Pendant une quinzaine d’années, des soldats américains engagés dans la guerre du Vietnam se sont rendu dans la capitale thaïlandaise pour profiter de leurs rares permissions. Plongée au cœur du Bangkok des années 1960 et 1970, une ville qui ne sera plus jamais la même après le passage des G.I.s.
Si la Thaïlande accueille aujourd’hui près de 20 millions de touristes chaque année, elle le doit notamment à l’installation de bases de l’armée américaine dans le royaume pendant la guerre du Vietnam. La venue des G.I.s, envoutés par toutes les sortes de charmes de la Thaïlande, a été le déclencheur pour un pays qui a alors compris combien la venue d’étrangers pouvait lui être profitable.
La présence militaire américaine en Thaïlande débute en 1961 et s’achève en juillet 1976. Pendant ces quinze ans, un important contingent de soldats américains, qui atteindra 50 000 hommes à son maximum en 1969, visite Bangkok. Certains sont là car ils ont été assignés à des unités administratives de la capitale thaïlandaise ou Don Muang fait office de base aérienne. Ces unités doivent notamment s’occuper de la logistique des R&R (Rest and Recreation, en français « repos et relaxation »), les permissions accordées aux G.I.s présents en Thaïlande et à ceux qui servaient dans les pays voisins, notamment sur le front vietnamien. « J’ai eu droit à trois jours de R&R l’année durant laquelle j’ai servi à la base aérienne de Korat, de juin 1966 à juin 1967, se souvient Eldred Duane Mitchell qui, alors âgé de 26 ans, chargeait les bombes et d’autres munitions sur les chasseurs-bombardiers supersoniques Republic F105 Thunderchief ayant pour mission de bombarder principalement le Nord-Vietnam et les lignes de ravitaillement. « Nos journées de travail duraient le plus souvent 18 heures et j’étais forcément heureux de me rendre à Bangkok pour me reposer. C’était la principale destination des G.I.s présents en Thaïlande, même s’il arrivait que certains se rendent à Chiang Mai. »
« Rien ne reste de ce Bangkok-là »
Cet ancien soldat de l’US Air Force, qui profite aujourd’hui de sa retraite dans sa Virginie natale, se souvient avoir découvert une ville charmante et variée. « Ce qui m’a surtout marqué, raconte-t-il, ce sont les jolis espaces verts, sortes de parcs au milieu de la ville et les nombreux marchés. Il y en avait un qui m’avait particulièrement impressionné. C’était un marché situé près de la rivière où les fermiers apportaient leurs récoltes par bateaux. Bangkok ne possédait pas toutes ces tours que l’on voit maintenant et la ville était très différente d’un endroit à l’autre. Il y avait d’un côté de toutes petites rues un peu sales et envahies par les marchands de rue et de l’autre, quelques grands boulevards avec de jolis hôtels et restaurants. »
Petchaburi Road, Sathorn, Phaya Thai, Sri Ayutthaya, l’actuel Rama I et le commencement de Sukhumvit étaient les principaux endroits où s’installaient les G.I.s, au sein d’hôtels qui leur étaient réservés par l’administration militaire. L’architecture de la cité était évidemment très différente de celle d’aujourd’hui. Le Dusit Thani, dont la construction a démarré en 1967 et dont l’inauguration a eu lieu en 1970, était alors l’hôtel le plus élevé de Bangkok. Le Siam Intercontinental était sans doute le plus beau. Avec son toit au style unique qui faisait penser à un chapeau rouge et ses grands jardins qui entouraient sa piscine, ce fleuron architectural de l’époque a été détruit en 2002 pour laisser la place à l’actuel centre commercial Siam Paragon. Tout proche de là, et encore un peu plus ancien, l’Erawan Hotel faisait partie des établissements d’un certain standing fréquentés par les G.I.s à l’époque, mais aujourd’hui disparus, au même titre que le Golden Palace Hotel sur le soi 1 de Sukhumvit, le Prince Hotel et le Morakot Hotel sur Petchaburi ou le Kings Hotel sur Sathorn près de l’ancienne Alliance française. L’Atlanta, l’Ambassador, anciennement appelé le Chaowalit, et le Grace Hotel, tous situés sur Sukhumvit ou encore le Florida localisé sur Phaya Thai, font partie des rares vestiges de cette époque encore présents aujourd’hui. « Ces hôtels existent encore mais ce ne sont que des noms, tout a été refait, explique le propriétaire de l’un d’entre eux, établissement qui appartenait à son père lorsque les G.I.s étaient là. Rien ne reste de ce Bangkok-là. Dans les années 1960, Sukhumvit était encore infesté de serpents. La Thaïlande était un pays très pauvre alors heureux d’accueillir l’argent des Américains. »
Bars à filles de Petchaburi et steakhouses de Patpong
Les hôtels de la capitale devaient respecter certains standards au niveau de leurs équipements, de la taille de leurs chambres ou du type de nourriture qu’ils servaient s’ils voulaient passer des contrats avec l’armée américaine et recevoir des soldats. Les chambres étaient réservées, mais aussi payées d’avance par l’administration militaire américaine. Le coût de la vie était vraiment bas pour les soldats, qui du fait de leur assignation à l’étranger recevaient des primes supplémentaires venant s’ajouter à leurs soldes régulières. Les GIs, dont les R&R étaient la seule occasion de dépenser leur argent et de s’amuser, s’attachaient à profiter pleinement de leur séjour à Bangkok après avoir converti leurs dollars en bahts dans les bases américaines du pays ou dans la capitale. « ;Il y avait des terrains de tennis et de base-ball qui étaient agencés pour que les soldats américains puissent se distraire, explique le propriétaire de l’hôtel. Mais la plus grande distraction des soldats américains étaient les sorties nocturnes, principalement les bars à filles sur Petchaburi. C’était vraiment le principal endroit où ils se retrouvaient. L’avenue était nouvelle, sans aucun immeuble, mais avec des bars partout des deux côtés de la rue. Plus tard, les prix de l’immobilier ont décollé à cet endroit et les bars ont dû partir. »
Un ancien G.I. souhaitant garder l’anonymat qui a servi au Vietnam en 1972, année où il a découvert la Thaïlande, et qui s’est installé depuis dans le royaume, confirme les virées nocturnes de ces jeunes soldats « Certains d’entre nous n’appelions pas les permissions à Bangkok les R&R mais les I&I, pour « Intoxication and Intercourse » (ivresse et rapports sexuels en français, ndlr), s’amuse-t-il. J’étais installé au Chao Phraya Hotel (détruit depuis et situé à l’époque sur Sri Ayutthaya Road, à l’endroit où se trouve maintenant l’hôtel Sukosol, ndlr) et nous allions souvent boire des verres pas très loin au bar qui se trouvait sur le toit du Florida. On allait aussi dans un restaurant situé sur le soï 26 de Sukhumvit et qui s’appelait le Den Pon (remplace aujourd’hui par une branche de la banque UoB, ndlr). On prenait des taxis et on demandait aux chauffeurs de faire la course entre eux. Le Den Pon était un endroit formidable. Le couple de propriétaires thaïlandais pouvait nous faire des American breakfast le matin, des steaks à midi, et le soir on pouvait s’y retrouver pour jouer aux fléchettes et boire du whisky. Les endroits les plus fréquentés par mes frères d’armes restaient tout de même les salons de massage et les bars situés sur Petchaburi, et aussi parfois sur Patpong. Pour être honnête, certains G.I.s n’ont jamais rien vu d’autre de Bangkok que ces endroits-là. » Si le soi Cowboy n’existait pas encore, Patpong accueillait déjà quelques go-go bars. Mais il ne s’agissait pas du seul atout du quartier aux yeux des Américains. Patpong, que l’on pouvait alors traverser en voiture, était aussi très apprécié pour ses piano-bars et ses restaurants transformés en steakhouses à l’arrivée des soldats américains. C’est le cas du Sarika, encore présent aujourd’hui sur Suriwongse ou le Tip Top qui existe toujours au soi 2 de Patpong.
« Les Thaïlandaises étaient très timides mais les soldats venaient leur parler »
Déjà fiancé à une Américaine qu’il épousera à son retour de Thaïlande, le GI Mitchell n’a pas goûté aux plaisirs nocturnes de la Cite des Anges. «& Quand je suis allé à Bangkok, je suis parti avec beaucoup d’autres GIs de ma base, raconte-t-il. Nous devions tous séjourner à l’Americana Hôtel qui avait été réservé et déjà payé pour nous, mais moi et un autre soldat, nous nous sommes échappés de là. Nous voulions vivre parmi les Thaïlandais et loin des autres GIs. Le chauffeur de taxi nous a emmenés dans un hôtel dont je ne me rappelle malheureusement plus le nom, mais qui était très luxueux par rapport à notre campement militaire. L’hôtel était sur plusieurs étages, très moderne, avec une cour intérieure, une piscine et un bar. Ce bar était sous-terrain et il avait des fenêtres d’où l’on pouvait voir le fond de la piscine. Nous avons sympathisé avec notre chauffeur de taxi qui nous avait aidés à trouver ce bel endroit, si bien qu’il est resté avec nous les trois jours. Chaque fois que l’on sortait de notre chambre, il était assis dans le lobby à nous attendre, puis il nous emmenait où on voulait. Les courses ne dépassaient pas les 20 bahts pour traverser la capitale. On avait aussi accès à des magasins gérés par l’armée américaine où tout nous était vendu hors taxes. L’US Navy Exchange Store de Bangkok était particulièrement réputé pour ses appareils photo et tout ce qui était électronique. » Shopping, visites de temples, des marches, repas pris à la thaïlandaise dans les petits restaurants de rue, Duane se régale pendant ses trois jours à Bangkok.« Les Thaïlandais étaient toujours amicaux et prêts à nous aider à retrouver notre chemin ou nous dire où aller manger. Aucun d’eux n’a jamais été agressif envers nous ou a essayé de nous faire peur. Je n’ai jamais été témoin d’un seul signe d’hostilité. Ils semblaient comprendre et accepter notre présence dans leur pays. »
Alors que les pays voisins cultivaient pour la plupart une aversion envers les Occidentaux, la Thaïlande, dépourvue de passé colonial, était plutôt accueillante envers des soldats américains vite perçus par les locaux comme une source d’argent et d’affaires. Mais que ce soit à Bangkok ou dans le Nord-Est du pays qui abritait plusieurs bases américaines, des conflits sont apparus avec les Thaïlandaises comme sujet de dispute. « Ce dont je me souviens, c’est que les jeunes filles étaient fascinées par les Américains qui étaient très blancs et très riches et que les hommes thaïlandais les détestaient car ils avaient peur qu’ils leur prennent leur femmes, raconte Sumrung Areelua qui s’occupait, enfant, de laver le linge et de faire le ménage dans les chambres d’un camp militaire d’Ubon Ratchathani. Les femmes étaient très timides mais les soldats venaient leur parler, souvent aux restaurants qui se trouvaient autour des bases américaines. Certaines d’entre elles, qui voulaient subvenir aux besoins de leurs parents et de leurs grands-parents, ont souvent quitté leurs petits amis thaïlandais pour se mettre avec des G.I.s le temps de la guerre. Quand les Américains sont partis, certaines de ces femmes ont continué à recevoir de l’argent, d’autres non. »
Si l’on estime à sept mille le nombre d’enfants abandonnés issus de relations entre G.I.s et Thaïlandaises à une époque ou être « luk khrueng » (métis) n’était pas tendance comme aujourd’hui, la présence militaire américaine a aussi donné lieu a de belles histoires. « De nombreux soldats ont eu des petites amies thaïlandaises et ont regretté de partir, se souvient Eldred Duane Mitchell. Mais j’ai connu personnellement un membre de mon escadron qui avait trouvé le temps de se marier à une Thaïlandaise durant l’année où nous étions basés là-bas. Alors que nous approchions de la fin de notre temps de service, il avait demandé et s’était vu accorder de rester en Thaïlande un an de plus en tant que membre de l’US Air Force. Il n’a jamais plus quitté le pays… ».