Une chronique birmane de François Guilbert
Le 27 novembre, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a rendu public son dépôt de requête aux fins de délivrance d’un mandat d’arrêt à l’encontre du général Min Aung Hlaing, le commandant-en-chef des services de défense. Une première dans l’Histoire ! Jamais jusqu’ici un citoyen birman n’a été poursuivi par la justice internationale.
Il est reproché à l’officier, qui est aujourd’hui le plus haut responsable du Conseil de l’administration de l’État (SAC), une responsabilité personnelle dans les crimes contre l’humanité de déportation et de persécution commis dans l’État Rakhine à l’encontre de la communauté rohingya entre le 25 août et le 31 décembre 2017. Sur la période concernée, 10 000 personnes ont été massacrées. 700 000 autres ont, en quelques semaines, trouvé refuge au Bangladesh voisin.
Devant la mise en cause de l’un des leurs, les relais de la junte balaient d’un revers de la main les accusations énoncées par le procureur général Karim Khan. Sur le plan militaire, les uns affirment que les opérations de « nettoyage » étaient légitimes puisque le territoire national faisait l’objet d’attaques terroristes. Sur le plan juridique, les autres proclament que la Birmanie poursuit une politique étrangère de « neutralité », de « coexistence pacifique » et n’est pas un État Partie au statut de Rome fondateur de la CPI. A ce titre, il ne reconnaît aucune légitimité à la Cour, à ses procédures et à ses communiqués. Cependant, ces dénis sont exprimés avec peu de voix. La presse d’État se montre pour l’essentiel silencieuse sur cette actualité. Pour autant, les turbulences nées des affaires judiciaires engagées contre la Birmanie et ses dirigeants militaires sont loin de devoir s’éteindre rapidement.
Plusieurs autres militaires sont dans le collimateur de la justice internationale
Les annonces faites mercredi par le procureur, notamment depuis le camp de réfugiés de Kutupalong (Bangladesh), font suite à une enquête lancée le 14 novembre 2019. Ouverte depuis le 6 septembre 2018, cette dernière s’est amplifiée et accélérée après la première visite du magistrat au Bangladesh en février 2022. La collecte des témoignages, leurs recoupements, l’étude des matériaux audio et visuels ont pris du temps mais le bureau du procureur a constitué de solides dossiers sur de nombreux individus.
Contrairement à la procédure lancée le 11 novembre 2019 devant la Cour internationale de justice sur l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide qui sera appelée à juger du comportement de l’État birman, la procédure devant la CPI vise, elle, des individus. Elle ne va manifestement pas se limiter au seul commandant-en-chef. Plusieurs autres personnes vont être incriminées. On devrait le savoir « prochainement » a précisé le procureur général Karim Khan, évoquant même les semaines et les mois qui viennent.
Le magistrat britannique n’a pas donné d’indications précises sur sa liste des possibles mis en cause. Néanmoins au regard des arguments avancés à l’encontre de celui qui se présente aujourd’hui comme le chef de l’État par intérim, attribution exécutive rappelée par Karim Khan pour souligner la séniorité du personnage visé, il a laissé entrevoir quelques pistes. Le procureur a en effet souligné que les abominations contre les populations civiles que son équipe a pu documenter de manière détaillée et en toute indépendance, ont été perpétrées par l’armée mais une Tatmadaw soutenue par la police, les gardes-frontières ainsi que des non-Rohingyas.
Si on prolonge le raisonnement du magistrat de la cour internationale, il devrait s’en suivre des poursuites contre d’autres militaires, des officiers supérieurs présents sur le terrain des violences de masse bien évidemment, mais également leurs tutelles diverses, notamment celles relevant des ministres de l’Intérieur et des Gardes-frontières du gouvernement central voire du ministre en charge des gardes-frontières de l’Etat Rakhine.
D’ex-ministres pourraient s’ajouter à la liste des personnalités birmanes recherchées
Tous ces responsables étaient des officiers généraux sous l’autorité du numéro 1 de la Tatmadaw. Ces cadres de l’armée avaient été imposés constitutionnellement au cabinet des ministres civils composé après les élections générales de novembre 2015 autour du président de la République U Htin Kyaw et de la Conseillère pour l’État Daw Aung San Suu Kyi mais ils demeuraient à la main du général Min Aung Hlaing. La Constitution de 2008 stipule explicitement que c’est le commandant-en-chef qui désigne les ministres de la Défense, de l’Intérieur et des Gardes-frontières (article 232-b-ii), ceux-ci restant des personnels d’active des forces de sécurité (article 232-j-ii).
S’il ne fait aucun doute que des hommes exerçant le métier des armes à Nay Pyi Taw et/ou dans l’Etat Rakhine vont faire l’objet de demandes de mandat d’arrêt, on n’en connaît pas le nombre et si certains exercent encore aujourd’hui des responsabilités éminentes au sein du SAC et/ou de l’appareil d’Etat. Néanmoins, pourraient bien figurer en bonne place : le numéro 2 de l’armée et de la junte, le général Soe Win ; l’ex sous-chef d’état-major général désormais ministre des Transports et des Télécommunications, le général Mya Tun Oo ; ou encore le général d’état-major Kyaw Swar Lin que l’on présente parfois comme un des successeurs possibles du général Min Aung Hlaing.
Une inconnue majeure demeure : la CPI va-t-elle poursuivre des civils ?
La question est loin d’être anecdotique. Tout d’abord pour lutter contre l’impunité : n’oublions pas que des civils « non-Rohingyas », pour reprendre la terminologie du procureur, ont directement participé aux massacres de 2016-17. A-t-il été possible d’identifier des meneurs pour que justice soit faite ?
Autre sujet sensible pour l’avenir du pays, le procureur général a-t-il trouvé matière à trainer devant le tribunal de La Haye des responsables gouvernementaux civils ? Les deux plus hauts responsables non-militaires de l’exécutif lors de la période des massacres des Rohingyas, le président de la République U Htin Kyaw (2016 – 2018) et la Conseillère pour l’État Daw Aung San Suu Kyi, tous deux issus des rangs de la Ligue nationale pour la démocratie, virent leur réputation largement entachée du fait de leur inaction et le peu d’empathie publique pour les milliers de victimes.
Néanmoins, ils n’avaient pratiquement aucune prise sur l’appareil de sécurité et encore moins sur la mise en œuvre de ses actions. En attendant de connaître la manière dont la CPI traitera leurs cas ; au 27 novembre, La Dame est en détention depuis 1395 jours consécutifs, soit 3 ans, 9 mois et 26 jours.
Si des poursuites pénales à l’encontre des dirigeants civils sont, à ce stade, incertaines, la confirmation du bien-fondé de la demande du mandat d’arrêt du général Min Aung Hlaing par les trois juges de la Chambre préliminaire de la CPI est, elle, très probable.
Cependant la décision ne devrait pas intervenir en cette fin d’année 2024 mais plus vraisemblablement vers la fin du premier semestre 2025. Le trio de magistrat n’a pas de délai imparti pour rendre sa décision mais dans la dernière affaire sur laquelle la Cour a eu à se prononcer cela a pris six mois. C’est donc au milieu de l’année électorale qu’il conçoit comme un point d’orgue de sa (re)construction de légitimité (inter)nationale que le général Min Aung Hlaing va devoir composer avec l’édiction d’un mandat judiciaire infamant au nom sa responsabilité personnelles dans des massacres de populations civiles désarmées.
A vrai dire, toute solution politique négociée à la guerre civile née du coup d’Etat nécessitera de statuer sur le sort judiciaire du généralissime, l’intéressé de 68 ans et sa famille le savent, la communauté internationale également. L’opposition démocratique est d’ailleurs toute disposée à en jouer immédiatement, en reconnaissant hic et nunc les compétences de la CPI et en demandant l’extension de son mandat aux années 2021 et au-delà.
Le général Min Aung Hlaing est loin d’en avoir fini avec la justice internationale
D’ici la fin de l’année 2024, la question du génocide rohingya va par ailleurs continuer à s’inviter à son agenda. La Cour internationale de justice a publié une ordonnance le 21 novembre enjoignant les autorités de Nay Pyi Taw de transmettre au plus tard le 30 décembre 2024, et non au 10 mars 2025 comme elles le souhaitaient, leur duplique aux arguments de la Gambie qui l’a traîné devant la juridiction internationale pour ne pas avoir respecté la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.
Par ailleurs, le Mécanisme d’enquête indépendant pour la Birmanie (IIMM) établi par la commission des droits de l’homme des Nations unies en septembre 2018 poursuit son travail d’investigation. Il a déjà abondamment nourri le travail d’enquête du procureur général de la CPI pour les crimes commis en 2016 – 2017 à l’encontre des Rohingyas mais le mandat de l’IIMM couvre un espace-temps bien plus large et englobe les événements post-coup d’Etat. En effet, il a pour objet de « recueillir, regrouper, préserver et analyser des éléments de preuve attestant de la commission de crimes internationaux les plus graves et de violation du droit international depuis 2011 », ce qui peut ouvrir de nouvelles procédures judiciaires à l’encontre du commandant-en-chef des services de défense et d’autres responsables birmans.
Des pressions s’exercent d’ores et déjà sur le sujet. L’organisation de défense des droits de l’Homme Fortify Rights invite ainsi les Etats Parties qui se réuniront à La Haye (Pays-Bas) pour leur assemblée annuelle (2 – 7 décembre), d’immédiatement saisir le procureur de la CPI pour qu’il ait à se pencher sur la nature des violences perpétrées contre des cibles civiles depuis le coup d’Etat du 1er février 2021. L’article 14 du statut de Rome prévoit effectivement que « tout État Partie peut déférer au Procureur une situation dans laquelle un ou plusieurs des crimes relevant de la compétence de la Cour paraissent avoir été commis, et prier le Procureur d’enquêter sur cette situation en vue de déterminer si une ou plusieurs personnes identifiées devraient être accusées de ces crimes ». Autant dire que les batailles politico-judiciaires internationales contre les chefs de la junte qui sont aussi ceux qui ont organisé et/ou couvert toutes les exactions contre les civils depuis huit ans, vont se poursuivre.
Des accusations gravissimes pour la junte et son chef
On aurait tort de croire que les procédures engagées contre les plus hauts gradés de la Tatmadaw n’ont aucun effet politique intérieur et extérieur. Certes, la justice s’exprime dans un tempo différent de celui de la vie politique mais chacune des étapes n’en est pas moins perturbatrice. Dès la décision du procureur K. Khan connue, les opposants à la junte, du président par intérim du gouvernement d’opposition, Duwa Lashi La, aux organisations de défense des droits de l’Homme (inter)nationales, chacun a entonné sa rhétorique pour que le général Min Aung Hlaing soit mis au ban des nations.
D’ailleurs, le procureur de la CPI n’a pas manqué d’appeler les États d’Asie du Sud et du Sud-Est à lui apporter leurs concours. Certes, seuls 3 d’entre eux sont des États – Parties à la CPI (Bangladesh, Cambodge, Timor Leste) mais il est probable que de nombreux dirigeants de la région se montreront réticents à refaire l’un des leurs un homme en kaki accusé de crimes passés contre l’humanité et de crimes de guerre présents.
Le 26 novembre, les ministres des Affaires étrangères du G7 ont mis une fois encore en exergue : « un régime militaire brutal devant mettre fin à toute violence ». Dès lors, le général Min Aung Hlaing ne va pas retrouver de sitôt son rond de serviette à l’ASEAN.
En 2025, ce sera une mission bien compliquée sous la présidence malaisienne et probablement également en 2026 sous la présidence des Philippines, pays qui s’est pourtant retiré du statut de Rome en 2018. Par conséquent, le chef de la junte va rencontrer bien des difficultés à élargir le champ de ses soutiens internationaux.
Ses occasions de voyages à l’étranger ne vont pas se multiplier. On l’attend néanmoins semble-t-il à nouveau en Russie voire en Biélorussie quant à la Chine, qui vient de l’accueillir, sa porte-parole s’exprimant sur la décision du procureur Karim Khan, elle l’a fait avec parcimonie, sans jamais citer nommément l’officier accusé, se contentant de dire que la Birmanie n’est pas un État Partie à la CPI et qu’il appartient à la justice internationale d’être « objective et impartiale ». On a connu des soutiens plus chaleureux, francs et directs !
Des propos qui n’arrêterons en outre en rien les démarches de la justice internationale, d’autant que celle-ci s’est également mise en route en vertu du principe de compétence universelle dans des pays sur lesquels la Birmanie n’a aucune prise. Il en est ainsi avec l’Argentine où en juin 2024 le procureur de Buenos Aires, chargé lui aussi d’enquêter sur le génocide contre les Rohingyas, a officiellement demandé à sa cour nationale de délivrer 25 mandats d’arrêt pour génocide et crimes contre l’humanité en vertu de l’article 294 du code de procédure pénale entré en vigueur après le départ du pouvoir du général Pinochet.
François Guilbert
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