Douze ans après leur premier voyage en Birmanie, Fanny Moghini et Michel Fonteyne-Leitao ont décidé de changer de vie à Pagan où ils ont ouvert, il y a un an, un restaurant italien. Plus de huit mille kilomètres les séparent désormais de leur Suisse natale, mais pour rien au monde ils ne regrettent aujourd’hui leur belle aventure culinaire, et avant tout humaine.
Benvenuto à la Terrazza, juchée sur le toit de l’hôtel Yar Kinn tha de Nyaung U, à Bagan. Aubergines à la Parmigiana, pizzas, pâtes fraîches maison, risotto, on savoure la bonne cuisine de Fanny, originaire du Tessin, la partie italienne de la suisse, et l’accueil chaleureux de Michel. Si leur restaurant n’a ouvert qu’en janvier dernier, leur lien avec la Birmanie, lui, a commencé il y a bien plus longtemps. Après avoir vu un reportage à la télévision suisse sur ce pays, Michel et Fanny décident de s’y rendre en 2002, malgré la dictature, malgré les restrictions, curieux de découvrir un pays sans tourisme de masse. Ils ne le savent pas encore, mais c’est le premier voyage d’une longue série.
« A Rangoon, nous avons pris une voiture avec un chauffeur, Mynt Cho, pour nous promener. De guide, il est devenu notre ami au fil du voyage. Il avait le même âge que moi, se souvient Michel. Nous sommes retournés une nouvelle fois en Birmanie l’année suivante. A cette époque, Mynt Cho avait le projet d’économiser 50 dollars par an pendant dix ans pour pouvoir retourner à Bagan, sa ville natale, et ouvrir un « Pancake Shop ». Quand on entendu ça, cela n’a fait qu’un tour dans nos têtes, nous avons aidé Mynt Cho et sa famille à acheter une petite maison à Bagan. »
Malheureusement il tombe malade et son cancer l’emporte en 2007, ne lui laissant pas le temps de monter son affaire. « Nous avons vu une dernière fois Mynt Cho à Noël 2006, il était déjà bien malade, raconte Fanny. Nous lui avons fait la promesse que nous aiderions sa femme et ses deux enfants. Après sa mort, nous avons commencé à organiser des repas birmans, chez nous, en Suisse, pour récolter de l’argent et permettre aux enfants, qui avaient à l’époque 12 et 6 ans d’aller à l’école. Comme il n’y avait aucun moyen d’envoyer cet argent, nous sommes revenus tous les deux ans avec des dollars en poche. »
Une proposition qui a tout son sens
Les années passent. Michel et Fanny arrivent à une époque de leur vie où l’on se dit que si on ne fait pas les choses maintenant, on ne les fera plus jamais. Leurs enfants devenus grands, ils se mettent à rêver d’une année sabbatique et briser la monotonie d’une vie professionnelle bien régulière depuis de longues années, mais un projet plus ambitieux se profile. « Tous nos liens d’amitié tissés avec des personnes de Bagan ont abouti à une proposition de monter un restaurant ici, raconte Michel. Les propriétaires de l’hôtel pour qui Mynt Cho avait travaillé comme taxi à la fin de sa vie voulaient aménager un restaurant sur le toit de leur établissement. C’est une proposition qui avait son sens. Cela nous a semblé logique de nous lancer dans ce projet de vie entre la Suisse et l’Asie. Nous ne sommes pas venus de façon froide faire du business ici parce que la Birmanie s’ouvrait.» Le projet d’année sabbatique se transforme rapidement en démission de leur travail d’éducateur pour Michel et d’enseignante pour Fanny. « On s’est donné deux ou trois ans pour que ça marche ! ».
En tant qu’étrangers, ils ne peuvent pas posséder d’activité en leur nom propre. Ils trouvent donc un arrangement avec les propriétaires et investissent 20 000 dollars pour l’aménagement de la terrasse et la mise en place d’une belle cuisine. De façon très naturelle, leurs employés s’imposent : Hnin-Hnin la veuve de Mynt Cho, Hyat Zawmynt son fils ainé, leurs amis, des amis d’amis… Aujourd’hui, neuf personnes travaillent avec eux. « Il a fallu les former, explique Michel. Je m’occupais de jeunes en difficulté en Suisse, cela ne m’a pas fait peur ni en terme de pédagogie ni en terme de management. C’est un pays qui a été fermé pendant 50 ans et qui a accumulé beaucoup de retard en terme de développement, mais les Birmans sont prêts à apprendre, à recevoir un enseignement. Chez nous, on rencontre des gens qui sont sûrs de déjà tout savoir et il faut les déformater pour pouvoir leur apprendre quelque chose. Ici, c’est un plaisir de travailler avec des gens « neufs », curieux, volontaires, dynamiques ! Après, bien sûr, il y a le côté horaire qu’il faut gérer… », reconnaît Michel. « Ils ne connaissaient pas la différence entre un réfrigérateur et un congélateur, les règles d’hygiène, souligne de son côté Fanny qui ne laisse rien passer là-dessus. Tous les verres sont rincés à l’eau minérale et au vinaigre, de même que les légumes et les salades. »
L’apprentissage fonctionne dans les deux sens. Le couple doit aussi s’adapter, se tromper, se « déformater » pour accepter avec humilité qu’eux non plus ne savent pas tout. « La révolution industrielle n’est jamais arrivée ici. Les Birmans sont toujours liés aux valeurs familiales, religieuses, au calendrier lunaire, au rythme de l’agriculture,explique Michel. Au niveau des relations humaines, ils ont beaucoup plus de bon sens que nous qui avons bâti tout notre système sur la productivité. Il m’est arrivé de répéter plusieurs fois à un membre de mon staff quelque chose et je me suis un peu fâché. Le lendemain, il n’est pas venu. J’ai compris que s’il n’y a pas le lien humain qui les pousse à venir travailler, ils ne viennent pas. Notre équipe aime maintenant dire qu’au restaurant « it’s family ». Cela nous touche, je pense que nous avions déjà cette fibre très humaine de par le choix de nos métiers, mais cela va au-delà de nos attentes. »
De même, quand Michel a voulu rémunérer un Birman qui avait travaillé pour lui à la fabrication des cartes de visite et des affiches, le jeune homme lui a répondu : « Never mind ». « On m’a dit que c’était normal, qu’il m’avait simplement aidé. J’ai dû insister pour le payer, ce qui est inimaginable chez nous, sourit Michel. Mais je sais que le jour où il aura besoin d’aide, il va sans doute venir me voir. On est en plein dans les relations humaines dans ce qu’elles ont de plus pures. »
Myanmar style et système D
Ce soir là, à la fin du service, au moment de la plonge, le robinet devient fou et de l’eau jaillit de partout. « On appelle ça le Myanmar style !, expliquent Michel et Fanny en chœur. Nous devons tout le temps gérer des problèmes de ce genre. Le vernis bas de gamme qui part aux premières pluies, les coupures d’électricité. Ici, c’est le système D ! » Malgré ces aléas et le rythme dense de la vie de restaurateurs, ils ne regrettent rien de cette aventure. « Je suis tellement fière de vous ! », leur a dit Amalia, leur fille de 24 ans, venue leur rendre visite. Un joli compliment pour des parents qui se voient bien vivre quelques années à Bagan en rentrant en suisse à la basse saison. A terme, l’idée serait de laisser le restaurant à leurs employés. En espérant que Bagan ne devienne pas aussi touristique que le site d’Angkor au Cambodge. « Avec l’ouverture du pays, les Birmans ont bien le droit à leur part du gâteau, mais le pays a tellement de richesses qu’il n’a pas besoin d’un tourisme de masse », dit Michel qui se prend à rêver à la Birmanie comme d’un futur petit Bhoutan.
Juliette Tissot