Une chronique géopolitique de Yves Carmona, ancien Ambassadeur de France au Laos et au Népal
Les BRICS se réunissent déjà depuis quelques années mais on peut se demander si le sommet qui vient de se tenir à Kazan (Russie) du 22 au 24 Octobre ne marque pas une étape décisive dans cette routine.
En tout cas, les BRICS sont à la mode : tout le monde veut en faire partie, ou presque – les Etats-Unis l’ont toujours considéré, non sans raison, comme une machine de guerre contre eux et les Européens, bien qu’en ordre dispersé, sont plutôt méfiants.
Mais pour tous les autres, surtout les pays « émergents » comme récemment la Turquie qui souhaite en être alors qu’elle est membre de l’OTAN et candidate à l’UE depuis 1967, tenue par l’une et l’autre en lisière, le sommet des BRICS est une bonne occasion de se mettre en scène et de faire des affaires. D’ailleurs, ils ne sont pas une organisation, il n’y a même pas de secrétariat mais simplement une rotation entre « partenaires », alors à quoi bon pour un Pays Moins Avancé (PMA) payer sa cotisation alors qu’ils suffit d’être invité ?
Quatre pays d’Asie du Sud-Est (ASE) – la Malaisie, l’Indonésie, le Vietnam et la Thaïlande – sont devenus des « pays partenaires » des BRICS, un groupe d’économies émergentes considéré comme un contrepoids à l’Occident.
Lors du sommet annuel des BRICS+ qui s’est tenu à Kazan, en Russie, du 22 au 24 octobre, ces quatre pays ont fait partie des 13 nouvelles nations ajoutées à l’alliance en tant que pays partenaires – les neuf autres nations étant l’Algérie, la Biélorussie, la Bolivie, Cuba, le Kazakhstan, le Nigeria, la Turquie, l’Ouganda et l’Ouzbékistan.
Attention : ces pays ne sont pas encore membres à part entière du groupe, qui a été créé en 2006 et comprenait initialement le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine.
L’Afrique du Sud a rejoint le groupe en 2010, tandis que l’Égypte, l’Éthiopie, l’Iran et les Émirats arabes unis (EAU) sont devenus membres des BRICS cette année. Les économies des membres représentent plus de 28,5 billions de dollars américains, soit environ 28 % de l’économie mondiale. »
Concernant la guerre en Ukraine, la Russie a tout le loisir de défendre, sans Zelenski, son point de vue. Selon un media local citant le ministre Lavrov, « le désir de la Malaisie de rejoindre les BRICS représente son effort pour maintenir ses politiques et son identité en tant que pays indépendant et neutre, en trouvant un équilibre avec les grandes puissances et en ouvrant de nouvelles opportunités commerciales et d’investissement ».
Or la Malaisie préside l’ASEAN, réunion régionale ouverte à ses « partenaires du développement », il pourrait donc y avoir davantage d’engagements multilatéraux ou de réunions « ASEAN Plus » avec diverses autres puissances.
L’une des clés de compréhension est l’accès potentiel à la banque de développement des BRICS et à l’arrangement de réserve pour imprévus, un mécanisme permettant de surmonter les crises financières.
Pour la Malaisie en particulier, cela peut également être le signe d’un mécontentement à l’égard des pays occidentaux qui soutiennent Israël dans le cadre de la guerre à Gaza et du désir d’influencer un bloc plus important de pays considérés comme un contrepoids à l’Occident. Néanmoins, bien que les BRICS aient été perçus comme un bloc anti-occidental, les analystes politiques de la région estiment que l’adhésion aux BRICS ne signifie pas que ces quatre pays s’alignent sur la Chine ou la Russie, ni même qu’ils s’éloignent des priorités régionales de l’ASEAN.
Les quatre pays de l’Asie du sud est continuent de mener une politique étrangère équilibrée (entre l’Est et l’Ouest) et cherchent à améliorer les possibilités de coopération économique. L’Indonésie est déjà un pays du G20 et, avec la Thaïlande, elle est candidate à l’adhésion à l’Organisation de Coopération et Développement Economiques (OCDE).
Cet article le dit bien : même si la presse en a souvent fait une machine de guerre contre l’Occident, le sommet des BRICS, s’il comporte cette dimension anti-occidentale, n’est pas que cela et a d’autres visées. C’est un « club » parmi d’autres, cités ci-dessus, le plus select étant l’OCDE dont l’accès fait l’objet de longues négociations et est réservé à des pays adeptes de l’économie de marché.
Essayons d’énumérer les avantages du sommet des BRICS
La Russie de Poutine : pour ce dernier, il s’agit de montrer, photos à l’appui, qu’il n’est pas isolé. Rappelons que suite à l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, il a fait l’objet de sanctions occidentales de plus en plus rudes. Le sommet des BRICS+ est un moyen de montrer qu’il reste maître du jeu.
Les photos sont là pour cela et elles sont nombreuses et diverses. La Présidence russe du sommet des BRICS ainsi que le Ministère russe des affaires étrangères exhibent à l’envi M. Poutine serrant la main aux uns et aux autres : les membres des BRICS et les nouveaux partenaires comme le Président Ramaphosa d’Afrique du Sud, le Président des Émirats Arabes Unis (EAU) Mohammed bin Zayed Al Nahyan, mais aussi M. Gutteres, le Secrétaire général des Nations Unies, qu’on est étonné de voir ainsi légitimer par sa présence un chef d’État envahisseur depuis des années d’un État souverain dont l’ambition est de constituer une sorte d’ONU parallèle.
Les images sont savamment mises en scène pour tenter de gommer les divergences et même les désaccords entre participants, qui ne manquent pas.
Intérêts divergents : qu’y a-t-il de commun entre la Chine, deuxième puissance industrielle au monde, et le Laos, PMA dont le Président Thongloung Sisoulith est photographié serrant la main de Poutine ?
Désaccords : l’Inde puis le Brésil, dont les intérêts communs avec les Etats-Unis sont importants, ont refusé de se joindre à l’ambitieux projet de Xi Jinping de « Nouvelle route de la soie » (BRI) dont l’Italie, d’abord signataire, s’était déjà retirée à la fin de 2023 car elle n’y trouvait aucun intérêt. C’est pourquoi sur la photo officielle du sommet de Kazan on ne voit pas les Présidents Modi et Lula, pour qui le format des BRICS est avant tout une occasion de faire des affaires, y compris avec les Etats-Unis et l’Occident, pas de servir de tremplins aux Présidents Poutine et Xi Jinping. L’élection de Trump ne peut qu’ajouter à la volonté d’éviter le conflit commercial avec les Etats-Unis. Le refus brésilien a d’ailleurs provoqué la protestation du Vénézuela, supporter de Poutine.
Pour le « Sud Global », ce qui compte c’est que « les BRICS contribuent à un ordre mondial plus juste et plus équilibré » comme l’écrit un quotidien chinois. « Les BRICS ont évolué au-delà de leurs racines économiques pour devenir une plateforme de collaboration politique et stratégique. Le groupe a acquis une influence croissante qui lui permet d’assumer un rôle central dans la promotion de la stabilité mondiale, de la prospérité mutuelle, du développement durable et de la gouvernance multilatérale.
Initialement constitué d’un groupe d’économies en développement rapide, le BRICS a évolué au-delà de ses racines économiques pour devenir une plate-forme de collaboration politique et stratégique. Le groupe a acquis une influence croissante qui lui permet d’assumer un rôle central dans la promotion de la stabilité mondiale, de la prospérité mutuelle, du développement durable et de la gouvernance multilatérale. (…) Dans un effort pour réduire la dépendance au dollar, les dirigeants des BRICS ont discuté de mesures visant à promouvoir les transactions en devises locales (…)
Pour la Chine «L’inclusion de nouveaux membres d’Afrique et du Moyen-Orient signifie que les BRICS ont l’intention d’être une force mondiale, avec une représentation au-delà des limites traditionnelles des puissances économiques. Le leadership de la Chine et son engagement en faveur d’un développement équitable et inclusif garantissent que les BRICS sont bien placés pour favoriser un environnement où les voix et les intérêts divers sont respectés, réduisant potentiellement les conflits découlant de l’exclusion économique et politique. »
Selon Yead Mirza, un expert indépendant en géopolitique, « cette alternative devrait porter également sur le système SWIFT dont les Etats-Unis ont exclus la Russie au titre des sanctions, mais même la mise en accusation de Poutine par la Cour Pénale Internationale (CPI) » ne l’a pas impressionné.
Cela étant, le format BRICS offre toute la souplesse nécessaire y compris quand les intérêts de ses participants ne convergent pas. Selon Celso Amorim, conseiller du Président brésilien Lula pour les affaires étrangères, il s’agit certes d’élever la relation avec la Chine, cependant « la BRI, ce n’est pas un traité. Les projets du Brésil peuvent correspondre ou pas avec ceux de la Chine. »
Le Brésil est la huitième économie mondiale et les États-Unis sont son deuxième partenaire commercial. En 2023, les échanges commerciaux avec les États-Unis se sont élevés à 74,8 milliards de dollars, les exportations vers le Brésil représentaient 2,3 % des exportations totales des États-Unis, tandis que les importations en provenance du Brésil représentaient 1,2 %. En mai 2024, le Brésil et les États-Unis ont convenu d’accroître le commerce et l’investissement.
La Chine, en revanche, en est le premier partenaire commercial depuis 14 ans. Le Brésil a été le premier pays d’Amérique latine à dépasser les 100 milliards de dollars en échanges commerciaux annuels avec la Chine.
En 2023, le volume des échanges bilatéraux a atteint 181,53 milliards de dollars, soit une hausse de 6,1 % par rapport à l’année précédente. Les exportations de la Chine vers le Brésil se sont élevées à 59,11 milliards de dollars (en baisse de 4,3 %), tandis que les importations du Brésil ont augmenté pour atteindre 122,42 milliards de dollars (en hausse de 11,9 %).
Autre membre important, la participation de l’Inde aux BRICS souligne sa stratégie visant à équilibrer ses liens entre les plateformes du Sud et l’Occident. Elle a toujours refusé de rejoindre la BRI, ce qui explique le manque d’engagement de ses entreprises. Les relations tendues avec la Chine, marquées par un déséquilibre commercial bilatéral et des tensions frontalières, ont encore façonné la perception négative de l’initiative par l’Inde. En outre, l’Inde s’oppose aux Nouvelles routes de la soie parce que le corridor économique sino-pakistanais (CPEC) traverse le Cachemire (PoK) occupé par le Pakistan, ce que l’Inde considère comme une violation de son intégrité territoriale et voit dans la BRI une forme de néo-colonialisme chinois, avec des projets qui enferment les petits pays dans des cycles d’endettement paralysants, nuisent aux écosystèmes locaux et perturbant les communautés.
Les projets tels que le bail controversé de 99 ans du port de Hambantota au Sri Lanka dans le cadre d’un échange de dettes illustrent les crises financières qui peuvent découler de tels arrangements. L’Inde craint que ces dettes non soutenables ne rendent les pays partenaires vulnérables aux influences chinoises et qu’elles ne portent atteinte à leur souveraineté.
Et le dollar dans tout ça ?
Lors du sommet de Kazan, Vladimir Poutine a annoncé un système de paiement des BRICS, le BRICS Pay mais a constaté que les membres des BRICS sont concentrés sur des projets à court terme qui visent à « renforcer leur rôle dans le système monétaire international, en élargissant la coopération interbancaire et l’utilisation des devises nationales dans les échanges commerciaux mutuels », avec pour objectifs des systèmes de paiement qui n’exigent pas le dollar, une volonté qui n’est pas nouvelle mais n’est pas une mince affaire.
Tandis que certains commentateurs ont exprimé leur scepticisme et maintenu que le « rêve de dédollarisation des BRICS demeure un rêve », les décideurs américains semblent prudents, comme l’illustre le fait que le Congrès a tenu une réunion sur « La domination du dollar : préserver le statut du dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale en juin 2023. »
L’Australie, le Japon, la Nouvelle-Zélande et le Canada, ont uni leurs forces et sanctionné la Russie mais une majorité d’États s’en sont abstenus. La Russie a donc pu compenser les restrictions unilatérales qui lui ont été imposées en se tournant vers des pays tiers, notamment l’Inde et la Chine, et dans une certaine mesure la Turquie. Les États-Unis, avec le soutien de l’UE, cherchent à les contraindre à s’aligner sur leurs restrictions par des sanctions extraterritoriales, également appelées « secondaires ».
D’autres alliances telles que le Mouvement des non-alignés et le G77 sont critiques de ces outils, souvent appelés « mesures coercitives unilatérales ».
En réalité, dès qu’une crise se produit et à nouveau après la victoire de Trump, le dollar monte en flèche : il reste la monnaie refuge par excellence, quitte à baisser une fois la crise passée – rester trop haut n’est pas bon pour les exportations américaines.
Le Kremlin lui-même l’a reconnu aussitôt le sommet passé: la formation d’une monnaie unique au sein des BRICS est “impossible” pour le moment, a déclaré peu après son porte-parole Dimitry Peskov.
A contrario, sans une puissance dominante occidentale, les petits pays pourraient se retrouver vulnérables face aux géants régionaux tels que la Chine, qui pourraient leur imposer leur volonté.
Trump parviendra-t-il à sauver le dollar ? En campagne, il a été des plus clairs : « Vous quittez le dollar, vous ne commercez plus avec les États-Unis ». Le lendemain de son élection, le dollar a fortement augmenté.
Un expert en finance britannique montre bien en quoi il est difficile de construire un système financier alternatif.
La déclaration finale des BRICS met l’accent sur un système financier multipolaire. Le FMI, la Banque Mondiale, ce qu’on appelle le « consensus de Washington » privilégient au contraire la stabilité macroéconomique, la soutenabilité de la dette, la finance climatique et l’infrastructure financière.
Le FMI, en coordination avec l’Association Internationale pour le développement, filiale de la Banque mondiale, soutient les économies vulnérables par des prêts concessionnels mais exige la discipline budgétaire.
Au contraire, la Nouvelle banque de développement (NDB) des BRICS est moins exigeante sur la conditionnalité. En incluant de nouveaux membres comme l’Égypte, l’Éthiopie et les EAU, elle montre sa volonté de construire un modèle de financement plus souple.
Le financement climatique fait aussi apparaître des divergences : plus standardisé dans le cas du FMI/Banque mondiale, le Brésil et l’Inde trouvent la souplesse de la NDB plus adaptée à leur forme de développement.
En matière d’infrastructure financière, des divergences profondes se font jour avec les institutions financières internationales qui n’envisagent que des modifications très prudentes.
La communauté financière internationale sera attentive aux déclarations de la COP 29 et du 11ème G20 : iront-elles vers la confrontation ou la coopération ?
En définitive, moins problématique est le commerce, que l’OMC est censée réguler, bien que les États-Unis entravent son fonctionnement normal en bloquant l’organe d’appel de son règlement des différends.
Pour clore provisoirement on reprendra volontiers cette réflexion entendue au sujet du sommet de Kazan : « le format BRICS se transformera-t-il d’un brouhaha de bazar à celui d’un centre commercial ? »
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La phrase finale de ce chroniqueur parait, dans toute sa condescendance occidentale refléter un monde en voie de décomposition. Si le dernier sommet des BRICS expose, selon lui, une sorte de cadavre exquis en forme de bazar, ce qu’il préfigure voire davantage c’est l’exaspération de l'”occident global” et de son “chef de file” les États-Unis.
Kazan donne à W. Poutine l’occasion de se présenter comme le mentor d’un “Sud-Global”, certes dépareillé et divisé et sans doute concurrencé par son voisin chinois. Mais, malgré une poursuite par la cour pénale internationale que la présence du secrétaire général de l’ONU semble atténuer si ce n’est invalider, il réunit autour de sa personne “triomphante” une quarantenaire de représentants officiels d’États. Par ailleurs les candidatures au club ne cessent de s’accroitre et l’on se bouscule au portillon.
Ces États rassemblent environ la moitié de la population et de la richesse mondiale. Qui plus est, cette richesse et le poids des pays représentés suivent une courbe ascendante face à un “occident” que Poutine qualifie de global en voie de déclin relatif.
Les États-Unis restent une puissance incontestable, le dollar qui en est la matérialisation et l’instrument reste dominant mais la puissance américaine, a cessé d’être hégémonique.
L’Europe, dans son sillage, marque le pas. Les fissures européennes sont criantes et l’implosion de l’ensemble est une hypothèse envisagée, souhaitée par certains. C’est ce que témoigne le sommet de Kazan et c’est ce que les pays réunis ont voulu dire. Le stade deux de la colonisation occidentale est désormais atteint nonobstant les turpitudes néo-coloniales bouillonnantes et à l’œuvre dans le camp du “Sud Global.”