Une chronique Birmane de François Guilbert.
Où se trouve Daw Aung San Suu Kyi ? Sur ce sujet comme sur bien d’autres, le Conseil de l’administration de l’État (SAC) est peu disert. Une chose est sûre : la prix Nobel a été transférée du lieu de détention où elle purgeait sa condamnation de 33 années. Selon les dires du 17 avril du porte-parole du régime militaire, elle et le président de la République déposé par le coup d’État du 1er février 2021 ont été installés dans un nouveau lieu de vie. Selon la même source, la relocalisation vers une « résidence surveillée » se serait imposée aux vues de l’âge des intéressés, 78 ans pour la première et 73 pour le second, et de la canicule pesant très lourdement sur les infrastructures carcérales et les corps des embastillés. Une compassion soudaine pour le moins étonnante ! Elle suscite d’ailleurs bien des interrogations sur sa raison d’être médicale et politique.
Daw Aung San Suu Kyi est maintenue au secret
Bien qu’il soit intervenu au cœur du temps des fêtes de Thingyan, le transfert des deux prisonniers les plus en vue du jour du putsch ne peut être considéré comme un signe d’élargissement des condamnés. Ni Daw Aung San Suu Kyi, ni U Win Myint n’a bénéficié d’une remise de peine. D’ailleurs parmi les 3 000 détenus ayant récemment obtenu leur libération, rares étaient les prisonniers politiques. L’Association d’assistance aux prisonniers politiques (AAPP) a estimé à moins d’une centaine de personnes ceux ayant fait l’objet d’une mesure de grâce, et parmi ceux-ci aucun d’entre eux ne purgeait une longue peine.
Autrement dit, les deux têtes de l’exécutif du temps du gouvernement civil poursuivent leur parcours carcéral. Il semble même dans le cas de l’ex-cheffe du gouvernement qu’elle ait été maintenue enfermée sur le même site de la prison centrale de Nay Pyi Taw si l’on croit les informations rapportées par la chaîne singapourienne CNA. Elle ne bénéficie toujours pas d’un accès à son avocat ou à ses proches. Il est même probable qu’elle ne dispose pas de meilleurs soins qu’auparavant. Le porte-parole de l’armée a beau dire qu’Aung San Suu Kyi fait l’objet de checkups réguliers, établis sous la supervision du corps médical, il est vraisemblable qu’elle continue à ne pas percevoir tous les médicaments que requiert son état de santé fragile et dégradé. La septuagénaire est notoirement confrontée à des maux de bouche, des vertiges, des problèmes de pression artérielle et squeletto-musculaires.
Dans les faits, comme l’affirme publiquement et de manière de plus en plus vocale son fils cadet Kim, elle constitue un « bouclier humain » pour la junte et son chef, le général Min Aung Hlaing.
Si cette affirmation mérite peut-être d’être formulée différemment, il n’en demeure pas moins que la direction de la SAC entend bien continuer à instrumentaliser politiquement et diplomatiquement le sort d’Aung San Suu Kyi à ses seules fins. Elle est très concrètement une monnaie d’échange de premier ordre. Au regard de l’attitude générale du SAC vis-à-vis des droits humains, de sa détermination à chasser Suu Kyi du champ politique et plus encore de la gouvernance, il est difficile de croire que le changement d’espace d’enfermement ne réponde pas à des raisons d’être tactiques et politiciennes. Reste à savoir lesquelles !
Laisser croire à un retour de la dirigeante de la Ligue nationale pour la démocratie (NLD) dans le jeu politique.
Pour l’heure, juridiquement, Daw Aung San Suu Kyi n’est pas appelée à être libre avant d’avoir dépassée l’âge d’une centenaire. C’est ce que lui promet la seule réduction de peine (6 ans) qui lui a été jusqu’ici accordée. Mais en laissant entendre qu’elle serait désormais en « résidence surveillée », le SAC veut laisser croire que l’on revient deux décennies en arrière quand la patronne de la NLD pouvait épisodiquement s’entretenir à son domicile rangounais avec des dirigeants internationaux et (in)formellement discuter avec les généraux en place. Or, rien de tout cela n’existe aujourd’hui.
Si le ministre des Affaires étrangères thaïlandais a pu la rencontrer en tête-à-tête en prison en juillet dernier, aucune autre personnalité de la région ou d’une institution internationale n’a pu obtenir cette « faveur ». Ce n’est pourtant pas faute d’avoir demandé gentiment au SAC, notamment du côté de l’ASEAN (ex. Cambodge, Indonésie, Thaïlande) et de la République populaire de Chine. Toutes les demandes sont restées lettre morte. Après avoir excipé que de tels rendez-vous n’étaient pas possible tant que les procédures judiciaires étaient en cours, la situation est demeurée inchangée après l’énonciation des sanctions en dernier ressort. La junte se contente dorénavant d’être silencieuse sur le sujet.
Le SAC entend-il changer de posture et faire du changement de résidence un premier pas vers une médiation internationale ? Cela supposerait qu’il a conscience de ses échecs militaires répétés au point de l’inciter à quelques gestes de conciliation pour satisfaire aux demandes de mises en œuvre des « 5 points de consensus » édités par les neuf chefs d’Etat et de gouvernement sud-est asiatiques en avril 2021. Du côté de Bangkok et de Phnom Penh, on veut peut-être le croire. En qualifiant l’évolution domiciliaire de « premier pas », la Thaïlande s’est faite pressante en la matière et s’offre en médiatrice potentielle.
Le 21 avril, le ministre délégué auprès du Premier ministre cambodgien, So Naro, a joint sa voix à celle du chef de la diplomatie thaïlandaise pour demander la libération d’Aung San Suu Kyi pour « donner une chance à des discussions de paix ».
Afin d’être bien compris, il a jugé bon d’ajouter qu’une « solution politique est impossible si les leaders politiques sont incarcérés et s’il n’y a pas de concessions ». Les déclarations en concordance de Bangkok et Phnom Penh vont même au-delà de la demande de libération sans condition de Daw Aung San Suu Kyi et d’U Win Myint puisqu’il est considéré que la crise ne sera pas résolue sans la NLD. Cette posture n’est pas nécessairement pleinement coordonnée entre les dirigeants des deux royaumes mais elle va d’ores et déjà bien au-delà des attendus en deux pages du communiqué des ministres des Affaires étrangères de l’ASEAN qui s’était « contenté » le 18 avril d’appeler de ses vœux « une résolution pacifique inclusive et durable de la crise ».
Espérer voir dans un nouveau face-à-face Min Aung Hlaing / Aug San Suu Kyi se rejouer celui qu’offrit Than Shwe – Thein Sein / Aung San Suu Kyi dans la mise en œuvre du processus de transition démocratique esquissé au début des années 2010 est au mieux très optimiste. Ce bicéphalisme peut être aussi imaginaire que peu souhaitable.
La Birmanie et sa scène politico-militaire ont bien changé depuis une quinzaine d’années. Le commandant-en-chef des services de défense est certes le numéro 1 de la junte et du gouvernement pro-SAC mais il est aussi un homme contesté au sein de la sphère militaire. Quant à Suu Kyi, sa philosophie politique a été, de facto, remise en cause par le choix de la lutte armée par la génération Z. En outre, si elle devait se retrouver face aux chefs de la Tatmadaw, ce ne serait pas seulement cette fois-ci le fruit de son aura personnelle dans la société et au sein de la communauté internationale mais aussi des combats victorieux de ses affidés, des Forces de défense du peuple (PDF) et de leur association efficace à nombre de groupes ethniques armés. Une situation politico-militaire totalement nouvelle pour elle et dont il serait bien dangereux d’oublier l’existence. Une donne que les chefs du SAC entendent probablement mettre à profit pour créer des divisions au sein de l’opposition mais qu’ils craignent probablement aussi. Les alliances nouées pour le champ de bataille par les oppositions pèsent sur eux aux quatre coins du pays.
User d’Aung San Suu Kyi pour (re)créer au plus tôt des dissensions au sein de l’opposition.
Beaucoup de spéculations se font jour depuis le transfert intra-carcéral de la Conseillère pour l’État. Certains y voient l’occasion pour la junte de gagner les faveurs de certains Bamars en laissant présager un retour à un bicéphalisme passé moins victimaire pour l’ethnie majoritaire. Cette perception « irénique » est une vue de l’esprit. Le rejet du SAC est puissant parmi les Bamars des campagnes et des villes. La lutte armée est même massivement soutenue. Dans une telle situation, l’ajustement carcéral est plus probablement une opportunité et un moyen de diviser l’opposition.
Tactiquement, l’objectif est de laisser croire au retour prochain des chefs de l’exécutif renversés et de la NLD afin de (re)créer des tensions dans le triangle imparfait constitué par la NLD, le gouvernement d’unité nationale (NUG) et les groupes ethniques armés (EAOs). Il est un mystère pour personne que les finalités de la NLD, du NUG et des EAOs, au-delà de mettre à bas le SAC, ne sont pas toutes les mêmes.
Nourrir des suspicions entre la NLD et le NUG a déjà été tentée par le SAC à l’heure du réenregistrement exigé des partis politiques. Quant aux relations NUG – EAOs, elles peuvent buter sur des divergences de vues importantes sur le fédéralisme à établir après le temps de la gouvernance militaire. Enfin, les rapports NLD – EAOs sont empreints, dans l’histoire des dix dernières années, de bien des incompréhensions pour ne pas dire plus. Réaffirmer le poids d’Aung San Suu Kyi et de la NLD, les militaires savent que cela ne peut que susciter des remous politiciens et des débats, et cela quelle que soit l’immense prestige dont La Dame bénéficie dans le pays. Ils ont donc un intérêt stratégique à créer autant de turbulences que possible dans les rangs de l’opposition en jouant sur les perceptions, l’histoire, les égos, les projets politiques, les différences de générations et de culture.
Si les soldats de la junte sont à la peine dans les États Rakhine, Chin, Kachin, Kayah, Kayin et dans nombre de régions (ex. Bago, Sagaing,…) voire à la périphérie de la capitale, la Tatmadaw est encore capable de mener des actions psychologiques.
Dans cette perspective, Aung San Suu Kyi et la NLD ont une place de choix, d’autant que le parti ne peut exister légalement et sa dirigeante demeure totalement coupée du monde. L’opposition et ses soutiens risquent donc de s’enflammer avec des débats sans réel objet puisque les deux principaux intéressés sont en réalité sans capacité de manœuvre en propre. Le piège fonctionne d’ailleurs déjà à plein. Il est cocasse de relever que ceux qui appellent à laisser de côté Suu Kyi et la NLD aujourd’hui, sont les mêmes qui expliquaient en 2020 que la majorité sortante était démonétisée, notamment du fait des violences de masse dans l’Etat Rakhine, et qu’en outre elle ne pouvait recueillir seule une majorité lors des élections générales.
Un message dangereux hier puisqu’il a servi au coup d’État du général Min Aung Hlaing et qui le demeure présentement puisqu’il revient à nier le choix souverain fait par le peuple le 8 novembre 2020. De nombreuses organisations de la société civile ont d’ailleurs bien conscience de ce risque. Le 23 avril, 312 organisations non gouvernementales de Birmanie et de Thaïlande ont ainsi écrit une lettre ouverte aux autorités de Bangkok pour rejeter la présentation de Daw Aung San Suu Kyi comme étant l’« ancienne » Conseillère pour d’État et U Win Myint comme « l’ex » président de la République. A n’en pas douter, qu’elle soit en situation de s’exprimer par elle-même, par l’entremise de tiers ou totalement coupée du monde, la cheffe historique de la NLD demeure une actrice du jeu politique birman et l’un de ses pôles majeurs, voire l’incontournable.
François Guilbert
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