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BANGKOK – EXPÉRIENCE : Nai Lert, le charme du passé

Journaliste : Martine Helen
La source : Gavroche
Date de publication : 01/05/2020
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Nous l’écrivons souvent: les archives de Gavroche sont une richesse sans pareille. Nous vous proposons donc cet article de Martine Helen sur l’histoire de Nai Lert, le premier et le plus célèbre entrepreneur siamois et de sa résidence. Après trois années de rénovation, la propriété de Nai Lert, a été rendue à sa beauté originelle et est ouverte au public pour des visites guidées qui permettent de déambuler sur les 14 raïs (plus de deux hectares) de jardins aux arbres centenaires et de s’extasier sur les trésors que recèle la magnifique demeure toute en teck située à Chidlom, au cœur de la capitale.

 

Lert Sreshthaputra, connu sous le nom de Nai Lert, a été un précurseur dans bien des domaines. On le qualifierait aujourd’hui de génie de la stratégie et du marketing.

 

Né en 1872 dans une famille chinoise bien établie au service du gouvernement, il n’a pas voulu suivre la même voie. C’est le commerce qui l’a toujours attiré et il est devenu un pionnier dans ce secteur. Nai Lert a grandi à l’époque où le roi Chulalongkorn ouvre le pays aux idées et influences étrangères, lorsque le Siam passe de l’état « médiéval » à celui de moderne. Un service de poste et télégraphe est ouvert en 1890 et le premier tram d’Asie est lancé à Bangkok en 1893. Mais à l’aube du XXe siècle, il n’y avait pas encore une classe moyenne de commerçants siamois. L’exportation du riz était aux mains des Chinois et le commerce avec l’étranger était contrôlé par les Européens qui avaient établi des banques de commerce, des entrepôts et des bureaux de transport maritime à Bangkok, une ville qui comptait alors 400 000 habitants.

 

Le jeune homme voit toutes les opportunités qu’il pourrait saisir et bouillonne d’idées. Mais d’abord, il veut apprendre et se fait engager sans salaire comme stagiaire dans une compagnie de commerce anglaise, la Windsor Trade Company. Nai Lert améliore considérablement son anglais au contact des clients européens et apprend les ficelles du métier. Puis il entre sur recommandation comme clerc chez Fraser & Neave, une société anglaise de boissons non alcoolisées de Singapour.

 

Nai Lert et Tam, son léopard qu’il emmenait partout avec lui.

 

Après trois ans, réalisant qu’il n’y avait pas de débouchés possibles lorsque son patron lui dit un jour qu’un « Chinois n’a ni le savoir ni l’image pour diriger une société européenne », il demande son transfert à Singapour, poursuit sa formation en commerce et boit ses premières boissons glacées. C’est décidé, il sera un concurrent de F&N ! Il passe tout son temps libre chez John Little, le meilleur « grand magasin » de Singapour et note tous les produits qui ne sont pas disponibles à Bangkok : biscuits, confiseries, jambon, fromage, etc., et apprend l’art de l’étalage. De retour à Bangkok, dans les deux ans, il ouvre sa propre boutique de commerce de détail, le Nai Lert Store, à Klong Padung Krung Kasem, le quartier du commerce d’alors. On y trouve des machines à coudre Singer, des viandes en conserve et bien d’autres produits importés de Singapour ou d’Europe, dont une limonade gazeuse en bouteille. En 1910, son affaire s’est tellement bien développée qu’il est en route pour devenir le plus gros entrepreneur du Siam en lançant une série de « premières » commerciales.

 

Il fut ainsi le premier à construire une fabrique de glace en blocs, avec livraison dans toute la ville, et le premier à se lancer dans le transport public, son entreprise la plus florissante. Il achète d’abord en 1909 une flotte de carrioles tirées par des chevaux, blancs, conduites par des cochers en livrée blanche, pour les mettre à disposition des résidents et des visiteurs. Après l’arrivée du moteur à combustion, il remplace en 1922 les chevaux par des véhicules motorisés en commandant à Ford en Angleterre des moteurs de camion et en dessinant un compartiment pour les voyageurs sur le châssis à l’arrière, avec des bancs parallèles, très semblables aux songtaew d’aujourd’hui, mais faits de teck et peints en blanc. C’est la White Bus Company qui continuera à servir les Bangkokois jusqu’en 1975, quand l’entreprise fut nationalisée.

 

Nai Lert lança aussi le premier service de transport fluvial à horaires fixes en 1918. La White Boat Company reliait Chachoengsao à Pratunam pour la première fois. Pendant trente ans, le service s’étendit à toutes les voies d’eau de Bangkok. Dans les années 1920, lorsque les voitures firent leur apparition au Siam, il importa des Fiat d’Italie et les loua à l’heure avec chauffeurs en uniformes. C’était le premier service de taxi de Bangkok, taxis blancs bien entendu.

 

Nai Lert fut aussi le premier promoteur immobilier, en achetant, en 1915, 65 raïs de terrains allant de Pratunam à Ploenchit à des fermiers locaux, le quartier étant alors une zone rurale très tranquille. Il subdivisa le terrain en lots qu’il revendit (en particulier au gouvernement britannique pour établir une nouvelle ambassade), et garda une large partie pour construire sa nouvelle maison, Nailert Park.

 

Grand amoureux de la nature, il planta des centaines d’arbres qui bordent toujours le soï Somkid et Chidlom. Nailert Park était alors le premier parc de style occidental avant le parc Lumpini, initié par Rama VI en 1925. Au centre de cet immense parc qu’il ouvrait au public le dimanche, il dessina et fit construire en 1915 une vaste demeure en teck, avec une double toiture et de grands espaces ouverts à l’intérieur. La seconde maison, reliée à la maison principale par un corridor, fut construite cinq ans plus tard et Nai Lert vécut là avec sa femme khunying Sinn et sa fille thanphuying Lursakdi, qui épousa plus tard un fonctionnaire du ministère de la Culture, Binich Sampatisiri. En 1945, pendant les bombardements alliés, la première maison subit de gros dommages et fut reconstruite à l’identique.

 

La visite de la propriété est une invitation à retrouver le charme de ce passé. Le vaste salon regorge de pièces de collection accumulées par la famille – décorations royales, titres de propriété, porcelaine Benjarong, trophées de chasse, cannes précieuses aux pommeaux finement sculptés, les livres de Nailert et la légendaire bouteille de limonade « nam ma ned » devenue iconique – et sur les murs des portraits de famille et des tableaux. La décoration est un mélange de meubles importés d’Angleterre et de magnifiques pièces thaïes et chinoises.

 

Dans le parc, sont exposés le bateau personnel de Nailert, sa voiture favorite, la première Fiat importée en Thaïlande entre 1932 et 1937, et une réplique du « white bus ». On peut aussi visiter la serre, profiter de la boutique de souvenirs à l’entrée du parc, ou décider de prolonger ce temps privilégié, dans le calme et la verdure, au restaurant Ma Maison, situé aussi à l’entrée du domaine.

 

Nai Lert s’est éteint le 15 décembre 1945. Celui à qui le roi Rama VI avait donné le titre de « Phraya Bhakdinorasresth » (Lord Millionnaire bien aimé) pour les bonnes actions et le développement qu’il avait apportés au pays, compte parmi les grandes figures de l’histoire siamoise.

 

Martine Helen

 

Plus d’infos ici

 

Source pour la biographie de Nai Lert : The Last Siamese, Journey in War and Peace, de Teddy Spha Palasthira (Asia Books)

 

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