Notre chroniqueur François Guilbert a scruté de près la récente visite du premier ministre cambodgien Hun Sen en Birmanie. Les conclusions qu’il en tire sont préoccupantes : à l’évidence, la junte militaire birmane se trouve confortée par l’actuel président en titre de l’Asean, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est, avant la réunion ministérielle des 18 – 19 janvier à Siem Reap.
Une analyse de François Guilbert
Alors que le Royaume du Cambodge commémorait le 43ème anniversaire de la chute du régime Khmer rouge, son Premier ministre posait lui ses pieds en Birmanie. L’opposition démocratique hostile à sa venue à Nay Pyi Taw a immédiatement lié les deux événements pour interpeller Hun Sen sur le sens sa pérégrination. Elle a rappelé, sur les réseaux sociaux, flash-mob et banderoles à l’appui, ce que fut son pays sous le régime de Pol Pot et son propre passé khmer rouge en l’exhortant dans ses interpellation en anglais : « N’apportez pas votre soutien aux champs de la mort en Birmanie » et de refuser son appui à une « junte génocidaire ». Des combattants hostiles auraient même cherché à intimider la délégation en ciblant par trois fois sans dégât l’ambassade royale à Rangoun.
Propagande et mise en scène
Sans que les faits aient été très étayés, des engins auraient explosés en des lieux où auraient été retrouvés des documents en anglais, en birman et en khmer dénonçant la visite de travail programmée. Le déplacement du chef du gouvernement cambodgien a suscité d’autant plus de polémiques qu’il est apparu comme étant un geste de bienveillance vis-à-vis du régime militaire instauré par la force depuis le 1er février 2021 voire comme la première étape d’une reconnaissance de sa légitimité par un État-membre de l’ASEAN au nom du retour au fonctionnement « normal » de l’organisation. Ces inquiétudes ont été amplement nourries par la junte. Sa propagande a mis en scène plusieurs jours durant les messages cambodgiens récents aux auteurs du pronunciamiento. Ainsi, alors que cette année les courriers de félicitations envoyés pour fêter l’Indépendance (4 janvier) se sont fait rares, ceux du roi Norodom Sihamoni, du Premier ministre Hun Sen et du ministre des Affaires étrangères Prak Sokhonn ont été largement mis en avant. Cette communication ostentatoire a nourri l’hostilité à ce voyage. Son rejet violent par de nombreuses organisations de la société civile a été très explicite et massivement relayé. Certaines d’entre elles ont été jusqu’à appeler à ce que Hun Sen soit « empêché par tous les moyens possibles de mettre un pied en Birmanie ». D’autres ont fait le choix de la mobilisation numérique, comme en ont témoigné le succès du hashtag #HunSenStayAtHome ou encore les attaques d’opposants birmans sur le compte Facebook du Premier ministre cambodgien.
Déploiement de l’armée
Cette posture très confrontationelle a conduit la Tatmadaw à déployer le 7 janvier des moyens conséquents dans les rues, notamment celles de Rangoun et Nay Pyi Taw. Néanmoins, ces soldats et policiers supplémentaires n’ont pas pu empêcher dans de nombreuses villes des manifestations rassemblant des dizaines de personnes. Au cours de ces événements, des portraits de Hun Sen ont été brulés et piétinés. Des emblèmes de la Ligue nationale pour la démocratique de Daw Aung San Suu Kyi ont été déployés. Des harangues ont été tenues contre le rôle répressif du dirigeant du Pracheachon contre sa propre opposition, en particulier depuis 2008. Autant de démonstrations de force non-violentes qui ont souligné une fois encore combien la Tatmadaw n’est pas souveraine dans les espaces urbains. Elles ont aussi mis en valeur la capacité répétée de mobilisation nationale de l’organe dit de coordination de la grève générale. La reproduction aux quatre coins du pays de ses slogans et de leurs illustrations anti-Hun Sen a souligné l’unité de l’opposition et sa cohérence politique.
Reconnaissance unilatérale
Si Phnom Penh s’est évertué depuis la fin de l’année dernière à présenter ce déplacement comme étant une visite strictement bilatérale, visant à aider la Birmanie à résoudre ses crises intérieures, les deux jours passés dans la capitale (7 – 8 janvier ) par l’autocrate cambodgien ont d’abord paru comme un geste de reconnaissance unilatérale du régime du Conseil d’administration de l’Etat (SAC). En se refusant de venir en Birmanie avant que le Royaume prenne le 1er janvier 2022 la présidence tournante de l’ASEAN, comme lui avait recommandé l’Indonésie, Hun Sen a entretenu une certaine ambiguïté sur qui visitait le régime des généraux : le puissant chef de gouvernement d’un État-membre de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est ou le président en exercice d’une organisation ayant décidé à l’automne 2021 d’écarter le général Min Aung Hlaing de ses sommets ? Cette amphibologie a donné encore plus d’importance politique et stratégique à son séjour voire à la portée de son communiqué final conjoint. Une chose est sûre, Hun Sen est le premier chef de gouvernement à être venu en Birmanie depuis un an.
La sémantique diplomatique employée pour présenter sa visite n’a certes pas été la même dans les communiqués publiés par les deux capitales mais celle usitée à Phnom Penh a laissé transparaître quelques évolutions par rapport au langage agréé jusqu’ici au sein de l’ASEAN. Sur le plan bilatéral, le principe d’un arrangement sur la double imposition commerciale aurait été agréé ainsi que des discussions sur la coopération touristique entre les régions de Bagan et Siem Reap. Plus largement dans ce qui est présenté par les autorités cambodgiennes comme une discussion entre « deux pays » et « non la reconnaissance du gouvernement de Nay Pyi Taw », les parties ont échangé sur les relations bilatérales en matière d’affaires étrangères, de défense (ex. déminage), culture et religion.
La veille de son départ, Hun Sen a précisé qu’il pourrait rester une journée de plus si les discussions l’exigeaient, ce qu’il n’a pas fait in fine. Son ministre des Affaires étrangères a précisé que cela n’avait pas été nécessaire car les « objectifs avaient été atteints ».
Évolution de la posture de l’ASEAN
Alors que le général Min Aung Hlaing avait été invité en avril dernier au sommet des chefs d’État et de gouvernement aseanien dans sa capacité de commandant-en-chef des services de défense, le Cambodge a fait savoir qu’Hun Sen se rendrait en Birmanie à l’invitation du « président du SAC », Nay Pyi Taw ajoutant à ce premier titre officiel le statut autoproclamé de Premier ministre. Quoi qu’on en dise, cette formulation a laissé apparaître un premier signe de reconnaissance de la légitimité du SAC par la présidence cambodgienne, ce qui est une évolution importante de la posture diplomatique adoptée notamment par le Sultanat de Brunei à la tête de l’ASEAN en 2021, l’Indonésie qui accueillit à Jakarta le général Min Aung Hlaing le 24 avril ou encore la Thaïlande lors du déplacement d’U Wunna Maung Lwin à Bangkok le 24 février. Cette évolution du langage diplomatique n’a pas été pour autant le fait d’une posture révisée du groupe des leaders régionaux. Il est à peu près certain qu’elle n’a pas été le fruit d’une discussion collective. Depuis la fin de l’année dernière, le dirigeant cambodgien prend des initiatives sur le dossier birman sans consulter étroitement ses pairs. Une approche risquée ! Certes, Hun Sen est l’interlocuteur de ses homologues aseaniens depuis l’adhésion de son pays à l’Association en 1999 mais il n’est jamais apparu comme étant un référent, un primus inter pares pour ses pairs, à l’image de ce que furent le premier ministre singapourien Lee Kwan Yew ou son homologue malaisien le Dr Mahathir.
Cette faiblesse politique, pour ne pas dire de légitimité, ne devrait pas lui permettre de faire cavalier seul. Hun Sen doit veiller à ne pas être désavoué. Il lui faudrait donc consulter très étroitement ses partenaires, ce qu’il s’est pourtant peu employer à faire depuis deux mois. Ceci est susceptible de poser problème à l’heure de rendre des comptes sur une visite.
Afin de signifier à leurs interlocuteurs qu’ils exerçaient « civilement » leurs pouvoirs gouvernementaux, les auteurs du pronunciamiento se sont présentés à toutes les rencontres sans le moindre uniforme militaire (cf. le tête-à-tête des leaders, la réunion intergouvernementale, le dîner de gala, la visite du projet de l’image du Bouddha Mara Vijaya de Nay Pyi Taw).
Aucune concession de la junte
Au final, la junte militaire birmane n’a eu à faire aucune concession pesante. Elle a même obtenu d’être la seule interlocutrice immédiate voire future. S’il s’est entretenu avec la ministre des Affaires étrangères indonésienne lors de sa venue à Phnom Penh (30 novembre – 1er décembre) puis par téléphone avec le président Jokowi (4 janvier), Hun Sen ne semble pas avoir pris l’attache d’autres leaders régionaux. Il a laissé cette tâche à son Vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères Prak Sokhonn. Celui-ci s’est donc entretenu avec ses homologues brunéien, indonésienne et thaïlandais, le Secrétaire général de l’ASEAN ou encore la nouvelle Envoyée spéciale singapourienne du Secrétaire général des Nations unies mais. Un nombre limité d’interlocuteurs alors que Prak Sokhonn a été choisi par Hun Sen comme étant le nouvel Envoyé spécial de l’ASEAN.
Si on peut comprendre que le leader cambodgien veuille pouvoir avoir une certaine marge de manœuvre dans sa médiation ; pour l’élargir de manière crédible encore faut-il qu’il évite de diviser plus encore qu’elle ne l’est l’organisation régionale. A la lecture des comptes-rendus publics fait de l’échange khmèro-indonésien de la semaine dernière, on constate qu’il persiste de sérieuses divergences de vues entre la présidence en exercice et celle qui lui succèdera en 2023, à l’heure où le généralissime birman entend tenir de nouvelles élections générales légitimantes. Les tweets du président Jokowi du 5 janvier ont rappelé urbi et orbi que « s’il n’y a pas de progrès significatifs dans la mise en œuvre de l’accord des 5 points de consensus (5PC), la Birmanie ne pourra être représentée que par un niveau non politique aux réunions de l’ASEAN » mais aussi la nécessité de « ramener la démocratie par un dialogue inclusif », deux affirmations qui n’ont pas été reprises officiellement dans les communiqués de Phnom Penh préparatoires à la visite. Pour autant, la marge de négociation cambodgienne est et restera très étroite. Hun Sen ne peut pas se départir de la pierre. Ce choix devrait être formellement endossé lors de la réunion de l’ASEAN des 18 – 19 janvier à Siem Reap.
L’Asean dans l’impasse
L’organisation régionale est dans une impasse du fait de la crise birmane. Comme il l’a déjà proclamé plusieurs fois, une ASEAN rassemblée autour de 9 leaders ce n’est plus l’ASEAN. Une réalité juridique et politique qui l’incite à tenter de faire bouger les lignes. Sachant que rien ne sera possible sans la Tatmadaw, il se consacre à établir un relationnel « de confiance » avec le général Min Aung Hlaing, oubliant peut être un peu vite les autres parties prenantes à la crise et dont les auras dépassent très largement les frontières de la Birmanie.
Néanmoins, du côté de Phnom Penh, on considère que la situation politique s’est dégradée au point d’être devenue une véritable guerre civile, débordant chez les voisins mais sans en tirer toutes les conclusions pertinentes. Sur le plan stratégique, une non-résolution durable de la crise est perçue comme un risque de remise en cause de la « centralité » de l’ASEAN dans la manière d’aborder la région Indo-Pacifique. Les enjeux posés sont donc intérieurs, institutionnels et géopolitiques. Les voies de sortie de crise en sont d’autant plus complexes mais les opposants aux régimes militaires et leurs soutiens dans la société ne veulent pas
voir sacrifier leurs intérêts à l’aune de l’unité nécessaire de l’ASEAN. Ils l’ont clairement fait savoir à Hun Sen , lui disant que comme l’accord de paix ayant mis fin au drame cambodgien, il ne fut pas l’œuvre d’un seul homme mais le fruit des efforts de la communauté internationale et des Nations unies.
En faisant du dossier birman une des priorités de sa présidence de l’ASEAN, Hun Sen doit relever des défis relatifs à la stabilité de la région et à l’avenir de son institution nodale. Derrière ces enjeux politico-organisationnels se cachent des objectifs plus personnels. Sa présidence 2022 est peut-être la dernière qu’il exercera. Il espère certainement qu’elle sera plus réussie que la précédente il y a dix ans. Pour ce tournant, il s’est adjoint à ses côtés son fils aîné Hun Manet appelé à lui succéder. Avant son atterrissage à l’aéroport de Nay Pyi Taw cette présence éminente dans la délégation cambodgienne n’avait pas été rendue publique, à l’inverse de celle du ministre de l’Industrie Cham Prasidh, un compagnon de route qui l’accompagna dans les négociations vers les accords de Paris de 1991.
Hun Sen ayant su habilement se maintenir au pouvoir au travers du processus de sortie de crise, il croit savoir comment opérer dans le cas birman et mise sur les capacités à s’imposer in fine de la Tatmadaw et de son chef actuel. Cette assurance et son empressement à apparaître comme le réunificateur de l’ASEAN pour marquer l’Histoire de la région le conduisent à faire des choix qui pourraient bien se révéler être des impasses, l’opprobre (inter)nationale frappant le général Min Aung Hlaing et le SAC pouvant même rejaillir rapidement sur lui et son régime. En ne discutant qu’avec le commandant-en-chef de la Tatmadaw, Hun Sen a envoyé un message inaudible à la société birmane puisqu’il a accusé, dans les faits, l’opposition d’être à l’origine des violences. Dans ce contexte, le général Min Aung Hlaing a beau jeu de proclamer un cessez-le-feu de ses troupes jusqu’à la fin 2022 alors que depuis deux ans il n’a respecté aucun de ceux autoproclamés contre les groupes armés ethniques. La posture d’Hun Sen est assimilable à soutenir la Tatmadaw dans sa volonté de désolidariser autant que possible les combats enclenchés par les groupes ethniques armés de ceux des groupes d’autodéfense. Il a ainsi nié la dimension birmano-bamar de la crise, ce qui est une grave erreur stratégique car elle laisse à penser à ses combattants qu’ils doivent poursuivre voire intensifier leur lutte armée pour se faire entendre urbi et orbi. En ne rencontrant aucun autre acteur que la junte, le président en exercice de l’ASEAN a non seulement légitimé le SAC et son récit politique mais il se discrédite comme médiateur entre les parties au conflit. Il a conclu ses 2 heures d’entretien avec le chef de la junte en prenant des engagements au titre de la présidence de l’ASEAN, sans la moindre consultation de ses partenaires. Ce n’est pas avec l’aide humanitaire apportée, une promesse de table-ronde avec les Nations unies et l’endossement d’un nouvel Envoyé spécial de l’ASEAN qu’il va apparaître comme un faiseur de paix crédible. Bien au contraire ! Hun Sen aura conduit une mission à Nay Pyi Taw aux conditions et intérêts exclusifs des putschistes et non d’un processus de sortie de crise grandissant l’attractivité de l’ASEAN sur la scène internationale.
François Guilbert
Quelle région ! Seuls l’Indonésie et les Philippines peuvent être considérés à peu près démocratique s’agissant d’élire leurs gouvernants !