Gavroche a interrogé François Guilbert, l’un de nos chroniqueurs spécialistes de l’Asie du Sud-Est.
François Guilbert, vous suivez de très près le conflit birman et l’actualité de l’Asie du sud-est pour Gavroche. Impossible, dès lors, de ne pas vous solliciter sur l’arrivée de Donald Trump au pouvoir et ses conséquences sur la région. Première question, Donald Trump connaît-il déjà les dirigeants asiatiques ?
F.G : L’administration Trump II sera en relation avec un grand nombre de pays d’Asie ayant des nouveaux chefs d’État ou de gouvernement. En Asie du Sud-Est, quatre sur dix ont été désignés en 2024 : Singapour (Lawrence Wong, premier ministre, 15 mai 2024), Vietnam (To Lam, secrétaire général du parti communiste, 3 août), Thaïlande (Paethongtarn Shinawatra, 18 août) et Indonésie (Prabowo Subianto, 20 octobre). Un en 2023 : Cambodge (Hun Manet, premier ministre, 22 août). Trois en 2022 : Philippines (Bongbong Marcos, 30 juin), Malaisie (Anwar Ibrahim, premier 24 novembre) et Laos (Sonexay Siphandone, président du conseil des ministre 30 décembre). Autrement dit, si l’on fait abstraction du sultan de Brunei et du chef de la junte birmane : les dirigeants d’Asie du Sud-Est qui feront face au 47ème président des États-Unis sont en moyenne aux manettes de leur pays depuis un an et trois mois seulement. Sans leur faire insulte, ils sont donc relativement peu expérimentés sur la scène internationale voire régionale.
Cette situation est loin d’être un désavantage pour un chef de l’exécutif nord-américain qui se présente avec des vues très arrêtées sur la région. L’inexpérience internationale des leaders d’Asie du Sud-Est est également une réalité chez les partenaires les plus proches des États-Unis en Asie du Nord-Est. Le président taïwanais, Lai Ching-te, est en place depuis le 20 mai 2024. Le chef du gouvernement nippon, Shigeru Ishiba, a, lui, pris ses fonctions le 1er octobre 2024 quant à la Corée du sud, son chef de l’État est suspendu depuis le 14 décembre dernier.
En Asie – Pacifique, D. Trump va donc devoir manœuvrer dans une configuration politique bien singulière. Les leaders les plus anciens de la région sont là où les enjeux pour les États-Unis sont les plus dimensionnant alors que la plupart de ses alliés potentiels sont de « jeunes » leaders. Le Secrétaire général du Parti des travailleurs de Corée, Kim Jong-un, est en place depuis avril 2012, le secrétaire général du Parti communiste chinois Xi Jinping depuis novembre 2012 et le premier ministre indien Narendra Modi depuis mai 2014. Autant dire que leurs équipes diplomatiques sont rodées.
A-t-il un agenda vis-à-vis de l’Asie du Sud-Est ?
Le candidat de Trump au poste de Secrétaire à la Défense, Pete Hegseth, a semé le trouble à ce sujet. Lors de son audience de confirmation au Congrès, l’ex-présentateur de la chaîne de télévision Fox News s’est montré incapable de nommer un seul membre de l’ASEAN. Une telle méconnaissance n’a pas été affichée par celui appelé, lui, à mettre en œuvre la politique étrangère.
Marco Rubio a certes lourdement insisté sur une Chine présentée comme « la plus grande menace » sur les États-Unis et sur sa détermination à dissuader Pékin d’envahir Taïwan mais il a su aussi trouver les mots pour parler de l’ASEAN. Il a insisté sur les relations d’alliés non-OTAN avec Bangkok et Manille. Il est même allé jusqu’à considérer que les plans de déstabilisation chinois dans les mers autour des Philippines menacent de déclencher un conflit avec les forces américaines. Il s’est aussi inquiété de l’influence grandissante de la Chine sur la Birmanie, le Cambodge et le Laos.
Sur le plan de la méthode, Marco Rubio a laissé transparaître une volonté d’approche pragmatique de ses priorités, n’imposant pas aux partenaires de choisir de manière binaire entre les États-Unis et la Chine. S’il a accordé une place importante aux enjeux stratégiques, sans reprendre cependant à son compte la terminologie d’une centralité de l’ASEAN, il a tout autant insisté sur la coopération économique comme étant aussi importante que le volet défense. Néanmoins, il s’est bien gardé de dire quel avenir sera réservé au Cadre économique pour l’Indo-Pacifique (IPEF) promu par J. Biden, le partenariat lancé en mai 2022 entre les États-Unis, 13 nations dont 7 de l’ASEAN. Il est demeuré tout aussi silencieux sur l’aide au développement qui sera accordée à la région dans le futur et alors que vient d’entrer en vigueur une suspension pour trois mois des concours américains partout à travers le monde, à l’exception toutefois de ceux accordés à l’Égypte et à Israël.
La politique sud-est asiatique de l’administration Trump II va se préciser au fil du temps mais il est certain qu’elle sera une partie intégrante de l’approche Indo-Pacifique. D’ailleurs, on attend en 2025 deux sommets à ses bouts océaniques. L’un assemblera les chefs des pouvoirs exécutifs du Quad en Inde, il est d’ailleurs déjà en préparation. Le second visera à rassembler les leaders des pays insulaires du Pacifique et s’inscrira dans la poursuite des efforts de rapprochement mis en œuvre par l’administration Biden.
Comment vont s’établir les premiers contacts ?
FG : Quelles que soient les talents de ceux qui arrivent aux manettes à Washington, Trump est entouré par rapport à sa première équipe présidentielle d’un nouveau conseiller à la sécurité nationale, de nouveaux ministres des Affaires étrangères, de la Défense et de l’Économie. Chacun va devoir trouver ses marques sur la scène (inter)nationale et avec un président souvent imprévisible. Il en est de même des dirigeants asiatiques avec D. Trump. Vous aurez d’ailleurs noté que chacun d’entre eux est aussi plus jeune que le leader des États-Unis. Alors comment vont-ils aborder cet interlocuteur fantasque, brutal et ne cachant pas que son seul objectif est de promouvoir la puissance, pour ne pas dire l’hégémonie américaine ?
Chacun va chercher à le rencontrer rapidement en tête-à-tête et va devoir aller à ses devants à Washington. Comme les dirigeants de l’ASEAN ont pu le constater lors de l’administration Trump I, le locataire de la Maison Blanche a plus d’appétence pour le développement des relations bilatérales que pour les dialogues des États-Unis avec les organisations régionales.
Par exemple lors de son premier mandat, Donald Trump n’a jamais participé à un seul des sommets organisés par l’ASEAN. Néanmoins, le premier ministre malaisien l’a d’ores et déjà invité à se joindre aux sommets ASEAN – États-Unis et de l’Asie de l’Est (EAS) qui se tiendront début octobre en marge du 47ème sommet de l’ASEAN. Nous verrons bien si le leader américain effectuera ou non le déplacement. Ce serait évidemment un signal important pour souligner à la face du monde la centralité de l’ASEAN dans la politique Indo-Pacifique de Washington.
En 2025, le président Trump aura une deuxième opportunité pour s’entretenir avec des dirigeants d’Asie du Sud-Est. Ceux-ci se joindront pour la plupart, comme de coutume, au sommet annuel de la Coopération économique pour l’Asie – Pacifique (APEC). Cette année, la rencontre est programmée en novembre à Gyeongju en Corée du sud. Toutefois d’ici là, D. Trump est susceptible d’avoir avec l’un ou l’autre de ses homologues des tête-à-tête. Ainsi, le 23 janvier, on a appris, après une première réunion de travail entre le Secrétaire aux Affaires étrangères philippin Enrique Manalo et son homologue d’outre-Pacifique Marco Rabio, qu’une rencontre présidentielle est appelée à se tenir dans un « futur proche ». Son lieu et sa date sont encore à préciser.
Si jusqu’ici D. Trump n’a été familier d’aucun des dirigeants aseaniens en place, il n’en a pas moins commencé à avoir des rendez-vous téléphoniques avec certains d’entre eux. Toutes les prises de contact avec les dirigeants étrangers n’ont pas été nécessairement rendues publiques mais on l’on sait que plusieurs discussions ont pu se tenir avec celui-ci qui n’était encore que le président élu. Le 11 novembre, il en fut ainsi avec le tout nouveau numéro 1 du parti communiste vietnamien To Lam. Le 18 du même mois, ce fut au tour de la thaïlandaise Mme Paethongtarn Shinawatra d’être au bout du fil.
Chacun de ces moments diplomatiques a été orchestré et préparé par l’équipe de transition mise sur pied par D. Trump. Dorénavant, il appartient aux conseillers de la Maison Blanche et des départements d’État, de la Défense et du Trésor de prendre le relais. La continuité sera d’autant plus facile à mettre en œuvre que l’équipe Trump II se met rapidement en place, en tout cas de manière bien plus prompte que sa devancière de 2017.
Qui sera en charge de l’Asie, et notamment de l’Asie du Sud-Est, au sein de l’administration Trump ?
FG : D’ores et déjà, le conseiller à la sécurité nationale (NSA), M. Waltz s’est entretenu à Washington avec le ministre des Affaires étrangères japonais Iwaya Takeshi (21 janvier). Si cet homme clé de l’administration entrante n’est pas à proprement parlé un spécialiste des dossiers asiatiques, il n’en est pas moins connu comme étant un faucon sur la Chine. L’ex-élu de la Floride à la Chambre des Représentants (2019 – 2025) et ex-colonel des forces spéciales de l’armée américaine partage la même préoccupation chinoise que celui qui va diriger au quotidien le Département d’État, l’ex sénateur de Floride Marco Rubio (2011 – 2025). Ce dernier a d’ailleurs déjà commencé à mettre en garde la Chine.
Le lendemain de l’investiture de D. Trump (21 janvier), il a profité d’une rencontre avec ses homologues du Quad (Australie, Inde, Japon) pour promettre d’œuvrer ensemble pour un espace « Indo-Pacifique libre et ouvert » et de « s’opposer fermement à toute action unilatérale visant à modifier le statu quo par la force ou la coercition ». Il a été tout aussi direct lors de son échange téléphonique avec son alter ego chinois Wang Yi, en lui exprimant les sérieuses préoccupations des États-Unis concernant les actions coercitives de la Chine contre Taïwan et en mer de Chine méridionale.
Pour mettre en musique la politique américaine, le chef de la diplomatie de Washington devrait s’appuyer sur deux hommes, tous deux bons connaisseurs à la fois de l’Extrême-Orient et de l’Asie du Sud-Est.
A la manœuvre en tant que Secrétaire d’État adjoint aux affaires de l’Asie et du Pacifique se trouvera Michael G. DeSombre. Il succède au très chevronné Daniel Kritenbrink, un diplomate de carrière, ambassadeur à Hanoï de 2017 à 2021. M. DeSombre est, lui, une personnalité plus politique. Certes, il a été le chef éphémère de la mission diplomatique américaine à Bangkok (mars 2020 – janvier 2021) mais son influence le quinquagénaire la doit à l’importance de sa contribution financière à la campagne électorale républicaine de 2024 et à son rôle dans les réseaux outre-mer du parti à l’éléphant qu’il a aidé à mettre en place depuis plus de dix ans.
L’homme d’affaires, diplômé des prestigieuses universités d’Harvard (doctorat en droit) et de Stanford (études est-asiatiques), est aussi un ancien résident à Hong Kong. Il n’est toutefois pas un trumpiste de la première heure puisqu’il s’est d’abord plu à soutenir les candidatures de Mitt Romney et Jeb Bush. Ses connaissances politiques et entrepreneuriales de l’Asie du Sud-Est et du Nord-Est sont des atouts qu’il partage avec Andrew Herrup, le deputy assistant secretary of East Asian and Pacific Affairs, si celui demeure en fonction car l’administration Trump veut disposer à tous les étages des décisions d’hommes et de femmes convaincus du bien fondé de ses approches. Revenu au Département d’État en septembre dernier après avoir été chargé d’affaires a.i. à Phnom Penh de mai à août 2024, A. Herrup est un juriste de formation qui a servi en Corée du sud de 2021 à 2024, principalement en soutien à la politique économique et commerciale des États-Unis.
Quelles cartes, face à cela, peut jouer l’Union européenne et la France ?
FG : Bruxelles et Paris vont se montrer disponibles à poursuivre voire intensifier leurs relations respectives avec les Etats-Unis sur l’Indo-Pacifique. Dans le même temps, il leur appartiendra de consolider le dialogue ministériel de l’Union européenne avec les nations de l’Indo-Pacifique. Pour cela, il est essentiel de pérenniser l’approche « française » initiée en février 2022 d’une plateforme d’échanges dont sont exclus des invitations Pékin et Washington. Ni les les Européens, ni les Asiatiques, ni les Océaniens n’entendent que l’Indo-Pacifique ne soit régenté par un G2 sino-américain.
Au-delà de cette approche intercontinentale, il appartient à la France de continuer de développer ses propres partenariats avec l’Asie – Pacifique. Pour cela rien de mieux que les visites de haut niveau et les discussions entre dirigeants. A ce titre, les agendas sont bien remplis.
Dans quelques jours, le premier ministre indien sera à Paris pour le sommet pour l’action sur l’Intelligence Artificielle (6 février). De nombreux leaders d’Asie et du Pacifique seront à Nice pour la troisième conférence des Nations unies sur l’Océan (9 – 13juin). Quant en Asie du sud-est même, le président de la République E. Macron, sera à Singapour pour ouvrir les travaux du Shangri-La Dialogue (30 mai – 1er juin), le principal forum régional de sécurité. Une première, jamais un dirigeant européen a reçu cet honneur. Quant à l’année prochaine, n’oublions pas que c’est le sommet de la Francophonie qui sera organisé au Cambodge (Siem Reap), soixante années après le fameux déplacement du général de Gaulle et son retentissant discours de Phnom Penh sur les affres connus alors par la région.
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La conclusion semble avoir réussi un exercice d’optimisme que je crains excessif, surtout quand le Président français est supposé être un acteur de poids… Il parait quelque peu présomptueux de présenter la France comme un acteur géopolitique en Asie et singulièrement en Asie du Sud-Est. Une « puissance d’équilibre » dans un ensemble divisé, l’Union Européenne, mu par des stratégies concurrentes, en déclin économique, dont la suprématie culturelle est contestée et sans force militaire ; bref un empire mais « sans dents ni sans griffes », un « herbivore » selon la fameuse expression présidentielle.
Et Trump dans « tout çà »; une stratégie impériale de plus en plus assumée contrairement à l’isolationnisme dont il était, encore hier, crédité. Se situant dans le sillage des impérialismes existants, chinois, russe, turc et d’autres naissants, D. Trump affiche clairement la volonté d’étendre la sphère de contrôle américaine directe à l’arctique d’un côté, dans le reste des Amériques de l’autre. Ses saillies sur le Canada et le Groenland au nord et au sud, le Mexique, et Panama, de rodomontades sont devenues des menaces sérieuses et la première ministre danoise en a fait les frais au point que soit envisagé un déploiement de forces européennes au Groenland. La Colombie, dans la crainte du « big sick » a mis moins d’une journée pour obéir aux injonctions trumpienne. Et Google map a déjà renommé le golfe du Mexique en golfe d’Amérique.
La porte est donc ouverte aux deux autres empires que sont la Russie et la Chine et un signal donné à leurs ambitions impérialistes.
L’Europe dans ces conditions risque d’être le « laissé pour compte » mais pas aux rêves poutiniens qui risque d’être démultipliés, Moldavie avec l’appui des Gagaouzes, la mise en place de régimes pro-russes comme en Roumanie qui l’a échappé belle.
Et l’Asie du Sud-Est ? La France et encore moins l’Europe n’ont que peu de crédibilité notamment militaire, et l’affirmation de sa stratégie « équilibriste » n’est le « cache-misère » de sa faiblesse. Elle n’a de place que vassalisée dans la stratégie américaine à l’égard du Pacifique qu’elle considère comme sa mer, son espace et d’abord de sécurité. Vassalisée ou ennemi, tel semble être l’alternative.
Les États de l’ASEAN, divisés derrière une unité factice dissimulée derrière le principe de « non ingérence dans les affaires intérieures », version géopolitique du « noli me tangere » pourra-t-il résister aux sirènes et aux pressions de Pékin… Xi, pour le moment met du baume, promet mais ne tient guère notamment dans la vision qu’il a et entend imposer en mer de Chine, la sienne. Une mer de Chine ou cet autre Groenland… La doctrine qui prévaut pour le moment dans l’espace ASEAN, toute empreinte de crainte et de prudence, se résume dans la notion d' »ambiguïté stratégique » qui risque de se heurter à des dilemmes, des divisions et de conflits à venir.