales et d’assistance technique par la Russie aux États membres de l’ASEAN et de noter l’urgence de renforcer les capacités et la résilience pour répondre aux COVID-19, ainsi qu’aux futures urgences et pandémies de santé publique.

Comme, conformément à sa Charte, la centralité de l’ASEAN doit être fondamentale dans l’architecture régionale en évolution de la région Asie-Pacifique, l’accent mis sur elle dans l’ensemble du document est en harmonie avec l’engagement général de développer des relations internationales fondées sur des valeurs, des normes partagées, et les principes du droit international, l’égalité, l’inclusivité et l’avantage mutuel.

Le document reflète une sensibilité claire et réaliste au stade actuel de la coopération régionale et mondiale. À cet égard, le document est assez précis. Il dit : « Compte tenu de la dynamique changeante du paysage mondial et régional, ainsi que des tensions géopolitiques croissantes, la réunion a souligné la nécessité de renforcer davantage le dialogue, d’étendre le renforcement des capacités et d’améliorer l’échange d’informations entre l’ASEAN et la Russie par le biais de l’ASEAN – Mécanismes dirigés par la Russie et l’ASEAN sur divers aspects de la sécurité, tels que la lutte contre les menaces et les défis traditionnels et non traditionnels, pour contribuer à la paix, à la sécurité et à la stabilité régionales ».

Alors que de nombreux documents diplomatiques aux niveaux bilatéral et multilatéral sont abondants en généralités, le document ASEAN-Russie à l’examen est un exemple d’instrument orienté vers l’avenir illustré par des engagements spécifiques.

Engagements spécifiques

Le premier paragraphe du dispositif est consacré à la promotion des contacts de haut niveau entre l’ASEAN et la Russie et à la proposition de convoquer le Sommet ASEAN-Russie en octobre 2021, immédiatement après les 38e et 39e sommets de l’ASEAN et des sommets connexes, pour marquer les 30 ans des relations ASEAN-Russie et 25 ans de partenariat de dialogue, pour promouvoir une plus grande coopération et soutenir la centralité de l’ASEAN dans l’architecture régionale en évolution.

A partir des 14 autres paragraphes du dispositif, les lecteurs intéressés, diplomates, hommes d’affaires, hommes politiques, journalistes, professeurs et étudiants en relations internationales noteront l’engagement des deux parties à renforcer la coopération dans le cadre du Sommet de l’Asie de l’Est.

D’autres dispositions importantes font référence à certaines questions d’actualité telles que : le Plan d’action global pour la mise en œuvre du partenariat stratégique ASEAN-Russie (2021-2025) ; l’établissement d’un dialogue ASEAN-Russie sur les questions liées à la sécurité des TIC ; le protocole d’accord entre l’ASEAN et la Fédération de Russie sur la coopération dans le domaine de la gestion des catastrophes ; finaliser le plan de travail ASEAN-Russie sur la lutte contre le terrorisme et la criminalité transnationale ; renforcer la coopération en matière de préparation et d’intervention en cas de pandémie.

Une attention particulière est accordée dans le document à la promotion de « la coopération pratique pour une reprise complète de la pandémie conformément aux priorités de développement communes et au cadre de reprise globale de l’ASEAN et à son plan de mise en œuvre, en renforçant le commerce et l’investissement, la connectivité de la chaîne d’approvisionnement, les infrastructures, l’économie numérique, l’innovation et les villes intelligentes, ainsi que par l’utilisation active du Fonds financier du partenariat pour le dialogue ASEAN-Russie pour des projets mutuellement avantageux et garantir l’accès aux biens essentiels tels que les fournitures médicales, les médicaments, la nourriture et d’autres fournitures essentielles dans notre région ».

Les domaines du commerce et du tourisme bénéficient de paragraphes séparés. Ils sont liés à la mise en œuvre de la feuille de route pour la coopération en matière de commerce et d’investissement entre l’ASEAN et la Russie afin d’accroître les opportunités de commerce et d’investissement, en particulier pour les micro, petites et moyennes entreprises, et la déclaration des dirigeants du Sommet de l’Asie de l’Est sur la croissance économique grâce à la relance du tourisme.

Diplomatie culturelle

Le volet socioculturel et éducatif des activités de l’ASEAN est une direction impérative de sa diplomatie. Il couvre un domaine largement ouvert sur l’avenir. C’est pourquoi les auteurs du document à l’examen ont jugé nécessaire d’encourager spécifiquement une plus grande coopération dans le domaine socioculturel en renforçant les échanges culturels, éducatifs et universitaires, les programmes de bourses, ainsi que par l’offre d’enseignement et de formation techniques et professionnels et d’explorer diverses initiatives visant à promouvoir la connectivité entre les peuples, y compris le 6e Sommet de la jeunesse ASEAN-Russie.

 À cet égard, il est utile de rappeler qu’en 2010 le Centre de l’ASEAN de l’Institut des relations internationales de Moscou (MGIMO) a été officiellement ouvert . Le Centre a été créé conformément au mémorandum signé en juillet 2009 par le Secrétaire général de l’ASEAN, le Dr Surin Pitsuvan et le professeur Anatoly Torkunov, le recteur du MGIMO. Selon ce document, le mandat du Centre est de diffuser des informations sur le partenariat de dialogue ASEAN-Russie, de faciliter le développement des liens économiques, les échanges culturels, scientifiques et éducatifs ainsi que les contacts interpersonnels entre la Russie et les pays membres de l’ASEAN, mener et soutenir des recherches sur des questions liées à l’ASEAN et à ses États membres.

Multilatéralisme

Les questions les plus d’actualité à l’ordre du jour des Nations Unies ne pouvaient être absentes des préoccupations communes des deux parties, car elles animent actuellement la diplomatie multilatérale au sein de l’organisation mondiale. Par conséquent, les deux parties ont déclaré qu’elles étaient prêtes à explorer la coopération pour promouvoir la protection de l’environnement, la conservation de la biodiversité et relever les défis posés par le changement climatique.

 Il s’agit de questions destinées à être discutées plus avant lors du prochain sommet ASEM 13 en novembre de cette année au Cambodge sous le thème « Renforcer le multilatéralisme pour une croissance partagée ».

Last but not least, un engagement prometteur est spécifiquement lié à la diplomatie régionale en Asie, qui est dans un processus de développement dynamique.

Cette réalité est reflétée dans le dernier paragraphe du document par lequel les deux parties réaffirment leur volonté de « renforcer le partenariat entre organisations multilatérales de la région Asie-Pacifique, et explorer la coopération pratique sur des questions d’intérêt mutuel entre l’ASEAN, l’Union économique eurasienne et l’Organisation de coopération de Shanghai ». Le développement de ce multilatéralisme régional, original et sans précédent, mérite une attention particulière à l’avenir.

ASEAN Vision 2040

Tous ces engagements doivent se situer dans un contexte diplomatique plus large. La réunion spéciale des ministres des Affaires étrangères de l’ASEAN et de la Chine à l’occasion du 30e anniversaire des relations de dialogue s’est tenue à Chongqing, en République populaire de Chine, le 7 juin 2021 et a adopté une déclaration des coprésidents similaire par son contenu à celle analysée dans ces pages. D’autres développements sont en cours de préparation active.

Un rapport politique intitulé « ASEAN Vision 2040: Towards a Bolder and Stronger ASEAN Community », publié par l’Institut de recherche économique pour l’ASEAN et l’Asie de l’Est, affirme que l’ASEAN peut continuer à être un acteur central dans la région, malgré les changements radicaux dans la dynamique de la rivalité des grandes puissances et d’autres problèmes. À cette fin, l’ASEAN doit renforcer sa diplomatie visionnaire et repenser les voies et moyens les plus appropriés à utiliser tout en travaillant avec les puissances moyennes de la région afin de pouvoir « offrir un leadership collectif à l’ensemble de la région dans diverses alliances sur différents problèmes et à différents moments ». De plus, il est affirmé que « seule une diplomatie unie mais agile peut offrir un leadership qui compte pour elle-même et pour l’ensemble de la région ».

À cet égard, l’ASEAN devrait passer un test sérieux pour démontrer que sa vision est couronné de succès. La poursuite de la crise actuelle au Myanmar, membre de l’ASEAN, est inacceptable, comme l’énonce clairement la résolution adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 18 juin 2021 intitulée La situation au Myanmar. Par cette résolution, le forum plénier de l’organisation mondiale a appelé les forces armées du Myanmar à respecter la volonté du peuple – telle qu’elle a été librement exprimée lors des élections générales du 8 novembre 2020 – de mettre fin à l’état d’urgence, de respecter tous les droits de l’homme et de permettre une transition démocratique soutenue, y compris l’ouverture d’un parlement démocratiquement élu et en rassemblant toutes les institutions nationales sous un gouvernement civil pleinement inclusif.

L’Assemblée a appelé les forces armées du Myanmar à libérer immédiatement et sans condition le Président Win Myint, la Conseillère d’État Aung San Suu Kyi et toutes les autres personnes arbitrairement détenues, inculpées ou arrêtées, et à s’engager de manière constructive avec l’ASEAN pour réaliser un dialogue inclusif et pacifique entre toutes les parties prenantes par le biais d’un processus politique dirigé par le peuple du Myanmar. Pour désamorcer la violence, l’Assemblée a également appelé tous les États membres à empêcher l’afflux d’armes vers le pays.

La pertinence future de la centralité de l’ASEAN dépend de sa vision diplomatique et de sa capacité à mettre en œuvre cette résolution concernant le Myanmar afin de renforcer la stabilité et la paix en Asie. En encourageant le recours à la diplomatie plutôt qu’à la force, l’ASEAN peut jouer un rôle actif en contribuant à une dynamique régionale plus stable sur le continent asiatique, comme l’attend la communauté mondiale des nations.

Le Dr Ioan Voicu est professeur invité à l’Université de l’Assomption à Bangkok.