Dans une tribune riche en informations, les analystes Yves Carmona et Minh Pham décortiquent les rapports de force engendrés par l’affrontement commercial entre les États-Unis et la Chine, et par l’ambitieux programme des «routes de la soie» dont les autorités de Pékin ont fait leur étendard diplomatique. Une plongée dans les dessous de la confrontation géopolitique clé du 21ème siècle. Nos amis du site asialyst.com ont également publié ce texte.
Dans moins d’une génération, l’ordre économique mondial sera manifestement différent de celui que nous connaissons aujourd’hui.
La Chine, après avoir doublé le Japon en 2011, sera passée en tête d’ici 2050, suivie par l’Inde.
A contrario, les États-Unis seront distancés à la troisième place avec une taille économique d’à peine plus de la moitié de celle de la Chine.
De fait, l’entrée de la Chine dans le club des poids lourds économiques ponctue son itinéraire contrasté depuis la révolution maoïste et la création de la République populaire en 1949, effaçant un siècle d’humiliation aux mains des puissances occidentales.
Conséquence de cette marche vers le développement, beaucoup a été dit ces dernières années sur la possibilité d’un « piège de Thucydide » qui dresse une puissance montante, en l’occurrence la Chine, contre une puissance établie, actuellement les États-Unis, ce qui conduirait inévitablement à la guerre comme dans l’Antiquité entre Athènes et Sparte.
Et de fait, la réalité est que la Chine comme les États-Unis effacent de plus en plus la ligne de démarcation entre économie et sécurité nationale, si bien qu’une déclaration formelle de guerre n’est plus nécessaire.
Cela fait déjà des décennies que la Chine et les Etats-Unis s’opposent sur 3 fronts :
Le premier front est bien visible, en termes de vitesse, d’échelle et d’intensité, en mer de Chine du Sud, lieu de passage d’1/3 du trafic maritime mondial.
La Chine y appuie ses prétentions maritimes et souveraines sur une stratégie d’exclusion de zone qui réduit les marges de manœuvre pour les États-Unis et leurs alliés.
Cette stratégie inclut des travaux massifs de remblai qui ont commencé en 2014, conduisant à la création d’une série d’îlots à la place de hauts-fonds submersibles et leur équipement en pistes d’atterrissage, facilités portuaires et capacités militaires défensives et offensives.
Le différend au sujet des « formations maritimes » des îles Spratly qui oppose de longue date la Chine, la Malaisie, Taiwan, l’Indonésie et le Vietnam constitue un exemple sans équivoque de démonstration de force et d’affirmation de sa souveraineté.
Cyberespace et cyberarmes
Le second front, bien que moins visible, concerne le cyberespace, les cyberarmes et la maîtrise des hautes technologies en allant des semi-conducteurs et de l’informatique quantique à l’intelligence artificielle.
Tandis que cette bataille se déroule sans éclats, la Chine, de même que la Russie, a montré sa volonté d’investir massivement dans ce secteur à travers sa politique industrielle du « made in China 2015 » ou d’acquérir les nouvelles technologies par des investissements en capital-risque dans la Silicon Valley.
Mais c’est le troisième front que nous allons analyser ici plus en détail car il est en passe de devenir aussi visible que le premier ; il porte même un nom officiel : les nouvelles routes de la soie (en anglais BRI).
Qu’est ce que la BRI ?
Fondamentalement, c’est un programme de prêts dépassant 1 000 Mds $ pour l’infrastructure, financés par la Chine et mis en œuvre principalement par des constructeurs chinois.
Il permet à des pays pauvres ou manquant de capitaux de puiser dans un fonds pour construire et agrandir autoroutes, chemins de fer, ponts, ports, oléoducs et centrales électriques.
Le réseau d’infrastructures relie ces pays à la Chine et entre eux dans un vaste réseau de marchés, le tout censé bénéficier aux acheteurs aussi bien qu’aux vendeurs.
Il consiste en deux routes internationales : l’une retrace la route historique de la soie accédant à la Chine à travers l’Asie centrale et l’autre conduit les routes maritimes de la Chine à l’Asie du Sud-Est et l’Asie du Sud, l’Afrique et l’Europe.
En Asie, le portefeuille de la BRI est soutenu par un organisme de prêt dédié, la banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (AIIB) fondée en 2012 et dont le siège est à Pékin.
L’AIIB se joint à une foule d’entreprises d’État qui investissent, prêtent et construisent en-dehors des frontières chinoises comme la China Development Bank, l’EXIM Bank et la New Development Bank.
Les motivations de Xi Jinping
Six ans après son lancement, la BRI a amassé un portefeuille impressionnant.
Cependant, cet édifice va-t-il apporter un progrès global aux pays signataires ?
C’est, bien sûr, ainsi que le Président Xi Jinping en fait la promotion mais cela soulève des interrogations sur ses motivations.
Est-ce une grande démonstration d’amour fraternel ?
Rien qu’en Asie en développement, où la demande en infrastructures jusqu’à 2030 est estimée à 1700 Mds $ par an, la BRI et les prêteurs qui la soutiennent comblent une grande partie du besoin financier.
Au Laos, le chemin de fer Laos -Chine, conclu en 2016, a été cette année-là le plus gros investissement étranger, équivalant à 35% du PIB.
Au Cambodge, l’investissement chinois a déclenché un boom de la construction à hauteur de 18 Mds $ dans un pays dont le PIB dépasse à peine 22 Mds $.
En Birmanie, le gouvernement vient de signer un contrat d’1,3 Mds$ pour la construction d’un port en eau profonde dans l’État de Rakhine qui la reliera à la Chine et au couloir économique Est-Ouest de l’ASEAN.
Au Pakistan, la Chine a finalisé un prêt de 2 Mds$ quelques jours après la victoire électorale du Premier ministre Imram Khan en août 2018.
Et la liste des pays bénéficiaires, tous partenaires minoritaires de ces accords, ne cesse de s’allonger.
Elle comprend aussi un grand nombre de pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Europe centrale et orientale, particulièrement dans les Balkans.
L’argumentaire à l’appui de ces emprunts reste simple : pour beaucoup de ces pays, l’accès aux marchés de capitaux internationaux est difficile et la Chine constitue une source « fraternelle » de capitaux – omniprésente et gardant le contrôle.
NINJA ou cheval de Troie ?
L’Union européenne, les États-Unis et l’Inde, ainsi que le FMI et la BAD, ont émis de sérieuses mises en garde contre les prêts à la BRI.
Semblables aux financements NINJAs [1] qu’obtenaient les ménages américains au plus fort de la crise des « subprimes » [2], la vision sans complaisance qu’en ont les Occidentaux est que ces prêts conduisent les pays vulnérables mal gouvernés dans le piège d’un endettement non maîtrisé dont ils ne pourraient sortir qu’en remboursant en nature.
De fait, nombreux sont déjà les exemples de pays débiteurs pris au piège.
Sri Lanka est la tête d’affiche de la route qui a mal tourné.
De 2010 à 2015, le Président en exercice Mahinda Rajapaksa a penché de manière décisive en faveur de la Chine en échange de grands projets d’infrastructure, dont beaucoup portent son nom.
Faute d’avoir pu faire face à ses obligations, le gouvernement suivant a dû fournir à la Chine le port en eau profonde de Hambantota ainsi que 6000 ha de terrain adjacent, loués pour 99 ans en échange d’un effacement de dette de 1,1 Mds$.
Cela a permis à la Chine de prendre pied dans l’Océan indien, à quelques centaines de milles de l’Inde, son adversaire historique.
De même, dans les Maldives, le gouvernement récemment élu est en train d’évaluer la dette envers la Chine héritée de l’administration précédente.
Enfin, et ce n’est pas le moindre, la Malaisie, endettée de 250 Mds$, a renoncé fin 2018 à 20 Mds$ de projets soutenus par la Chine, un chemin de fer et deux oléoducs.
La Chine et la Grèce
En Europe, pendant ce temps, l’investissement chinois dans la BRI met les bouchées doubles.
Depuis la crise de la dette de 2008 dans la zone euro, la Chine a conclu en 2016 un accord avec la Grèce lui confiant la gestion de 2 des 3 terminaux du Pirée, le port historique et le plus grand du pays, pour 1,7 Mds$.
Depuis cet accord, la Chine a visé des installations similaires en Italie, Espagne, Portugal, Malte et Chypre, créant une chaine de valeur maritime qui lui ouvre une position de force en Méditerranée.
Si cette connectivité nautique sert ses intérêts, elle creuse une faille au sein de l’UE. Elle dresse les États membres de l’Ouest et du Nord, qui voient dans la BRI un cheval de Troie – dangereux sous ses dehors inoffensifs – contre ceux du Sud, du Centre et de l’Est qui accueillent favorablement l’initiative.
Ainsi, en 2017, cette fracture a conduit la Grèce à bloquer une déclaration de l’UE aux Nations Unies critiquant la politique chinoise en matière de droits humains.
Une évolution similaire se manifeste au sein de l’ASEAN.
Le gouvernement philippin, deux ans après une victoire historique à la Cour internationale de la Haye face aux prétentions territoriales de la Chine en Mer de Chine du Sud, a récemment choisi de reculer, à rebours de son opinion publique.
Au contraire, il a pris fait et cause pour la Chine, en échange d’accords économiques substantiels.
De manière critique, son recul porte un coup fatal à la plainte introduite par un grand nombre d’autres membres de l’ASEAN, en particulier l’Indonésie, Singapour, la Thaïlande, la Malaisie et le Vietnam.
Toujours au sein de l’ASEAN, le Cambodge a édulcoré le communiqué de l’organisation en 2016 et évité toute référence au jugement rendu plus tôt cette année-là par la cour de La Haye.
Infléchir l’ordre monétaire actuel
Pour la Chine, tout cela pourrait devenir une arme de choix pour infléchir l’ordre monétaire actuel, accéder à de nouveaux marchés et obtenir l’influence qu’elle a vainement convoitée sur l’architecture multilatérale d’après-guerre.
A cet effet, un « club de Pékin » appuyé sur sa clientèle croissante pourrait venir faire concurrence au club de Paris des prêteurs souverains, dont la Chine s’est précisément tenue à l’écart.
A son tour, un tel club de Pékin pourrait profondément changer la donne pour la restructuration de la dette, non seulement au détriment de la suprématie du Club de Paris, mais aussi en forçant le FMI – habituellement prêteur en dernier ressort – à se montrer plus accommodant envers la puissance financière chinoise.
Pour être plus précis, les pays débiteurs pourraient accorder à la Chine des garanties financières prioritaires par rapport aux créditeurs du club de Paris en matière de remboursement de la dette.
S’agissant du commerce international, bien que la productivité des entreprises chinoises ait connu récemment une amélioration, elles continuent de s’appuyer dans une large mesure sur le soutien gouvernemental, en particulier en matière de recherche, et bénéficient d’un vaste marché intérieur protégé.
De ce fait, la BRI risque de favoriser les entreprises chinoises par rapport aux autres ; le commerce est déjà fortement déséquilibré, ce qui a suscité l’application par le Président Trump de sanctions unilatérales contre les produits chinois.
Sur un mode moins brutal, le Président Macron, à l’occasion de sa rencontre au sommet avec le Président Xi Jinping en janvier 2018, a déclaré (les routes de la soie) « ne peuvent être les routes d’une nouvelle hégémonie qui viendrait mettre en état de vassalité les pays qu’elles traversent. »
En fait, la question centrale pour l’Occident est maintenant de savoir comment arrêter « les victimes consentantes » tout en évitant les réactions impulsives qui pourraient se retourner contre lui à long terme.
Le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a exprimé en 2018 cette frustration collective en déclarant qu’il n’y avait pas de raison pour le FMI, en utilisant les dollars des contribuables américains, de renflouer le Pakistan ou d’autres pays qui ont obtenu des prêts de la Chine mais sont dans l’incapacité de les rembourser.
Cependant, M. Pompeo n’a proposé aucune alternative crédible.
Somme toute, la réalité est que l’Occident dans son entier est incapable de trouver une stratégie efficace, à la mesure du défi global que jette la Chine.
A part dénoncer l’initiative BRI comme piège de l’endettement en vantant les vertus de l’austérité et de la rigueur budgétaire, la réponse des État-Unis, de l’UE et des autres a simplement été trop peu, trop tard et trop inefficace.
Dans cette guerre non déclarée, le défi auquel ils sont confrontés est comment faire face à la Chine en l’absence de lignes de front marquées, de politique ou budget d’agression clairement définis, et de cible visible sur laquelle tirer.
Pour le moment, l’Occident est plongé dans l’embarras.
[1] Sigle signifiant « pas de revenu, pas de travail, pas de capital ».
[2] Prêts hypothécaires à risque.
Yves Carmona et Minh Pham
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