L’Orient est compliqué. La Chine et l’Inde sont deux géants. Comprendre l’enjeu de leurs escarmouches militaires dans l’Himalaya, toujours susceptibles de dégénérer, est donc capital pour le continent asiatique pris dans cet étau. Gavroche, une fois encore, fait le pari d’offrir à ses lecteurs des analyses d’experts au fait des réalités internationales. Notre collaborateur Yves Carmona, ancien ambassadeur de France au Laos et au Népal s’est plongé dans ce redoutable labyrinthe historique sino-indien.

Une analyse d’Yves Carmona, ancien Ambassadeur de France au Laos et au Népal

De Gaulle volait vers l’Orient compliqué avec des idées simples. Allant au Caire, ce n’était pas à cet Orient-là qu’il pensait mais essayons de comprendre pourquoi les deux géants – un tiers de l’humanité – se battent alors qu’ils ont de quoi se faire une guerre nucléaire.

1/ La Chine et l’Inde n’ont jamais fait la paix. Une ligne dite « Line of Actual Control» les sépare depuis leur dernière guerre qui remonte à 1962. Les deux géants se sont battus le 15 juin au Ladakh où il n’y avait pas eu mort d’homme depuis 1975. Ils avaient pourtant décidé en 1996, justement pour que le combat ne tue pas, de ne pas porter d’armes à feu dans cette région, mais au moins 20 soldats indiens et un nombre tenu secret de chinois sont morts dans ce combat à main nue. A cette altitude, plus de 4000 m, on ne réchappe pas du froid d’un torrent où on a eu le malheur de tomber…

2/ Ils se font la guerre aussi parce que le Président Xi Jinping a, au sein du Parti communiste et bien qu’il en soit le chef, des adversaires qui ne lui pardonneraient pas d’abandonner un pouce de la souveraineté chinoise. Qui lui feraient payer tout ce qui pourrait rappeler l’humiliation subie par la Chine quand elle était soumise à l’étranger.

Après avoir été mis à l’index, peut-être même traduit en Justice, pour avoir négligé les tout premiers symptômes du COVID-19, Xi a à cœur de faire en sorte qu’on considère la pandémie comme du passé, et on voit bien que cela ne va pas de soi.

L’économie, grande victime

C’est l’économie qui en souffre le plus, bien que la Chine soit avec l’Indonésie le seul pays du G20 à connaitre un peu de croissance en 2020. Or la Chine a su, après la folie révolutionnaire des gardes rouges et le massacre de 1989, faire de la croissance à outrance la contrepartie au manque de libertés d’une classe moyenne montante.

3/ Face à Xi Jinping, un leader charismatique et lui aussi nationaliste, Narendra Modi, qui a fait de l’Inde et en particulier de sa religion dominante, l’hindouisme, le porte-drapeau d’une identité fière d’elle-même. De plus, il est proche des chefs réactionnaires que sont le Président Trump, le Premier ministre Abe et, au sein de la Quad de facto dirigée contre la Chine, l’Australie.

Or le patron du PC chinois doit montrer qu’il tient les rênes sur le plan territorial et trois régions chinoises constituent les tests de ce contrôle territorial : Hong Kong, Taïwan et le Tibet. Et, au-delà de frontières contestées, la mer de Chine du Sud… et l’Inde.

Position européenne

Le sommet tenu en vidéo le 22/6 entre l’UE et la Chine a permis aux 27 d’exprimer leur inquiétude sur la loi de sécurité voulue par les autorités chinoises sur le territoire de l’ancienne colonie britannique. Il ne s’agit pas que de libertés : “Nous notons que 50% des investissements européens en Chine transitent par Hong Kong, notons qu’il y a 1 600 entreprises qui sont actives à Hong Kong et nous considérons qu’on doit respecter la neutralité politique de ces entreprises”, explique Charles Michel, président du Conseil européen.

Autre province chinoise mais rebelle, Taïwan a réélu en janvier 2020 Mme Tsai Ing wen qui, tout en se gardant de proclamer l’indépendance, mène une politique distante de celle de Pékin.

5/ Enfin, l’Inde accueille depuis 1959 le Dalaï-lama que la Chine a mis en fuite et à sa suite des dizaines de milliers de Tibétains. Peuplé de longue date de peuples de langue et de culture tibétaine, le Ladakh a un temps commercé avec le « Toit du monde ». La Chine, en coupant les routes commerciales qui avaient un temps relié le royaume tibétains à la vallée, a mis fin aux caravanes transportant vers le Tibet des vivres et en rapportant du sel et des métaux précieux. On n’y trouve plus guère que des touristes, souvent mus par des raisons religieuses.

La Chine accuse l’Inde d’avoir supprimé sans concertation en août 2019 l’autonomie du Jammu et Kashmir dont faisait partie le Ladakh.

Le pays-continent a également « annexé » récemment cartographiquement un morceau de Népal, à la grande fureur de ce dernier, 330 km2 très peu peuplés mais qui montrent combien les enjeux territoriaux, entre deux pays pourtant « démocratiques », sont à fleur de peau dans cette région.

6/ Enfin, faut-il le rappeler, la Chine a multiplié depuis une vingtaine d’années les empiètements sur les territoires maritimes de ses voisins, menant une politique systématique sans égard pour l’arbitrage international quand il lui est défavorable.

Que conclure ?

L’auteur de ces lignes se garde bien de proposer une solution. La résolution récente des dirigeants de l’UE est positive et contraste avec le « chacun pour soi » des dirigeants d’Asie du Sud-Est.

Mais il en faudra certainement davantage, et accepter de payer le prix d’une plus grande solidarité, pour équilibrer la puissance chinoise.

Cela permettrait de mener une politique qui ne se limite pas à choisir les imprécations anti chinoises d’une hyperpuissance américaine dirigée par un Président inconstant et fragilisé par l’approche des élections de novembre 2020 ?

Yves Carmona

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