Gavroche l’a annoncé les larmes aux yeux la semaine dernière, car nos rencontres étaient fréquentes. James Burnet, ancien chef-adjoint du service international de Libération, est mort à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Son cœur s’est arrêté à 77 ans le 4 avril dernier. Deux journalistes vétérans de l’Asie, Philippe Grangereau et Hai Nguyen, lui rendent hommage dans un portrait poignant.
Un hommage de Philippe Grangereau et Hai Nguyen
James ne sortait jamais sans son krama, cette écharpe originaire du Cambodge qu’il portait avec élégance autour du cou, comme pour souligner qu’il était infiniment lié à ce pays d’Asie du Sud-est.
Autre signe distinctif: la redoutable poignée de main, ou plutôt l’écrasement méthodique des phalanges, dont il gratifiait ses meilleurs amis.
Rithy Panh, le metteur en scène cambodgien pour qui James a écrit le commentaire de l’un de ses premiers films, « Bophana », s’en souvient encore. Et tout autant le joueur de football professionnel Lilian Thuram, qui a écrit son premier livre, publié en 2004, avec la complicité de James.
Au large avec Thuram
Au début des années 2000, entre les entrainements et les matches, le Bleu a peu de temps libre, et James le suit à travers le monde pour enchaîner les entretiens qui nourriront l’ouvrage en gestation. Un jour, les voilà en Guadeloupe. Dans un moment creux, Thuram l’emmène à la pêche sur un rafiot dont le pilote, ami du footballeur, est un marin du dimanche. Lorsque la houle se fait grosse, le navire tangue. Au lieu d’affronter les vagues de face, le capitaine de fortune laisse les lames d’eau prendre d’assaut les flancs du bateau, projetant les deux passagers paniqués d’un bord à l’autre. Ils finissent par rentrer à bon port, certains d’avoir échappé au pire. Voilà qui scelle une amitié, même si Thuram voit en James bien plus qu’un ami. « Plutôt une figure paternelle ». « Quelqu’un de foncièrement honnête intellectuellement et dans son comportement », avec qui il a noué un lien « plus fort que prévu ».
Entre eux, tout commence en 2001.
Pour le Courrier de l’Unesco où il travaille, James décide d’interviewer ce héros de la Coupe du Monde 1998. Non pas sur le terrain du foot, mais sur celui du racisme et des questions d’intégration. Le joueur est frappé par « cet homme extrêmement éduqué, à l’écoute, rempli de bonté ». C’est naturellement à lui qu’il fait appel pour l’épauler dans la rédaction de « 8 juillet 1998 ». Tous les autres manuscrits des livres de Thuram passeront entre les mains de James.
Les skis aux pieds
Il nait en 1943 à Évian, les skis aux pieds. Chamois d’Or, James devient jeune « espoir » de l’Équipe de France. Mais à 14 ans, suite au divorce de ses parents, il quitte la Haute-Savoie pour Paris, dans les bagages de son père qui ouvre une brasserie rue du Faubourg Montmartre. Après un internat à Fontainebleau, il étudie à La Sorbonne et suit des cours de chinois à l’Inalco. En mai 1968, il est sur les barricades, casque sur la tête et pavé à la main. Il entre comme pigiste à l’Agence Centrale de Presse (ACP) en 1970, et intègre cinq ans plus tard son service étranger. À partir de l’été 1975, il enchaine les reportages en Thaïlande sur les camps de réfugiés cambodgiens fuyant le régime communiste des Khmers Rouges qui s’est emparé du pays. Il se passionne pour ce Cambodge claquemuré dans lequel il ne peut encore mettre les pieds.
Le Cambodge, année zéro
Lorsque l’URSS envahit l’Afghanistan (1979), James est l’un des premiers reporters à se rendre à Kaboul avec un visa officiel soviétique. De même, il est en 1982 l’un des premiers journalistes français à entrer au Cambodge, alors occupé par le Vietnam, avec un visa officiel délivré par Hanoï. « James avait un caractère entier, sans concession », ce qui se traduisait dans son travail : « Il décodait la situation et allait au fond des choses. Ses dépêches étaient extrêmement pointues, parfois trop pointues pour les principaux clients de l’ACP, les journaux de province, ce qui était tout à son honneur », raconte Dominique Vales, ex-rédacteur en chef de l’ACP. Parmi les vétérans de l’agence, beaucoup se souviennent qu’un jour, à la station de métro Madeleine, James défend une jeune femme agressée par des voleurs, et finit à l’hôpital avec plusieurs os cassés. Il se place toujours du côté de la veuve, de l’orphelin, des victimes.
Libération, une aventure
Après un passage rapide dans les rédactions du Monde et du Figaro, James atterrit à Libération en 1987, où il demeure quatre ans. Il orchestre en grande partie la rédaction internationale du journal. Conflit cambodgien, Tiananmen, chute du Mur: l’actualité ne lui laisse aucun répit. « Il insiste pour envoyer (le célèbre critique de cinéma) Serge Daney au Cambodge, alors que ce dernier ne connaissait rien à ce pays, et Daney revient avec un long papier si marquant qu’il fait encore date », note Rithy Panh. Presque un trait de génie, selon le cinéaste.
Le cinéma, la photographie, la peinture le séduisent prodigieusement, mais tout doit graviter de près ou de loin autour du Cambodge, car c’est là que James est véritablement dans son élément. Et la tâche indélébile de ce pays, celle qu’il a cherché à décrypter au cours de ses premiers reportages dans les camps de réfugiés en Thaïlande — le génocide Khmer Rouge — est au cœur de ses préoccupations. C’est par dizaines qu’il a enchainé sur ce thème débats, conférences et interventions devant des classes de lycéens à travers toute la France. Transmettre la mémoire de ce massacre aussi organisé qu’insensé d’un quart de la population du Cambodge fut sa mission depuis « Bophana » (1996). « James a une sensibilité rare et c’est pourquoi je l’ai invité à écrire le commentaire de mon film», dit Rithy Panh. James est aussi sur le tournage de « S-21, la machine de mort khmère rouge », et de plusieurs autres films du réalisateur. « J’aimais bien qu’il soit là. Je lui disais viens, si j’ai besoin que tu écrives, tu écriras, sinon ça te fera une belle promenade dans la campagne cambodgienne. Et il venait. On couchait à la dure mais il ne se plaignait jamais. En fait il est avec moi tout le temps. L’autre jour je tournais une scène en me disant que quand je vais lui montrer, il va se marrer ».
«Tchao Tchao»
« Tchao tchao ». Avec James, toutes les conversations, au téléphone ou à la sortie de son appartement de la rue du Cherche-Midi, où il vivait avec son épouse Laurence, se terminaient ainsi.
Alors « tchao tchao », ami James !
Philippe Grangereau et Hai Nguyen