Par François Guilbert
Le 13 novembre dans l’État Rakhine, l’Armée de l’Arakan (AA) s’est lancée dans une nouvelle offensive militaire. Elle a rompu le cessez-le-feu « humanitaire » intervenu, de facto, en novembre 2022. L’AA s’en est prise à des avant-postes de l’armée et de la police dans le nord mais également le long du littoral.
Dans la zone septentrionale, les affrontements courent jusque dans l’État Chin, le canton de Paletwa mais aussi le long de la frontière indienne. De leur côté, les Forces de défense de l’État Chin (CDF) et du Front national Chin (CNF) attaquent les routes commerciales vers l’État du Mizoram voire celui du Manipur. Le porte-parole de l’armée a admis devant les journalistes que l’AA s’est emparée de postes de sécurité le long du tracé dit multimodal de Kaladan, l’étendard de la coopération birmano-indienne dans l’État Rakhine. La situation est devenue si préoccupation que New Delhi a appelé ses ressortissants à éviter de se rendre en Birmanie du fait de l’escalade des violences. Quant à la frontière bangladaise, le commerce y est au point mort. Mais là, comme lors des assauts de l’Alliance des trois fraternités, initiés le 27 octobre dans le nord-est, la Tatmadaw est à la peine. Une fois encore, elle tarde à réagir, privilégie le contrôle des villes et abandonne de vastes zones rurales à son adversaire qui pourra les instrumentaliser pour de nouvelles charges. Le conflit menace pourtant de s’élargir au-delà des Rakhine Yoma, vers les provinces de Magway et de l’Ayeyarwady. Pourquoi une telle lenteur ? Manque de moyens ou hésitations tactiques ? Probablement, un peu des deux.
La Tatmadaw n’a pas jusqu’ici baissé la garde dans l’État Rakhine
Bien que le front le plus au sud-ouest se soit apaisé depuis plus d’un an ; par prudence, le Conseil de l’administration de l’État (SAC) s’est bien gardé de dégarnir ses forces d’un territoire où les affrontements pouvaient se raviver à tout moment. Une attitude inverse à celle arrêtée au début de l’année 2023 pour l’État Shan. Dans le nord-est, pas moins de 3 000 hommes avaient été repliés pour compenser les difficultés rencontrées sur d’autres théâtres d’opérations (ex. Bago, Kayah, Sagaing…). Si la junte fait aujourd’hui face aux quatre coins du pays à de nombreux revers, elle n’entend manifestement pas retirer de l’État Rakhine ses moyens d’intervention. En urgence, c’est depuis Mandalay et Rangoun qu’elle semble vouloir le faire quand cela s’impose, les deux plus grandes villes du pays étant considérées comme suffisamment sécurisées. C’est donc de ces deux provinces que la junte vient d’acheminer des renforts pour mieux protéger la capitale (+/- 15 000 hommes). Dans l’État Rakhine, la Tatmadaw a donc préservé des moyens militaires conséquents, en hommes et en équipements. Mais se lancer aujourd’hui dans une confrontation d’ampleur avec l’AA est un risque guerrier dont le général Min Aung Hlaing se passerait bien. D’ailleurs pour éviter de mettre de l’huile sur le feu, dans les premiers temps de l’offensive de l’Alliance des trois fraternités, Nay Pyi Taw avait passé sous silence dans sa communication publique l’engagement guerrier dans l’opération 1027 de 10 bataillons de l’AA.
L’Armée de l’Arakan, une force militaire conséquente
Si pour faire face aux velléités offensives de l’AA les soldats sous l’autorité de Nay Pyi Taw disposent d’appuis air-sol, le commandement ne peut pas oublier que le moral est bas dans les unités de l’infanterie, de la police et des gardes-frontières. La détermination à se battre contre les « frères rakhines » est également bien faible. Lors des premiers clashs de novembre 2023, plusieurs dizaines des hommes du SAC ont pris la fuite. 9 positions des forces de sécurité sur 10 saisies par l’AA l’ont été sans combattre, les hommes se repliant sur des positions mieux fortifiées ou se soumettant rapidement à leurs adversaires.
Depuis le 26 octobre, 11% des redditions à des groupes insurgés ont eu lieu dans le seul État Rakhine. Une proportion que ne justifient pas à elles seules les premières escarmouches. Pour dire vrai, la peur s’est installée chez les affidés à la junte déployés dans la région. De nombreux postes savent qu’ils ne pourront pas compter le moment venu sur des renforts acheminés par voies routières, les axes étant harcelés par la résistance. Certes les appuis peuvent parvenir en certains points par les voies navigables ou aériennes mais ce n’est pas la panacée, à fortiori avec une présence militaire très dispersée sur le territoire pour limiter, autant que possible, la mobilité de l’ennemi. Les libertés de mouvement étant très contraintes des deux côtés, les hommes du SAC espèrent que cela limitera d’autant les risques d’être submergées. Les craintes des soldats tiennent également à l’histoire récente. Lors des confrontations AA – Tatmadaw précédentes, l’armée de Nay Pyi Taw a eu rarement le dessus. Elle put, tout juste, contenir ses avancées au centre de l’État et préserver le sud, laissant de facto à l’AA et à sa branche politique, la Ligue unie d’Arakan (ULA), la gestion de la plupart des arpents conquis en 2019 – 2020. Dans ce contexte, l’AA est devenue, ces dernières années, une force politico-militaire redoutable, dont la Tatmadaw se méfie.
Dans l’État Rakhine, le SAC doit aussi compter avec des populations civiles peu accueillantes. Le régime putschiste n’a pas su tirer avantage de la faible considération apportée au gouvernement conduit par Daw Aung San Suu Kyi. Ses faibles concours distribués aux milliers de familles frappés durement par le cyclone Mocha (14 mai 2023) n’ont pas amélioré son aura.
Priorité n°1 de la junte, tenir la capitale provinciale et les villes
Si le commandement du SAC n’a jamais écarté l’hypothèse de devoir reprendre le chemin des affrontements armés avec les nationalistes rakhines, il doit, aujourd’hui, envisager de le faire dans un environnement national très dégradé. Depuis un mois, il fait face à de sérieux revers, notamment sur les fronts Est, face aux Palaungs et aux Kokangs, alliés de l’AA, et aux Kayahs. Des déboires dont on peut encore discuter de leurs effets stratégiques mais alimentant localement rumeurs et convictions sur un régime militaire au bord de la rupture ou, tout au moins, ayant des capacités militaires déclinantes.
A défaut de savoir si le premier cercle du pouvoir juge qu’il est véritablement en danger, une chose est sûre : le SAC parle d’ « invasion », admet qu’il est confronté à une adversité intérieure de haute intensité et qu’il en paye jusque dans ses rangs un prix élevé. Dans un geste de compassion inhabituel, le général Min Aung Hlaing s’est rendu, le week-end dernier, aux chevets de soldats blessés. Néanmoins, La détermination à éradiquer les groupes « terroristes » et « criminels » de l’opposition doit apparaître comme intacte. C’est pourquoi, pour convaincre ses adversaires rakhines de limiter leurs ambitions territoriales d’aujourd’hui, le SAC doit se montrer « intraitable » sur les autres fronts, y compris en recourant à ses pratiques bien connues de bombardements aériens et d’artillerie tous azimuts.
Cette politique de terreur est aussi celle conduite dans l’État Rakhine, où la tactique dite des quatre coupures continue d’être l’alpha et l’oméga opératif. La population sait donc qu’elle est, en elle-même, une cible de la Tatmadaw.
Dans cette dernière province, près de 30 000 nouveaux déplacés intérieurs se sont ainsi ajoutés en quelques jours, soit 12 % de ceux déjà existants et 9 % de tous ceux qui fui les combats depuis le 27 octobre. Toutefois, environ les deux-tiers d’entre eux proviennent de la zone littorale et de la périphérie de la capitale de l’État. Tout l’État Rakhine ne s’est donc pas encore embrasé, les cantons les plus touchés étant ceux de Maungdaw, Minbya, Pauktaw et Rathedaung. Mais à l’heure où la capitale Kayah est soumise à un assaut sévère, que le chef-lieu du Kokang menace de tomber, la junte souhaite éviter qu’un tel sort soit également celui de Sittwe. Une hypothèse non dénuée de sens puisque le 16 novembre la ville de Pauktaw, à proximité, a été saisie quelques heures par l’AA et continue de connaître des affrontements périphériques.
Afin d’éviter un revers majeur dans l’Ouest, Sittwe s’est vue imposer un couvre-feu de 21h00 à 06h00. En sus, aux entrées et sorties des villes, le long des bras d’eau, de nouveaux check-points ont été installés. Dans les villes du centre et du sud de l’État (ex. Kyaukphyu, Taungup, Thandwe), des véhicules blindés ont été envoyés ostensiblement en patrouilles. Les avions de chasse quant à eux ils multiplient les passages bruyants à basse altitude. Plusieurs dizaines de points d’appuis temporaires, souvent avec moins de vingt soldats, ont été également dispersés sur le territoire rakhine. Autant de mesures censées être dissuasives. L’avenir le dira sur le plan militaire mais, d’ores et déjà, ces déploiements ont des coûts humains élevés. Dans le nord de l’État, par exemple, 1 200 établissements scolaires ont été fermés.
Déjà de nombreuses victimes civiles
Les contraintes sur les mouvements des personnes se répercutent sur ceux des biens. Elles augmentent les coûts de l’alimentation quand elles n’en rompent pas, tout simplement, les approvisionnements. Ces déploiements d’hommes en armes pèsent lourdement sur les populations, les privent d’électricité et de télécommunication, élèvent leur degré d’anxiété et de mise à la merci des sbires de la junte. Les soldats et les policiers affectés sur le terrain recrutent de force pour porter leurs équipements, gérer leur cuisine et l’entretien de leurs habits. Plus d’une centaine de personnes auraient ainsi été mobilisées lors de la projection de nouvelles forces sur Pauktaw. De surcroît, l’emploi de boucliers humains pour les mouvements de la Tatmadaw ont été à déplorer.
L’aide humanitaire, elle, se raréfie. Les organisations d’entraide sont freinées dans leurs actions. Les populations aux contacts des forces de sécurité font l’objet de nombreuses mesures arbitraires et de rackets. Les déplacés sont particulièrement vulnérables. Les lieux d’hébergement temporaires (ex. locations, monastères) sont sous surveillance particulière. Les contrôles des listes d’enregistrement et les descentes des forces de l’ordre notamment de nuit se multiplient, de peur que les lieux d’accueil soient autant de caches pour des combattants de l’AA ou des Forces de défense populaire (PDF). En villes, les arrestations arbitraires et l’affichage des notices de recherche pour complicité avec l’AA semblent augmenter, sans qu’il soit, à ce stade, possible d’en mesurer toute l’amplitude. Les exactions du SAC pourraient bien générer un nouveau cycle de violences victimaires, des représailles de l’AA ou de personnes agissant en son nom. Le 18 novembre, l’AA a déjà fait savoir, dans un communiqué diffusé via les réseaux sociaux, qu’elle cherchera à se venger des militaires qui « tuent des civils et commettent des crimes de guerre ».
De nouvelles victimes rohingyas
Dans une conflictualité régionale AA – Tatmadaw se ravivant, il ne faudrait pas oublier sa dimension rohingya. Dans le nord de l’État, l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA) s’est montrée de plus en plus active ces derniers mois. En juillet 2023, un accrochage entre des partisans de l’ARSA et de l’AA a laissé transparaître le risque que les populations soient prises à partie par chacun des acteurs de la guerre civile qui ensanglante la Birmanie. Malheureusement, plusieurs événements récents viennent étayer cette crainte. En septembre, l’AA a imposé un confinement à des villages rohingyas dans le sud du canton de Buthidaung. Elle a enlevé et brutalisé des Rohingyas, accusés de sympathie pour l’ARSA. Peu avant, l’ARSA avait, elle, exécuté des civils pour avoir octroyé des moyens de transport à l’AA et à des soldats du SAC.
Au registre des mises à mort de Rohingyas, la Tatmadaw n’est pas en reste, arrêtant et torturant des hommes qu’elle met en cause pour leurs liens, réels ou supposés, avec l’AA ou l’ARSA, souvent d’ailleurs au titre de punitions collectives et communautaires. Dans un tel contexte, on peut comprendre que les Rohingyas réfugiés au Bangladesh voisin ne voient toujours pas de possibilités sérieuses de retour en Birmanie. Ces dix derniers jours, plus de 1 000 d’entre eux sont arrivés comme boat people en Indonésie (province d’Aceh). Dès lors, comment croire Nay Pyi Taw quand le SAC continue d’affirmer son intention de rapatrier 7 000 Rohingyas des camps bangladais d’ici la fin 2023, comme il s’y était engagé, notamment vis-à-vis de ses partenaires de l’ASEAN et de Pékin ?
Ce non-respect d’un engagement solennel de la junte conduite par les généraux Min Aung Hlaing et Soe Win viendra s’ajouter à une liste déjà bien longue (cf. 5 points de consensus agréés avec les chefs d’État et de gouvernement d’Asie du sud-est en avril 2021, élections générales annoncées pour août 2023, prolongation de l’état d’urgence au-delà des 18 mois prévus par la Constitution de 2008, cessez-le-feu unilatéral courant depuis janvier jusqu’au 31 décembre 2023, etc…).<
François Guilbert
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