L’universitaire genevois Jean-Luc Maurer, grand spécialiste de l’Indonésie, nous a autorisé à reproduire un article paru sur le site The Conversation dont nous vous recommandons la lecture. Il porte sur un sujet d’actualité, évoqué dans notre dernier éditorial hebdomadaire : la tentation de certains pays, dont l’Indonésie, de redonner vie au bloc des non – alignés. A lire pour mieux comprendre les enjeux géopolitiques de la guerre Ukraine-Russie.
Une analyse de Jean Luc Maurer pour le site The Conversation
Avec le conflit Russie-Ukraine, le renouveau des non alignés ?
Jean-Luc Maurer, Professeur honoraire en études du développement, affilié au Albert Hirschman Center on Democracy, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID).
La guerre que la Russie a déclenchée le 24 février contre l’Ukraine vient de franchir le cap des trois mois et ne semble pas près de finir. Or, malgré l’unanimité des pays du bloc occidental, membres de l’UE ou de l’OTAN, et des alliés traditionnels des États-Unis en Asie orientale ou en Océanie pour condamner cette brutale invasion et les crimes de guerre et contre l’humanité auxquels elle a déjà donné lieu, la communauté internationale reste très divisée quant à la position à adopter sur cette affaire.
En effet, de nombreuses nations membres de l’ONU, appartenant en majorité au groupe historique dit des 77 créé en 1964 pour promouvoir le développement des pays dits « du Sud », restent dubitatives, hésitent à condamner la Russie et préfèrent camper sur une neutralité au premier abord troublante et difficile à comprendre.
Un clivage Nord-Sud dans la condamnation de la Russie
Dans un premier temps, la sidération provoquée par cette agression a pourtant suscité une certaine unanimité dans la condamnation. Ainsi, l’AG de l’ONU a voté le 2 mars une première résolution demandant à la Russie de « retirer immédiatement, complètement et sans condition toutes ses forces militaires », à une écrasante majorité de 141 voix favorables, face à seulement 5 oppositions et 35 abstentions.
Les cinq pays ayant voté contre cette résolution sont sans surprise la Russie elle-même, son vassal la Biélorussie, les régimes dictatoriaux pestiférés dépendants d’elle que sont la Syrie et l’Érythrée, ainsi que la sinistre Corée du Nord.
Toutefois, parmi les 35 pays qui se sont abstenus, on comptait déjà plusieurs des acteurs majeurs de la communauté internationale, dont la Chine et l’Inde, mais aussi le Pakistan, l’Iran, l’Afrique du Sud ou l’Algérie.
Le 7 avril, lors du vote d’une seconde résolution de l’AG proposant d’exclure la Russie du Conseil des droits de l’homme, seuls 93 pays se sont prononcés pour, 24 contre et 58 choisissant de s’abstenir.
Parmi les 24 pays qui ont voté contre, on retrouve les quatre qui avaient déjà soutenu la Russie précédemment, mais cette dernière a cette fois rallié à sa cause de nombreux pays d’Asie, à commencer par la Chine, suivie des frères communistes du Vietnam et du Laos, ainsi que de toutes les anciennes républiques soviétiques de l’Asie centrale, les alliés naturels d’Amérique du Sud que sont Cuba et le Nicaragua et des pays africains comme l’Algérie, le Mali, le Congo ou l’Éthiopie.
Cependant, c’est le nombre de pays s’étant abstenus qui est le plus parlant. On y retrouve la plupart des poids lourds démographiques et politiques du monde non occidental : l’Inde, l’Indonésie, le Pakistan, le Bangladesh, la Thaïlande, le Brésil, le Mexique, l’Égypte, l’Afrique du Sud, le Nigeria, l’Angola, le Mozambique, l’Arabie saoudite, le Qatar et Oman notamment. Six d’entre eux (Inde, Indonésie, Brésil, Mexique, Afrique du Sud et Arabie saoudite) sont même membres du G20, qui est plus divisé que jamais sur cette question puisque la Russie y bénéficie du soutien de la Chine.
Depuis lors, ce nouveau clivage Nord-Sud ne s’est pas démenti : les pays qui refusent de condamner fermement la Russie représentent donc les deux tiers de l’humanité. Plusieurs raisons complémentaires permettent d’expliquer et de comprendre cette situation.
Le souvenir de la guerre froide
Tout d’abord, pour beaucoup de pays du Sud, le conflit entre la Russie et l’Ukraine est confus et relève des séquelles de l’implosion de l’URSS. Ils ne sont pas loin de considérer qu’il s’agit là d’une affaire interne à la « grande Russie » dans laquelle ils ne veulent pas prendre parti au nom d’un principe de non-ingérence, en l’occurrence interprété de manière très discutable.
Ensuite, les objectifs de l’Occident, des États-Unis et de l’OTAN leur semblent à juste titre suspects. Après avoir commencé à tourner le dos à l’Europe depuis la présidence Obama pour se concentrer sur sa rivalité croissante avec la Chine dans la région Indopacifique, les États-Unis semblent en effet avoir redécouvert leur vieil ennemi russe et vouloir mener contre lui, par l’intermédiaire de l’Ukraine, une nouvelle guerre au nom du « combat de la démocratie contre le totalitarisme ».
Or nombreux sont les pays du Sud qui ont fait les frais de la guerre froide et des guerres chaudes qu’ont menées sur leur territoire les deux puissances dominantes de l’époque. Il serait fastidieux d’énumérer ici tous les conflits sanglants de cette nature qui ont émaillé l’histoire de la seconde partie du XXe siècle, de la capitulation de l’Allemagne nazie en mai 1945 jusqu’à la chute du mur de Berlin en novembre 1989. On ne peut toutefois pas passer sous silence la guerre de Corée de 1950 à 1953, les interventions armées des États-Unis dans leur pré carré latino-américain au Guatemala en 1954 et 1960, à Cuba en 1959-1960, au Salvador et au Nicaragua en 1980, à Grenade en 1983 et à Panama en 1989 et surtout la guerre du Vietnam élargie au Cambodge et au Laos de 1961 à 1975.
Et tout cela sans compter les innombrables coups d’État militaires sanglants organisés avec le soutien de la CIA américaine et ses alliés aux quatre coins de la planète, du Brésil et du Congo en 1964 à l’Indonésie en 1965 et au Chili en 1973.
Il est vrai que l’URSS s’est comportée de manière guère moins brutale pour supprimer les velléités démocratiques au sein du bloc socialiste, de Budapest en 1956 à Prague en 1968, sans même parler de la guerre d’Afghanistan (1979-1988).
Quoi qu’il en soit, une chose est certaine : de très nombreux pays du Sud ont payé le prix fort de la guerre froide et ne veulent pas se retrouver une nouvelle fois coincés entre le marteau et l’enclume.
Deux poids, deux mesures ?
En outre, le comportement plus récent de l’Occident sur la scène internationale ne le place pas en bonne position pour condamner les pays qui violent la souveraineté d’autres nations et leur donner des leçons de morale.
En effet, la croisade planétaire visant à imposer la démocratie dans le monde par la force armée, lancée par George W. Bush et son entourage néo-conservateur à la suite des attentats du 11 Septembre, et qui a abouti à l’invasion de l’Irak et de l’Afghanistan, a largement délégitimé, dans de nombreux pays du monde, toute prétention occidentale à l’exemplarité.
L’intervention conduite par les Américains et leurs alliés serviles en Irak, au premier rang desquels le Royaume-Uni, s’est accompagnée de crimes de guerre et contre l’humanité ainsi que de graves atteintes aux droits de l’homme et à la dignité humaine dans les centres de détention d’Abu Ghraib et de Guantanamo, où la torture a été systématique. S’y ajoutent l’action de la France et de l’OTAN en Libye (2011) qui a notamment donné lieu à l’assassinat sordide de Khadafi et, bien entendu, le soutien constant de Washington à Israël dans le conflit israélo-palestinien, matérialisé notamment par les nombreux vétos que les États-Unis ont opposés aux résolution de l’ONU condamnant la partie israélienne.
Un drapeau américain et un drapeau israélien sont brûlés pendant une manifestation en Irak, le 5 janvier 2020, pour protester contre l’élimination par une frappe américaine du général iranien Ghassem Soleimani.
Les pays du Sud qui, aujourd’hui, s’abstiennent de condamner la Russie pour son invasion de l’Ukraine ont tout cela à l’esprit et l’on peut donc comprendre que bon nombre d’entre eux soient sceptiques devant les appels des États-Unis et de l’Occident à rejoindre leur croisade contre Moscou face à un conflit complexe dont ils ne comprennent pas tous les enjeux et qui ne leur semble pas pire que ceux d’Irak, de Libye ou d’ailleurs. Il faut aussi dire que plusieurs d’entre eux sont des clients fidèles de Moscou qui leur vend des armes et équipe ou forme leurs forces armées à des conditions favorables.
Mais, de fait, ces pays défendent surtout leurs propres intérêts légitimes et sont principalement préoccupés par la crise économique planétaire résultant de ce conflit et le blocage des exportations de céréales et d’engrais chimiques d’Ukraine et de Russie qui les menacent de famine, comme l’a plaidé au nom de l’Afrique auprès de Poutine le président sénégalais Macky Sall lors de sa récente visite à Sotchi. Il a d’ailleurs bien précisé ce point de vue dans un entretien accordé au Monde en disant en substance que l’Afrique devait d’abord veiller à régler ses propres problèmes plutôt que de prendre parti dans ce conflit.
Un modèle occidental discutable hier comme aujourd’hui
Dans une perspective historique plus longue, il ne faut pas sous-estimer non plus le fait que de nombreux pays du Sud, principalement en Afrique, n’ont toujours pas digéré les avanies de l’esclavage, de la colonisation et des politiques néocoloniales qui lui ont emboîté le pas. Ils ont aussi le souvenir qu’à l’époque de la lutte anticoloniale et du début des indépendances, l’URSS a été pratiquement le seul pays à les soutenir.
Les très mauvaises relations actuelles de la France avec les pays du Sahel doivent donc aussi s’analyser en se remémorant « l’amitié entre les peuples » qui a lié à Moscou le Mali de Modibo Keïta ou la Guinée-Conakry de Sékou Touré dans les années 1960. En dépit de tout ce qu’elle peut faire en Ukraine, la Russie d’aujourd’hui tire toujours avantage de cette réputation de solidarité passée avec ce qu’on appelait le Tiers Monde, comme une sorte de rente historique.
Enfin, pour en revenir à une dimension éminemment contemporaine, de nombreux États du Sud restent dubitatifs face à la volonté proclamée par Joe Biden d’incarner le camp de la démocratie sur la scène internationale. Outre le fait que la crédibilité de Biden est entachée par le fait qu’il a voté en faveur de l’invasion de l’Irak, la démocratie américaine a régulièrement démontré toutes ses limites et outrances avec Donald Trump, a consterné le monde lors de l’invasion du Congrès le 6 janvier 2021 et suscite l’horreur par les tueries de masse perpétrées par des fous sanguinaires qui ensanglantent ses villes chaque semaine.
Plus divisés que jamais, les États-Unis donnent plutôt l’image d’un pays au bord de la guerre civile et sur le déclin, inefficace, violent, raciste et injuste, notamment vis-à-vis de sa minorité afro-américaine.
À l’inverse, la grande Némésis actuelle de Washington, à savoir la République populaire de Chine de Xi Jinping, représente le contre-modèle d’un pays en plein essor qui a réussi en quelques décennies à sortir des centaines de millions de personnes de la pauvreté et à mettre en œuvre une politique de développement économique et social lui permettant d’espérer redevenir d’ici le centenaire de sa révolution en 2049 la première puissance du monde qu’elle était jusqu’au XIXe siècle.
Il n’est donc pas surprenant qu’une proportion importante de la population de nombreux pays du Sud et même du Nord en soit arrivée à penser qu’un régime autoritaire est plus efficace pour gouverner qu’un système « démocratique » – concept qui a souvent été détourné par les oligarchies locales à leur profit, est souvent synonyme de corruption et n’a pas tenu ses promesses de justice et de liberté. Cela explique en bonne partie que la démocratie soit remise en question un peu partout aux quatre coins de la planète et que l’autoritarisme ait le vent en poupe.
Enfin, il ne faut pas négliger le fait que la majorité des populations de nombreux pays du Sud est rétive au libéralisme sociétal prôné par l’Occident, jugé décadent, a-religieux et trop favorable aux droits des femmes et des minorités LGBT+, alors que la Russie s’est forgé l’image du modèle opposé qui défend les « valeurs traditionnelles ». Or Moscou en joue beaucoup avec habileté et succès dans son discours à leur égard.
Le G20 en danger ?
Pour toutes ces raisons, de nombreux pays du Sud se montrent pour le moins réservés face à l’invasion par la Russie de l’Ukraine pour la défense de laquelle l’Occident s’est mobilisé de manière un peu trop enthousiaste pour ne pas être suspecte à leurs yeux. À l’époque de la guerre froide, une bonne partie de ces pays avaient déjà essayé d’échapper à la nécessité de choisir entre la « peste américaine » et le « choléra soviétique » en créant le Mouvement des non-alignés lors de la conférence de Bandung en 1955 présidée par Sukarno, entouré de Nehru, de Nasser, de Nkrumah, de Norodom Sihanouk et même de Zhou Enlai.
Le funeste conflit armé qui ensanglante à nouveau une Europe où l’on pensait « ne jamais plus revoir cela » favorise une certaine résurgence de cet esprit du non-alignement. Ce qui ne va pas rendre plus facile la gestion des affaires d’un monde désormais confronté à une crise économique dévastatrice, qui peut avoir des conséquences catastrophiques pour certains pays très dépendants des importations de gaz ou de blé en provenance de Russie ou d’Ukraine.
Très concrètement, le clivage évoqué plus haut qui s’approfondit au sein du G20 illustre particulièrement bien cette nouvelle division Nord-Sud de la communauté internationale. Le prochain sommet du club des vingt plus grandes économies de la planète doit en effet se tenir à Bali à la mi-novembre puisque c’est l’Indonésie qui assure sa présidence en 2022. Or, une petite majorité de pays membres de l’alliance informelle de ceux qui soutiennent activement l’Ukraine, tous du Nord au sens économique du terme, ne veulent pas s’asseoir à la même table que Poutine et insistent pour que la Russie ne soit pas invitée. Les autres, majoritairement du Sud, la Chine en tête, ne partagent pas entièrement cette position de rupture ou sont même d’un avis résolument contraire.
Face à cela, le président indonésien Jokowi, hôte du sommet et placé dans une situation très inconfortable, a annoncé qu’il n’était pas dans son pouvoir d’exclure la Russie mais qu’il inviterait en revanche volontiers Volodymyr Zelensky à également participer à la réunion, ce que ce dernier a déjà accepté. Il est difficile de dire si sa proposition sera retenue et permettra de surmonter le blocage, mais il se pourrait bien au contraire que la guerre entre la Russie et l’Ukraine fasse exploser le G20. Ce ne serait certes pas là son aspect le plus dramatique ni fondamental, mais cette institution emblématique de la phase de globalisation qui s’achève serait alors l’une des victimes collatérales de l’impasse conflictuelle vers laquelle se dirige le concert plus dissonant que jamais des nations.
Il faudrait d’abord s’entendre sur le mot démocratie : un gouvernement qui se réduit à élire un Président, une court suprême, et dont la base morale se réduit à l’économie de marché et au puritanisme mérite t-il d’êtres considéré comme une démocratie ?
Sur la plan du droit, la thèse de la Russie est incontestable ; un statut d’autonomie était prévu pour le Donbass, non seulement cette autonomie n’a pas eu lieu, mais encore une opération militaire était en préparation pour mars. Ce n’est que lorsque l’armée ukrainienne a commencé le réglage de son artillerie, comme l’a dument constaté l’OSCE, que la Russie a répondu a une demande d’assistance fondée en droit sur la charte des Nations Unies.