Une chronique de François Guilbert
L’éviction par des manifestations de rues de la première ministre bangladaise, Sheikh Hasina, est rapidement sortie de l’actualité birmane. Sans surprise, le gouvernement militaire en place à Nay Pyi Taw s’était bien gardé de commenter les événements sanglants et leur terminaison. Dacca ne s’était d’ailleurs pas montrée plus prolixe quand le général Min Aung Hlaing s’était emparé du pouvoir par la force en février 2021 et même depuis. Pourtant au cours des derniers mois, les violences ont débordé régulièrement sur le territoire de la République populaire. Sous la poussée des combattants nationalistes rakhines, de nombreux gardes-frontières, policiers et soldats au service de la junte ont été contraints de trouver un refuge temporaire de l’autre côté de la frontière, y compris parfois avec leurs familles.
A l’inverse des autorités daccanaises et du conseil militaire birman, l’opposition démocratique birmane et son mouvement de désobéissance civile se sont immédiatement montrés plus vocaux. Via les réseaux sociaux, ils se sont réjouis qu’un régime peu respectueux des droits humains ait pu être renversé sans pour autant conduire à l’instauration d’un nouveau régime militaire à Dacca. Cette dernière perspective était un scénario tout particulièrement redouté. Sa mise en œuvre aurait probablement obéré tout approvisionnement militaire à destination des insurgés arakanais, chins et des Forces de défense du peuple (PDF).
C’est donc avec soulagement que les oppositions birmanes ont vécu l’arrivée de Muhammad Yunus à la tête du gouvernement de transition bangladais.
Tous les dirigeants bangladais du moment ne bénéficient pas du même degré de sympathie spontanée. Le chef de l’armée de la République populaire est, lui, perçu avec une grande suspicion chez les démocrates birmans et leurs soutiens. A sa prise de fonction fin juin 2024, le général Waker Uz Zaman n’avait en effet pas manqué de souligner publiquement son attachement à la « diplomatie militaire » pour gérer aux mieux les tensions récurrentes le long des frontières avec les États Chin et Rakhine. Des propos entendus avec inquiétude car ils pouvaient avoir pour conséquence des relations renforcées avec la Tatmadaw pour contrer les avancées de l’Armée de l’Arakan (AA), y compris en permettant de recruter des Rohingyas dans les camps de la région de Cox’s Bazar pour (re)garnir les unités d’infanterie au service des actions répressives du Conseil d’administration de l’État (SAC).
Si chez les Birmans progressistes, le prix Nobel de la paix 2006 peut compter sur un apriori favorable, on est généralement plus réservé sur ce qu’il peut apporter de positif à la révolution menée par le gouvernement d’unité nationale (NUG) et ses alliés des groupes ethniques armés. Néanmoins, du côté du NUG comme du SAC, on s’attachera à suivre le processus électoral appelé à doter le Bangladesh d’un nouveau gouvernement légitime. Outre la place des islamistes dans une gouvernance future, trois sujets feront l’objet d’une attention particulière de tout le spectre politique birman.
Quelle place l’armée bangladaise va-t-elle jouer dans la préparation et la tenue des élections générales ?
A ce stade, le calendrier électoral du gouvernement intérimaire est encore incertain. Les partisans du Parti nationaliste du Bangladesh (BNP) de l’ex-premier ministre Khaleda Zia (1991 – 1996 ; 2001 – 2006), opposants historiques à S. Hasina, militent pour une votation dans les trois mois. Une transition bien courte pour redonner un minimum de stabilité à la nation et créer les conditions d’une consultation inclusive et légitimante pour la formation politique qui sortira vainqueur.
Le retour sur la scène de la Ligue Awami de S. Hasina, le plus ancien des partis bangladais, au pouvoir depuis 2009, est une question centrale et ô combien délicate pour l’avenir. La mise à l’écart des Awamistes dévaloriserait le processus de sortie de crise. Le gouvernement émergeant d’une telle consultation biaisée serait bien peu légitime aux yeux des Bangladais comme des gouvernements étrangers. Ce fut d’ailleurs un des écueils majeurs de la victoire électorale de S. Hasina en janvier 2024 et de son 4ème mandat puisque le principal parti d’opposition, le BNP, boycotta la campagne et les isoloirs.
La junte birmane va scruter avec attention les réactions internationales et le modus operandi du retour à la démocratie parlementaire de son voisin. Le SAC entend lui aussi organiser des élections générales. Il laisse même désormais entendre la date du premier semestre 2025. Mais à ce stade, en Birmanie il s’agit d’un processus totalement excluant.
Face au parti de l’armée (USDP), il n’existe aucune formation politique d’opposition. La Ligue nationale pour la démocratie (NLD) est même considérée comme un mouvement « terroriste ». Au moins au Bangladesh au début de cette année, deux partis d’opposition purent se présenter devant les électeurs. Le Parti Jatya conquit 11 sièges sur 299, le Parti Kallyan 1 et les indépendants 16. Certes, 9,3 % d’opposants au Parlement bangladais c’était une portion congrue mais même une telle perspective n’existe pas aujourd’hui en Birmanie. L’armée entend conservée la totalité du pouvoir. Il ne faut pas se tromper son simulacre électoral ne vise pas à le partager pour redonner une chance à la paix, la stabilité et la prospérité de l’Union.
Les militaires birmans sont d’autant plus curieux de la suite des événements bangladais qu’ils ont assimilé l’éviction de S. Hasina à une « révolution de couleur ».
Ils estiment que les Américains et les Britanniques furent loin d’être étrangers aux récents événements dacannais et au rôle des étudiants protestataires. Un point de vue pas si éloignés des analyses également portées mezza voce par les autorités indiennes et chinoises. L’empressement mis à Washington et à Londres pour suspendre les visas octroyés à S. Hasina en serait la preuve.
Parano comme ils sont, les chefs de la Tatmadaw suspectent les Américains de vouloir stratégiquement acquérir de nouvelles facilités navales pour leurs bâtiments appelés à naviguer depuis le Bangladesh dans le golfe du Bengale où les Chinois ont installé, ces dernières années, quelques moyens sur les côtes rakhines. Toute chose égale par ailleurs, une chose est sûre : le Bangladesh peut devenir un acteur majeur de la (dé)stabilisation du grand ouest birman. L’attitude de son gouvernement vis-à-vis de New Delhi et Pékin sera clé en la matière.
Les évolutions politiques à Dacca sont susceptibles d’accentuer les tensions préexistantes dans les États indiens du Mizoram, du Tripura, du Manipur voire de l’Assam mais aussi leurs ramifications dans les Chittagong Hills Tracts, les États Chin et Rakhine. Sans spéculer plus avant sur ces perspectives inquiétantes, sources potentielles de frictions sino-indiennes aggravées, en matière diplomatique la communauté internationale va d’abord juger M. Yunus et son gouvernement intérimaire à l’aune de sa gestion du dossier rohingya.
Le Secrétaire général des Nations unies a d’ailleurs pris à témoin le Dr Yunus dans une missive datée du 16 août. Fuyant les combats opposants avec rage l’AA et le SAC, des milliers de Rohingyas se pressent le long de la frontière. Selon certaines sources mais invérifiables, 50 000 Rohingyas seraient récemment arrivés au Bangladesh depuis l’État Rakhine.
M. Yunus se veut rassurant sur l’avenir des réfugiés et déplacés rohingyas
Dans sa première déclaration de politique étrangère le 18 août, le premier ministre par intérim a promis que son gouvernement « continuera à apporter son concours au plus d’un million de Rohingyas accueillis au Bangladesh ». Il n’en a pas moins précisé qu’il a « besoin de la communauté internationale pour les opérations humanitaires et l’éventuel retour des Rohingyas dans leur pays d’origine dans des conditions de sécurité, de dignité et de pleine garantie de leurs droits ».
Mais pour ce qui concerne le très court terme, il s’est montré plus silencieux sur l’accueil de nouveaux venus. Or leur sort est particulièrement préoccupant. Au début de ce mois, Médecins sans frontières a révélé que 40 % des blessés auxquels l’ONG a porté assistance sont des femmes et des enfants. Le chef du gouvernement de 84 ans va donc devoir se montrer très attentif à ce drame, faute de quoi son image internationale pourrait bien en pâtir aussi profondément que celle d’Aung San Suu Kyi, le statut de prix Nobel de la paix n’étant protecteur en rien en la matière.
La communauté internationale doit se montrer toute aussi vigilante et peut-être même exigeante. Elle aura noté que le conseiller pour les affaires internationales du gouvernement intérimaire, Mohammad Tohis Hussain, a, lui, déclaré à l’agence Reuters que le Bangladesh ne peut plus accueillir de Rohingyas et qu’il appartient à d’autres pays d’accepter ces hommes et ces femmes.
Il a également demandé qu’ils mettent fin aux attaques de l’AA contre les Rohingyas, oubliant au passage les crimes passés et présents de la Tatmadaw vis-à-vis de cette communauté musulmane. Si on avait encore des doutes sur le degré d’attention politique internationale au sort des Rohingyas et les vues trans-partisanes qui existent sur ce drame, la Chambre des Représentants américaines vient de se voir proposé le 11 juillet un projet de loi co-signé par le démocrate new-yorkais Gregory Meeks et le républicain texan Michael McCaul, président de la commission des affaires étrangères, visant à la nomination d’un Envoyé spécial pour les Rohingyas par le Département d’État et la création d’un Observatoire des conflits en Birmanie.
Si l’attitude de Dacca à l’endroit des Rohingyas est susceptible de nourrir des polémiques renouvelées sur la sécurité des personnes, les connivences islamistes ou encore les accès humanitaires, elle ne saurait être la seule. Comme État bordurier de la Birmanie, le Bangladesh est concerné au premier chef par la stabilité par-delà ses frontières. La République populaire sera donc poussée par ses partenaires chinois, indiens, thaïlandais voire laotiens à se joindre à des discussions minilatérales avec la junte, ce qui de facto remet en cause le rôle central de l’ASEAN et toute perspective inclusive de sortie de crise.
Cette approche bienveillante vis-à-vis du régime militaire du général Min Aung Hlaing est d’autant plus probable qu’il est entendu dans les lieux de pouvoir daccannais qu’aujourd’hui comme demain, le SAC se doit de continuer à représenter la Birmanie dans les enceintes sous-régionales auxquelles le Bangladesh est un État-partie (ex. le sommet de la BIMSTEC en septembre 2024 où seront présents 3 des 5 pays limitrophes de la République de l’Union du Myanmar).
François Guilbert
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