Nous poursuivons la visite du quartier chinois de Bangkok à travers nos archives avec ce nouveau reportage. Chinatown ne se limite pas seulement à l’artère principale Yaowarat, mais s’étend jusqu’aux avenues Bamrung Mueang au nord, Krung Kasem à l’est, Songwat au sud et Chakkrawat à l’ouest qui délimitent le plus grand quartier chinois hors de Chine, dont les marchés comme celui de Sam Pheng Lane demeurent les centres névralgiques. Plongée dans le cœur de l’histoire de la Cité des Anges.
Les premiers commerçants chinois sont arrivés en Thaïlande dès le XVIème siècle, quand la capitale du royaume était encore Ayutthaya, installés alors à l’emplacement où se trouve actuellement le Grand Palais. Lors de la création de Bangkok par le roi Rama I, ceux-ci furent déplacés afin de construire le Wat Phra Kaew et s’établirent alors plus à l’est de la nouvelle ville, le long du Chao Phraya, dans ce quartier naissant qui allait devenir l’actuel Chinatown.
En 1902, la route Yaowarat a été construite puis agrandie en 2003 pour répondre à l’expansion de ce nouveau cœur commercial du pays. Les centres des affaires de Bangkok se sont maintenant déplacés vers les secteurs de Siam, Sathorn et Sukhumvit, mais Chinatown reste un milieu dynamique qui reflète encore largement ce qu’était la vie des années 1920 à 1960. Bien des artères du quartier chinois sont encore bordées de bâtiments art déco du début du XXème siècle de neuf étages, autrefois considérés comme les gratte-ciel de la ville.
Le centre commercial Old Siam Plaza à l’angle des routes Pahurat et Burapa reste emblématique du passé colonial du quartier, dont environ 14% des bâtisses ont d’ailleurs été classées monuments historiques. Les prix des terrains autour de Yaowarat ont toujours été les plus chers à Bangkok en raison du peu d’espace, principalement détenus par d’éminentes familles sino-thaïes.
La vie continue ici de la même façon depuis des décennies. Le plus ancien cinéma de Bangkok, Sala Chalermkrung, a été construit en 1933 et montre encore des films classiques thaïlandais lors d’occasions spéciales. Les bâtiments ont si peu changé que pour le tournage du film In the Mood for Love en 2000, mettant en scène le Hong Kong des années 60, le réalisateur Wong Kar Wai avait préféré s’inspirer des atmosphères du Chinatown de Bangkok à la place. Plus récemment, en 2013, la production américaine Only god forgives fut tournée essentiellement dans ce quartier de la capitale dont la façon la plus simple de s’y rendre reste encore par la station de métro Hua Lamphong qui se trouve à une courte distance à pied de la porte de Chinatown. Toute visite relève de l’art de flâner dans la cohue, prendre un mauvais virage et se perdre afin de percer le mystère de ce tentaculaire quartier, sans vraiment de voie linéaire pour le visiter.
Le ventre du dragon
Ce quartier commerçant regorge d’une multitude de marchandises hétéroclites neuves ou de seconde main, entre les boutiques familiales se transmettant de père en fils et étals comme celui de Sam Pheng en plein cœur de Yaowarat. Les pièces automobiles côtoient l’équipement électronique et articles ménagers bon marché, les textiles se marient aux antiquités, les orfèvres aux herboristes et foisonnement de nourriture en tout genre. Aucun accessoire usuel ne manque à cette panoplie, jusqu’aux jouets en plastique de mauvaise qualité en provenance de Chine.
Contrairement à beaucoup de quartiers en plein essor de Bangkok orientés vers la satisfaction des besoins touristiques, le charme de Chinatown existe avant tout pour ses habitants. Certains restaurants ouverts parfois depuis plus de quatre générations offrent une grande variété de spécialités, tels que Nay Mong et son omelette aux huîtres, Tang-Thai Jai Yuu et ses poissons grillés, Jek Pui pour ses currys chinois et Chiang Kii, bien connu pour sa soupe de riz au poisson pour ne citer qu’eux. D’abondants stands vendent des produits aussi divers que des thés fumés, du gingembre confit, des porcelets grillés et autres pattes de poulet ou peaux de grenouilles séchées. Tang Toh Kang sur Yaowarat et Chao Krom Pho sur Chakkrawat, les plus anciennes boutiques d’or et de médecine chinoise de la ville, n’ont pas changé depuis plus d’un siècle.
L’âme du dragon
Des sanctuaires chinois apparaissent dans des endroits inattendus tels des havres de paix au milieu des allées chaotiques des marchés, au beau milieu des ailerons de requins, limaces de mer et nids d’hirondelles. C’est ainsi que l’on se retrouve au détour d’une ruelle devant une petite passerelle menant dans la cour de l’un des plus vieux mausolées chinois de Thaïlande. Le Temple Leng Buai, bâti en 1658, repose paisiblement en plein cœur d’un réseau tumultueux de ruelles étroites longeant la route Charoen Krung, où le bruit de l’agitation extérieure semble retomber comme par magie.
D’autres lieux de cultes atypiques suscitent l’intérêt des badauds Comme le Wat Traimit sur Yaowarat, qui abrite le plus grand bouddha en or massif au monde. Le Wat Kanikaphon sur la route Phlap Phla Chai gagna ses titres de noblesses du fait d’avoir été fondé par une ancienne tenancière de maison close. Sans oublier le Wat Chakrawat, sur l’avenue Ratchawong, l’un des plus grands monastères de Bangkok, connu aussi sous le nom de Crocodile Wat, les moines de ce temple recueillant et élevant ces reptiles depuis plus de 200 ans.
A l’extrémité nord du Soi 16 de Thanon Charoen Krung, retombez dans la claustrophobie du marché Talat Mai où des stands vendent des répliques de biens matériels, fabriqués dans des ateliers au cœur de celui-ci, pour les brûler ensuite comme offrande aux ancêtres. Cette pratique cérémoniale est souvent réalisée au Wat Mangkon Kamalawat sur Charoen Krung. Ce sanctuaire, littéralement « le Dragon du Temple Lotus », fondé en 1871 regroupe courants bouddhistes, taoïstes et confucéens. Il est l’un des plus importants centre de commémorations lors du festival végétarien et du nouvel an chinois.
Le culte des dieux taoïstes
Du 23 septembre au 3 octobre derniers, Chinatown fut le point culminant du festival végétarien le long de l’avenue Charoen Krung. Des rangées de stands éphémères y vendent alors une grande variété de plats et desserts traditionnels. Un événement religieux et festif où les bâtiments travestis de costumes de parade jaunes et rouges accueillent les adeptes de blanc vêtus. Le régime est strictement végétalien, les exigences étant d’abandonner toutes les viandes, laitage, alcool, éléments et caractères subversifs pendant neuf jours afin de purifier le corps autant que l’esprit. Cette ancienne tradition chinoise vit le jour il y a près de 170 ans sur le sol thaïlandais. Elle honore le neuvième mois lunaire du calendrier chinois et les neuf dieux empereurs taoïstes afin de recevoir leur bénédiction. La ville de Phuket est souvent considérée comme à l’origine de cette coutume, plus de 30% de sa population étant de descendance chinoise. Ses rituels de purification et automutilations expiatoires y sont par contre bien plus sanglants que ceux pratiqués dans la capitale.
Sous le signe de la chèvre
Yaowarat sera aussi l’épicentre du nouvel an Chinois ou festival du printemps, la plus grande commémoration de la communauté chinoise qui commencera l’année prochaine le 19 février, premier jour du premier mois du calendrier lunaire chinois, les festivités s’étendant sur deux semaines. L’année de la chèvre remplace celle du cheval et symbolise selon les prédictions l’inattendu dans des moments d’instabilité propices au développement de tous les arts. Des défilés, pétards, cracheurs de feu, danseurs de dragon rythmeront ce nouvel an qui enflammera Chinatown lors d’une fête démesurée dans des rues fermées à la circulation pour l’occasion. Un bain de foule très populaire à Bangkok que les familles chinoises célèbrent toujours avec faste et grandeur afin de prier les dieux et rendre hommage aux aïeuls auprès de leurs proches. La légende veut que, dans la nuit de la Saint-Sylvestre, une bête mythique appelée « Nien » ravagea les habitations de toute une ville. Pour l’apaiser et s’en protéger, les habitants mirent nourriture sur leurs portes et pétards dans les rues, décorant de rouge leurs maisons afin d’apporter bonheur, richesse et longévité. Une autre tradition est de nettoyer soigneusement son foyer pour balayer toute mauvaise fortune et porter chance.
Aux couleurs de l’été indien
Mais un autre visage de Chinatown reste à découvrir tout au bout de la route Yaowarat. Laissez-vous charmer par les couleurs bigarrées du marché indien de Phahurat ainsi que par le récent centre commercial India Emporium sur l’avenue Jakkraplach, les principaux centres d’attractions du quartier voisin de Little India. Situé à l’angle de Thanon Phahurat et Chakraphet, trône du haut de ses cinq étages le plus grand temple hindou à l’extérieur de l’Inde, le Sri Guru Singh Sabha, érigé en 1911. Depuis 1880, la communauté essentiellement Sikh de Phahurat s’y ai fait une place en commerçant surtout dans le textile et en offrant à Chinatown un mélange culturel harmonieux dans cet autre berceau du bouddhisme rythmé de musique hindi et de parfums de curry.
Compte tenu de la marée humaine présente dans ce quartier foisonnant de commerces collés les uns aux autres, il est facile de négliger qu’il renferme aussi des recoins tranquilles, revers pacifique à l’agitation de Chinatown. Des allées étroites garnies de petites maisons de bois à deux niveaux et d’entrepôts centenaires bordent ainsi l’avenue Yaowa Phanit. Un autre endroit contemplatif y subsiste menant à un jardin et au cimetière de la mosquée Luang Kocha Itsahak, établie à l’origine par les négociants musulmans.
Mais c’est sitôt la nuit tombée sur Chinatown que l’on peut vraiment avoir l’impression de voyager à travers le temps au fil des sanctuaires et marchés désertés. La foule et la circulation commencent à disparaître des voies à présent baignées des lueurs rougeâtres des lanternes. Les ruelles semblent se rétrécir et les auvents des bâtiments d’un côté se rapprocher des fenêtres de l’autre. Il est à constater que bien des propriétaires de ce quartier ont eu la volonté de conserver celui-ci dans son aspect originel, Chinatown incarnant toujours à leurs yeux le territoire de leurs ancêtres encore bien vivants dans les entrailles du dragon.
Lionel Corchia
Un article extrêmement intéressant que j’ai découvert et lu avec grand plaisir.