Il y a eu Hong Kong. Il y a maintenant la Thaïlande. La jeunesse asiatique qui s’empare des rues pour demander des réformes démocratiques ou pour refuser l’étreinte chinoise sur l’ex colonie britannique est-elle en train d’imprimer un tournant politique à cette région dominée par des élites politiques traditionnelles et des dynasties familiales ? Notre chroniqueur géopolitique Yves Carmona, ancien ambassadeur de France au Laos et au Népal, pose la question.
Une analyse d’Yves Carmona, ancien ambassadeur de France au Laos et au Népal
Les mouvements de jeunesse vont-ils se multiplier en Asie ?
Dans une actualité dominée par l’épidémie de COVID et l’élection américaine, une autre actualité plus propre à l’Asie existe-t-elle à travers les manifestations de jeunes contre certains pouvoirs en place ?
Comme à l’accoutumée, l’Occident ne pose son regard que quand cette actualité permet de faire de l’image, et il en va ainsi des manifestations qui émaillent Bangkok en s’en prenant aux dirigeants absentéistes et fantaisistes – ou quand cette agitation pourrait rappeler ce que l’Occident connaît mieux, les printemps arabes.
Beaucoup de bouleversements sont nés de ces printemps : le chaos libyen, la guerre meurtrière en Syrie, l’explosion libanaise et les régimes autoritaires qui s’installent un peu partout. Mais aussi sans doute quelques bienfaits.
Les médias et les experts se demandent donc si la jeunesse pourrait jeter à bas l’ordre établi en Asie, en particulier celle du Sud-Est.
Nul n’est prophète et l’auteur de ces lignes se gardera bien d’y jouer après avoir si souvent reproché aux touristes diplomatiques ou autres de parler de ce qu’ils ne voient pas.
Quelques faits doivent cependant être rappelés.
– L’Asie du Sud-Est n’existe que comme expression géographique.
Chaque pays qui la constitue est porteur d’une histoire, d’une culture, d’une ou plusieurs langues, d’un ou plusieurs peuples, d’une démographie et d’un système politique différents. La crise sanitaire mondiale a aggravé ces différences plutôt qu’elle n’a contribué à les réduire. On voit ainsi se créer des « bulles du voyage » entre pays où les chiffres de la pandémie sont meilleurs qu’en Europe ou en Amérique. Certains pays d’Asie du Sud-Est aspirent naturellement à faire partie de cette bulle profitable.
Que ceux qui vivent en Asie, autochtones ou étrangers, aient connu une pandémie moins sévère qu’ailleurs n’a pas trouvé d’explication décisive. Régimes politiques plus efficaces ? climat plus humide, donc moins propagateur ? sens des responsabilités plus développé qu’en Occident ?
Une cartographie de chacun des pays d’Asie et des raisons pour lesquelles certains pays s’en sortent mieux, ou paraissent s’en sortir mieux que d’autres reste donc à faire.
Mais la réalité est la même : si les jeunes sont moins que les personnes âgées victimes du virus, les conséquences économiques les frappent, partout et en Asie aussi : des emplois disparaissent, certains ne trouvent d’issue que dans le suicide, la Covid est source de malheur pour un grand nombre de jeunes et moins jeunes.
Pour les pays et gouvernements proches de la Chine, c’est envers elle une plus grande dépendance financière, commerciale, politique, sociale qui en découle.
– L’hétérogénéité sociale et démographique domine dans la région
Qu’y a-t-il de commun entre les jeunes éduqués de Bangkok, dont les parents et grand-parents se sont déjà battus contre des militaires prévaricateurs à diverses époques, et leurs voisins laotiens dont l’histoire semble s’être figée en traversant le Mékong pour échapper au Pathet Lao en 1975 ?
Qu’ont-ils de commun avec leurs autres voisins cambodgiens qui se demandent si leurs parents et grand-parents ont été des tortionnaires khmers-rouges ? avec les voisins birmans qui ont troqué la révolte inspirant les stars occidentales de la « dame du Lac » contre un fragile équilibre aux relents racistes dans sa récusation des Rohingyas ? Entre des pays où on fait encore des enfants et ceux, comme Singapour, où on a de longue date préféré le bruit du tiroir-caisse à celui des berceaux ?
Avec des régimes appuyés sur un Islam, certes moins rigoriste que celui du Moyen-Orient mais qui fait de l’Indonésie, pays de loin le plus peuplé d’Asie du sud-Est (près de 270 millions d’habitants), une des plus nombreuses nations musulmanes tout en voyant la Chine un grand partenaire commercial? Ou la Malaisie dont le vieux ex-premier ministre fait encore une fois de l’islamisme son fonds de commerce ?
Et si on élargit le champ du regard, quoi de commun entre les jeunes de Bangkok et ceux de Hong Kong qui manifestent contre un ordre jugé injuste et menaçant ?
– Une nécessité: échapper à la «Sinamérique»
Les dirigeants de la région sont tous confrontés au même défi, auquel ils apportent des réponses différentes: éviter l’étau de la Sinamérique, entre la Chine toujours plus puissante à leur porte et les États-Unis où l’élection Joe Biden, si elle intervient, ne suffira pas à changer profondément la donne
Car, que le lecteur permette un instant de parler un peu des aux États-Unis, car ceux-ci ne sont pas un modèle de démocratie ! L’élection d’un Trump a certes été une surprise très douloureuse en 2016 – l’auteur de ces lignes se souvient des commentaires éplorés de certains au traditionnel petit déjeuner organisé par l’ambassade américaine pour suivre des élections dont le résultat surprit le monde entier. Or on voit de manière documentée que 4 ans après, le processus électoral américain, qui n’est ni fait ni à faire, peut permettre à nouveau à un blond incompétent de gagner l’élection et que beaucoup de ceux qui ont voté pour ce milliardaire après avoir eu un Président noir et parce qu’ils ne voulaient pas d’une femme vont à nouveau voter pour lui.
La jeunesse n’échappe pas à ces contradictions. Comment lutter contre le changement climatique ? pour une meilleure inclusion des femmes ? contre les discriminations de toute sorte ?
Autant de combats qui traversent classes d’âge, régimes politiques et clivages Est-Ouest.
Autant de combats pour la jeunesse de tous les pays auxquels cet article fait référence, mais qui en fait sont communs à tous.
Alors, s’il fallait prendre des paris, on laisserait peu de chances de bouleversements aux jeunes manifestants.
Il faut surtout leur souhaiter un avenir plus radieux que celui que la non-résolution de ces problèmes leur réserverait.
Yves Carmona
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