Il ne fait nul doute que l’art moderne en Thaïlande est promis à un bel avenir. Les curateurs, les mécènes et autres acheteurs d’art sont de plus en plus curieux du marché asiatique et Bangkok a toutes les qualités pour les attirer. Et force est de constater que le dynamisme de la communauté artistique française contribue à ce développement.
19 heures, 27 avril, Sukhumvit Soi 51. Au fond d’une étroite ruelle pavée, sous une lanterne rouge la foule se presse. Elle est éclectique, cette foule, elle est jeune et active, politisée et plutôt très éduquée, à en juger par le joyeux multilinguisme qui résonne jusque dans la cour arrière. Bienvenue au vernissage de l’exposition Conflicted Visions, au bar « What The Fuck » (WTF pour les intimes), un minuscule établissement sur trois étages devenu le rendez-vous des « alternatifs » de Bangkok. L’exposition est le fruit de la coopération de sept artistes thaïlandais engagés : Thaïlande rouge, Thaïlande jaune. Et c’est sûrement ce qui fait son succès, les lieux sont bondés. « Si une bombe venait à exploser en ces lieux, c’est toute la jeunesse « éclairée » de Bangkok qui serait décimée », me chuchote-t-on à l’oreille. Ici, sous nos yeux, à Bangkok, l’art contemporain prend son essor.
« Bangkok va devenir une cité d’art contemporain, elle dépassera les grandes capitales voisines, et on visitera bientôt Bangkok pour ses artistes et ses galeries, pense Ben Onarto, créateur de la plateforme en ligne www.onarto.com sur l’art contemporain en Thaïlande. Je pense que ça va arriver très vite, et que ça va littéralement exploser. Dans quelques années, une bonne centaine d’artistes locaux seront devenus inaccessibles, avec une courbe qui reprend le modèle d’Attasit Pok-Pong (l’un des artistes thaïlandais les plus reconnus, ndlr). »
En dehors du Centre d’art et de culture de Bangkok (BACC) et du Musée d’art contemporain (MOCA), qui a ouvert ses portes à Chatuchak il y a deux ans, de nombreuses galeries indépendantes se sont ouvertes dans la capitale ces dernières années. En fait, on assiste à une véritable explosion.
Concentrées dans un premier temps autour de Silom et de Sathorn, les galeries migrent aujourd’hui de plus en plus vers Ekamai, Chinatown ou Thong Lo. Si de tels espaces ne se concentrent plus unique- ment à Sathorn, ils peinent néanmoins à trouver un public en périphérie de Bangkok. Le 1er avril 2014, une initiative remarquable et remarquée en Asie du Sud-Est s’est éteinte, faute de moyens, faute de soutiens. Le Studio V64, lieu d’exposition et de résidence pour les artistes thaïlandais et internationaux, l’un des plus grands d’Asie du Sud-Est (4800 mètres carrés), géré et possédé par ses artistes, se rêvait en plateforme de l’art contemporain en Thaïlande. Trop loin du centre-ville, il a fermé ses portes le mois dernier après avoir fêté son troisième anniversaire.
Un art encore réservé à l’élite
Pierre Béchon est un jeune artiste français récemment arrivé à Bangkok. Ancien correspondant international du collectif Artistes en Résidence (à Glasgow, Porto, et New York), il a bénéficié à son arrivée à Bangkok d’un espace de travail au sein du Studio V64. « Le Studio V64 était un lieu très dynamique et très généreux, se rappelle-t-il. Il fonctionnait comme une parenthèse créative dans le sens où tout était disponible pour s’émanciper en tant qu’artiste : le temps, l’espace, le matériel et surtout une énergie collective incroyable. La structure pouvait facilement accueillir plus d’une soixantaine d’artistes en permanence. Mais dernièrement, il y avait seulement une quinzaine d’artistes présents. Beaucoup avaient quitté le studio pour diverses raisons(économiques, migration vers le centre de Bangkok…) et peu de nouveaux artistes étaient prêts à venir s’y installer, surtout à cause de l’emplacement (Chaeng Watthana, ndlr). Le loyer de l’ensemble de la structure étant trop lourd (plus de 400 000 bahts par mois, ndlr) pour le nombre d’artistes présents, il a fallu prendre la décision de fermer. »
D’après Ben Onarto, l’art contemporain en Thaïlande est largement sous-évalué. « Cela frôle l’injustice, explique-t-il. Certains artistes locaux qui ont 8 à 10 ans de Beaux-Arts, qui sont appelés « Maître » par leurs pairs, qui enseignent parfois dans les universités les plus réputées de la capitale, sont en solde depuis des années pour quelques centaines d’euros. Cette sous-évaluation concerne d’ailleurs aussi des artistes internationaux qui sont installés ici : ils sont obligés d’enseigner l’anglais pour pouvoir survivre. Alors qu’à Hong Kong, à Singapour, il n’y a pas une seule œuvre exposée dans une galerie qui ne se vende à moins de 3000 ou 4000 euros. Le niveau de vie n’explique pas ces différences de prix. » Or, qui dit marché sous-évalué, dit opportunités. Les Français l’ont compris, qui peu à peu viennent investir leur temps, leur argent et leur créativité dans ce secteur en pleine expansion.
Une communauté française omniprésente
De vernissage en vernissage, de soirées artistiques en performances scéniques, force est de constater que la communauté française occupe largement l’espace dédié à l’art à Bangkok. « Cette communauté contribue en grande partie à cette effervescence au niveau de la jeune scène artistique à Bangkok, pense le performeur Pierre Béchon. Que ce soit en tant qu’artistes, marchands d’art, commissaires, créateurs d’espaces artistiques, critiques d’art ou mécènes, les Français sont très présents. Ce qu’il est intéressant d’observer, c’est que la communauté française artistique est de plus en plus jeune. Le renouvellement de l’art contemporain est ainsi assuré ! »
Cette énergie au service de la scène artistique locale, Myrtille Tibayrenc, directrice de la Toot Yung Gallery, la dépense sans compter depuis son arrivée en Thaïlande il y a huit ans, âgée de 25 ans, son diplôme des Beaux-Arts en poche. « J’ai vu l’évolution de la scène artistique depuis 2006 et c’est vraiment très prometteur. J’ai confiance en la nouvelle génération de collectionneurs, ils ont les moyens financiers pour réellement développer le marché local. »
Selon Jérémy Opritesco, conseiller de coopération et d’action culturelle de l’ambassade de France à Bangkok, « il y a un signe qui ne trompe pas, c’est l’ouverture régulière de nouvelles galeries, particulièrement françaises. Les deux dernières en date sont l’association entre la galerie parisienne Adler et le Subachok Art Center, sur Sukhumvit, dont la très spectaculaire soirée d’ouverture fut un pas franchi dans la professionnalisation des espaces d’art contemporain. Je pourrais également mentionner les deux très beaux espaces que sont la Soy Sauce Sauce Factory, à proximité de Charoen Krung, et la Toot Yung Gallery à Ekamai. Et deux autres galeries françaises seraient en passe d’ouvrir vers Silom. »
Ce développement est soutenu par l’action de l’ambassade de France. Depuis sa création il y a dix ans, le festival « La Fête » programme des expositions. L’année dernière a été lancée, sous forme de test, une nuit des galeries, comme lointaine cousine de cette manifestation qu’est la « Nuit blanche » à Paris. Face au succès rencontré et à l’excellent accueil réservé par le public de Bangkok, tout particulièrement des jeunes Thaïlandais, mais aussi des galeries participantes, une deuxième édition est prévue pour le 5 juillet prochain, en clôture de La Fête 2014. Une trentaine de galeries seront ouvertes jusqu’à tard dans la nuit, pour accueillir les novices, les amateurs et les curieux. « Visiter une galerie d’art à Bangkok est une expérience sociale et festive, et j’avoue aimer ça, continue Thomas Ménard, créateur, à 26 ans, des galeries Speedy Grandma et Soy Sauce Factory. Pourquoi être aussi sérieux pour aller voir une exposition ? La Thaïlande manque peut-être de profondeur, mais cette légèreté couplée à une propension à faire la fête est et sera un vecteur à la démocratisation et la diffusion de l’art. »
Eugénie Mérieau