Gavroche est ravi de publier désormais régulièrement des chroniques historiques et culturelles de Jean Baffie, si fin connaisseur de la Thaïlande.
Par Jean Baffie
L’idée reçue et largement diffusée est que les étrangers nomment la capitale de la Thaïlande Bangkok tandis que les Thaïlandais sans exception l’appellent Krungthep ou Krungthep Maha Nakhon, qui serait son nom thaï. J’ai signalé dans un précédent article de Gavroche que c’était Bangkok qui était un nom thaï tandis que Krungthep était d’origines étrangères (mône-khmère, sanskrite).
Mais on peut aller au-delà de l’aspect proprement linguistique. Pour diverses raisons, il existe bon nombre de Thaïlandais qui choisissent d’utiliser Bangkok plutôt que Krungthep.
Je ne vais pas insister sur les nombreuses compagnies qui utilisent, même dans leurs intitulés en langue thaïe, le nom de Bangkok parce que cela fait plus moderne ou plus international. La plus connue est la Bangkok Airways, mais il y a également Bangkok Autopart, Bangkok Ceramic, Bangkok Land, Bangkok Assurances… Notons également que plusieurs publications de langue thaïe ont porté le nom de Bangkok comme le quotidien Bangkok Kanmueang (Bangkok Politique) sous le règne du roi Prajadhipok (1925-1935), célèbre pour ses caricatures, ou l’hebdomadaire populaire Bangkok Raisapda dont le numéro un sortit le 20 juin 1958 et qui existe encore aujourd’hui…
Je ne fais pas ici non plus allusion aux nakrian nok, les Thaïlandais ayant fait au moins une partie de leurs études supérieures dans des pays anglophones (Royaume Uni, États-Unis, Australie, Nouvelle Zélande voire Philippines) qui, alors que dans ces pays ils parlaient quelquefois plus le thaï avec leurs compatriotes étudiants comme eux que l’anglais avec les locaux, s’habituent à dire Bangkok – prononcé « bèngkôque » – en exagérant la prononciation du touriste moyen, alors que dans la prononciation courante de Bangkok la voyelle a se prononce comme en français et que la consonne k finale est presque inaudible.
En 1974, Madame Jacqueline de Fels, mon professeur de langue thaïe à l’Inalco, à laquelle je venais de dire que je commençais une thèse sur Bangkok, fit deux commentaires : 1. J’allais donc étudier les Chinois. 2. Je devais savoir que, lorsqu’on s’éloignait de la capitale thaïlandaise, il n’était pas rare de rencontrer des populations qui appelaient celle-ci Bangkok plutôt que Krungthep. De la seconde information, elle semblait conclure que ces gens avaient conservé le nom ancien et n’avaient pas tenu compte du changement de statut de la ville à la fin du XVIIIe siècle.
En fait, si les mots de maha nakhon (grande ville) ne posent pas de problème, il en va différemment de Krungthep pour des raisons surtout politiques et religieuses.
La dimension politique
Le roi Rama IV a écrit en 1871 dans le Bangkok Calendar que le mot môn krung avait à l’origine le sens de fleuve (maenam), et expliquait que celui qui contrôlait le fleuve était le chao krung (seigneur du fleuve) et que l’endroit où il était installé finit par prendre également le nom de krung. En khmer, le mot krung (kurung ou krong) a le sens actuel de ville, capitale ou royaume, mais avec un sens plus ancien ou littéraire de « roi, prince ». Le grand dictionnaire cambodgien-français du missionnaire Sindulphe Tandart, qui date de 1935, donne pour krong la série d’équivalents suivant : « protéger », « soigner », « régir », « roi », « capitale », « royaume » (volume I, p. 437). Utiliser krung revient donc à se reconnaître comme sujet du roi siamois résident à Bangkok. Pour les populations récemment soumises ou plutôt éloignées de Bangkok, pour les habitants des régions qui reconnaissaient autrefois plusieurs suzerains (Siam, Viêtnam), cette domination siamoise était plus lâche ou discontinue et le terme de Bangkok l’emportait plus souvent sur celui de Krungthep.
La dimension religieuse
Le mot thep pose également problème car, même si les divinités évoquées peuvent prêter à confusion et, même si les missionnaires catholiques auteurs des premiers dictionnaires (Mgr Pallegoix, Mgr Vey) – puis des compilateurs catholiques comme phra Riem – ont choisi de traduire le terme par « anges », il est clair que ces thevada ne peuvent guère être rattachés à des religions comme l’islam ou le christianisme. Ainsi une brochure (non datée mais publiée après 2002) sur l’histoire de la mosquée Tonson, une des plus anciennes de la ville, a pour titre (repris au bas de chaque page) Matsayit tonson kap chumchon bangkok que l’on peut traduire par « La mosquée Tonson et la communauté de Bangkok ». Plus généralement, la forme Malayu Bangkok n’est pas rare, notamment pour désigner la langue parlée par certains musulmans de Bangkok d’origine malaise.
Même si Krungthep est pris aujourd’hui comme une forme figée par la majorité des Thaïlandais peu regardant sur l’étymologie, il est clair que des intellectuels musulmans (et chrétiens) préfèrent éviter un terme trop connoté religieusement.
Le nom de Bangkok n’est pas non plus tout à fait absent des documents officiels. Ainsi la proclamation (prakat) 87 de l’année 1856 lors du règne du roi Mongkut donne les noms officiels et les noms populaires des principales villes du royaume. Il y est dit précisément « …krungthepmahanakhon amonrattanakosin mahintharayutthaya que l’on appelle Bangkok ». D’autres villes sont citées de la même manière comme Mueang Nakhon Khuankhan ou Paklat, Samut Prakan ou Paknam, Sakhonburi ouThachin, Pathum Thani ou Samkhok…On en déduit que certaines villes ont deux noms, l’un très officiel et l’autre plus populaire.
Enfin, signalons que les chercheurs thaïlandais étudiant la ville avant qu’elle ne devienne capitale utilisent tout naturellement le nom de Bangkok.
Au final, cela fait pas mal de Thaïlandais qui – régulièrement ou occasionnellement – montrent une préférence pour Bangkok plutôt que pour Krungthep.
Il n’appartient pas a un étranger de choisir pour les Thaïlandais.
Les Thaïlandais n’ont rien demande aux étranger a ce sujet.
Les deux doivent subsister et cohabiter. “L’international” ne connait que Bangkok; Dans la vie courante, on emploie indifféremment l’un ou l’autre; tout ceci est charmant. Qui a dit que la véritable étymologie de Bangkok était “villages aux oliviers? C’est encore plus poétique.