Par Ioan Voicu, ancien ambassadeur de Roumanie en Thaïlande
Observations préliminaires
Le thème de la solidarité continue d’être très fructueux tant au niveau diplomatique que dans le domaine doctrinal. Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU (47 membres) a à son ordre du jour en 2025 le sujet de la solidarité internationale et des droits de l’homme, tandis que dans le domaine académique, la liste des recherches précieuses est enrichie par un récent livre collectif intitulé The Virtue of Solidarity (La vertu de la solidarité),édité par Andrea Sangiovanni et Juri Viehoff, et publié à New York par Oxford University Press, en 2024. Le volume compte 384 pages, dont un index détaillé.
Parmi les synonymes de vertu, il en existe un applicable à la terminologie de cette recherche : une qualité ou un trait louable, c’est-à-dire le mérite.
L’ouvrage intitulé The Virtue of Solidarity réunit douze philosophes de renommée mondiale pour réfléchir sur la nature, l’histoire et la vertu de la solidarité. Les sujets abordés comprennent la race, la classe, les conceptions catholiques de la solidarité et les théories sociales d’Émile Durkheim, Léon Bourgeois et Jürgen Habermas dans leur rapport aux débats universitaires actuels sur la solidarité. Ces essais présentent et débattent des nombreuses formes et rôles de la solidarité – en tant que vertu, sacrifice, engagement égalitaire ou même quelque chose de pernicieux – où elle appartient à une société injuste et sa relation à la justice.
The Virtue of Solidarity se recommande comme un volume complet de réflexion contemporaine sur ce sujet, allant du philosophique au sociologique, du religieux au politique, résumant les nombreuses justifications de la solidarité et explorant les questions les plus urgentes qui l’entourent.
Il est évident qu’aujourd’hui, de nombreuses personnes dans le monde entier s’inquiètent de la propagation dangereuse à l’échelle mondiale de politiques de division, d’inégalités rampantes, d’aliénation sociale et d’apathie politique.
Les gens militent pour une action significative capable d’apporter un changement, mais ils ne savent pas comment y parvenir. Les appels urgents à la solidarité sont fréquents, mais les questions fondamentales d’ordre politique – qu’est-ce que la solidarité, quand (ou si) c’est une vertu, et ses dangers potentiels – n’ont pas encore reçu l’attention qu’elles méritent dans la doctrine.
Les éditeurs et auteurs du livre décrit dans cette chronique Andrea Sangiovanni est professeur de philosophie au King’s College de Londres. De 2018 à 2020, il a été professeur de théorie sociale et politique à l’Institut universitaire européen de Fiesole, en Italie, tandis que Juri Viehoff est professeur adjoint de philosophie à l’Université d’Utrecht, aux Pays-Bas.
Questions cardinales abordées
Après une introduction signée par Andrea Sangiovanni et Juri Viehoff, les titres des 12 chapitres donnent une image convaincante de la complexité du contenu de cette recherche collective. Les exemples sont explicites. Les chapitres sont : Solidarité : concept, conceptions et contextes ; Solidarité et société juste ; Défis de la solidarité ; La solidarité comme vertu d’égalité ; Le sacrifice personnel et la valeur de la solidarité ; Transformer l’interdépendance en vertu sociale ; La solidarité dans la pensée sociale catholique ; Solidarités pernicieuses : équité et confiance dans les relations solidaires ; Repenser la solidarité à travers le prisme de l’ontologie sociale critique ; Le coût de l’appartenance : l’universalisme contre l’idéal politique de la solidarité ; La solidarité : le lien entre faits et normes ; La solidarité transnationale : une vision durkheimienne ; Un conte de deux dixièmes : race, classe et solidarité.
L’espace limité de cette chronique ne permet pas une analyse détaillée de tous ces chapitres, tâche réservée à de futurs articles approfondis dans des publications universitaires spécialisées. Notre objectif immédiat est de souligner quelques résultats et conclusions instructifs, susceptibles d’inspirer de nouvelles recherches.
Le livre commence par avertir les lecteurs que « généralement, avoir une vertu signifie être disposé à avoir certains types de perceptions, de pensées, de motivations, d’émotions et de façons d’agir. La fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle ont vu un regain d’intérêt pour le thème de la vertu. (p. viii)
Un avertissement supplémentaire important est formulé dans l’Introduction qui affirme que « pour élucider le concept de solidarité, une observation initiale importante est que le concept peut ne pas toujours correspondre au mot « solidarité », à la fois dans le sens où différents mots peuvent faire référence au concept de solidarité et dans le sens où certaines occurrences de « solidarité » peuvent faire référence à des concepts différents. » (p. 5)
Nous notons tout d’abord que la solidarité était le concept clé à la fin du XIXe siècle, mais qu’elle joue un rôle beaucoup moins visible aujourd’hui. Peut-être cette éclipse est-elle due moins à la cohérence du concept qu’aux conséquences néfastes de la solidarité lorsqu’elle est mise en pratique. La solidarité a fait l’objet de critiques explicites, et des objections pertinentes à la solidarité apparaissent dans des littératures connexes sur le communautarisme, le patriotisme constitutionnel et le nationalisme libéral. Il est rappelé que l’article de Jacob Levy « Contre la fraternité : la démocratie sans solidarité » énonce de manière particulièrement claire les objections actuelles au concept de solidarité (p. 292).
D’un autre côté, il est généralement reconnu que la solidarité entre les citoyens est la condition préalable nécessaire à la réalisation pratique des droits sociaux dans une démocratie. Contrairement aux droits négatifs, qui sont un moyen de garantir que l’État ne devienne pas un agent de domination, les droits sociaux nécessitent une action positive des citoyens pour partager les ressources. Plus précisément, il est souligné que « nous accordons la priorité aux besoins des autres parce que nous nous soucions de leur épanouissement et du monde que nous partageons. La force motivante de la solidarité vient de la manière dont elle relie l’obligation à l’attachement affectif et à l’intérêt personnel.(p. 307)
En même temps, il est évoqué le fait que le concept même de solidarité est quelque peu à deux faces. Il nous lie aux autres, nous incitant ainsi à surmonter l’égoïsme et à nous engager dans des actions qui profitent aux autres. En même temps, il existe un danger constant que les liens mêmes qui nous unissent aux personnes proches de nous rendent les autres plus éloignés et plus étrangers.
Les auteurs du livre en question sont suffisamment réalistes en affirmant clairement qu’il est également important de se rappeler que la solidarité en elle-même n’est pas susceptible de produire une société plus juste. Les puissants ne renoncent pas à leur pouvoir et à leurs privilèges par noblesse oblige. La lutte contre le racisme anti-noir nous rappelle que la lutte précède presque toujours la solidarité et que la confrontation précède la reconnaissance.
Il existe de nombreuses conclusions intéressantes sur la situation actuelle aux États-Unis. Les auteurs concluent que « Il ne fait aucun doute que la solidarité noire est actuellement fragile. Les Noirs ne sont pas aussi soudés qu’ils l’étaient à des époques passées, où très peu pouvaient espérer acquérir une richesse, un statut ou un pouvoir significatifs et où les perspectives de vie de presque tous les Noirs étaient bien inférieures à celles de la personne blanche moyenne. Il peut être difficile de faire confiance à ceux qui bénéficient clairement du statu quo et qui ont quelque chose à perdre en participant à la lutte collective. L’unité noire ne peut donc pas être l’outil émancipateur qu’elle était autrefois.
Dans le même contexte, il est rappelé avec lucidité que « les appels nostalgiques au degré de solidarité caractéristique de l’ère des droits civiques ne sont d’aucune utilité. Et nous ne pouvons pas nous attendre à ce que la solidarité noire soit la solution à toutes les injustices sociales qui affectent les Noirs. Ce n’est pas le meilleur véhicule pour tous les espoirs et aspirations des progressistes. Pourtant, lorsqu’il s’agit d’exiger la justice raciale, une plus grande égalité raciale et la fin de la pauvreté des ghettos,… la solidarité noire remplit toujours une fonction progressiste vitale. (pp.362-363)
Conclusion
L’Asie n’est pas mentionnée dans le livre présenté ci-dessus, malgré le fait que le chapitre sur l’universalisme versus l’idéal politique de solidarité aurait exigé une référence aux contributions asiatiques à l’interprétation actuelle du concept de solidarité.
Heureusement, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies dans sa résolution intitulée Solidarité internationale et droits de l’homme , adoptée le 10 juillet 2024, s’occupe de cet aspect cardinal. Ce document réaffirme que « la solidarité internationale ne se limite pas à l’assistance et à la coopération internationales, à l’aide, à la charité ou à l’assistance humanitaire ; c’est un concept et un principe plus large qui inclut la durabilité dans les relations internationales, en particulier les relations économiques internationales, la coexistence pacifique de tous les membres de la communauté internationale, des partenariats égaux et le partage équitable des avantages et des charges. »
Il convient de rappeler que les pays asiatiques suivants ont voté en faveur de l’adoption de la résolution citée : Bangladesh, Chine, Inde, Indonésie, Kazakhstan, Kirghizistan, Malaisie, Qatar, Émirats arabes unis et Vietnam.
Lors de la Présidence indienne du G20 (du 1er décembre 2022 au 30 novembre 2023), le Premier ministre Narendra Modi a mis en avant le thème « Une Terre, une Famille, un Avenir », ancré dans la philosophie indienne du « Vasudhaiva Kutumbakam », une expression sanskrite issue d’anciens textes sacrés indiens signifiant que le monde entier est une seule famille.
Cette philosophie met en avant la solidarité mondiale face à des défis communs tels que le changement climatique et les inégalités économiques.
En y réfléchissant en 2025, nous devons nous rappeler que la solidarité est à la fois une vertu et une force inébranlable capable d’unir l’humanité. Elle est le fil conducteur de la résilience, un objectif qui permet aux collectivités et aux individus de surmonter les défis et de construire un avenir fondé sur l’entraide et la force commune. C’est un devoir impératif à une époque caractérisée par des vulnérabilités, des perplexités et des discontinuités mondiales.
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Si le thème de la solidarité peut encore occuper l’esprit d’universitaires en mal de doctrines, l’observation de l’actualité diplomatique semble relativiser les approches.
Depuis le 8 novembre 2024 et surtout depuis le discours du 14 février 2025 de JD Vance à Munich, la solidarité atlantique a fait long feu. L’Europe est stigmatisée comme modèle de régimes politiques anti-démocratiques après une poignée de main au leader d’un parti néo-nazi et suite à une visite du camp de Dachau. Les USA, alliés des européens depuis 1945 face à l’Union soviétique, garant de l’évolution démocratique allemande après la 2ème guerre mondiale, appuient le projet russe impérialiste revanchard d’annexion de l’Ukraine, manifestent clairement, dans un renversement d’alliance leur solidarité avec la Russie.
Dans le sillage de la politique russe mais aussi dans celui des ambitions territoriales chinoises, l’Amérique de Trump n’hésite pas à vouloir s’approprier un territoire, le Groenland, rattaché à la souveraineté d’un État européen. Elle manifeste également son ambition d’annexion du Canada. Une manifestation de solidarité américaine ? Une nouvelle solidarité à venir ?
la solidarité russo-américaine a pour effet réactif et pour certains positif un renouvellement de la « solidarité » européenne. Dans une réunion d’urgence à Paris qui fit suite à la réunion de Munich, le Président français réunit une dizaine de pays européens (dont la Grande Bretagne) éloignant certains autres dont la Hongrie, la Slovaquie, la Roumanie fort mécontents d’un manque d’expression solidaire mais suspectés d’un tropisme plus ou moins grand envers Moscou. Écarter Bucarest peut paraitre contestable si l’ambition européenne est d' »accrocher » la Roumanie dont le tropisme poutinien suspendu lors d’élections législatives supposées instrumentalisées par les réseaux (tik-tok) au club des invités… Qu’en disent les roumains ?
Une solidarité entre les pays européens mais fragile et jusqu’à quand ? Une solidarité russo-américaine contre l’Union européenne et la désagrégation plus ou moins lente de l’ensemble sous l’effet de Moscou et des ralliements qu’il peut espérer susciter : revenir à l’ancien glacis soviétique après avoir obtenu le retrait des USA de l’OTAN, de la dévitalisation de l’art 5, et du départ des anciens territoires de l’est européen (ex pays de l’est) des forces armées otaniennes. Et tout cela sous le regard « amusé » de la Chine et des « Brics » qui, comme le singe de la fable, espèrent tirer les marrons du feu.
Et surtout une solidarité générale faute de mettre sur pied une garantie de sécurité qui risque de se caractériser par la disparition d’un pays et d’un peuple, l’Ukraine et le peuple ukrainien. L’achèvement du rêve poutinien de la disparition de l’Ukraine qui, pour lui, n’existe pas. Avec l’expression plus ou moins avouée de la solidarité américaine et une solidarité timide mais divisée et sans moyens de l’Europe.