Pour découvrir la Birmanie et ses peuples, il est impossible d’échapper à l’étape du lac Inlé, ce « lac des quatre villages », comme l’indique son sens étymologique. Véritable aigue-marine dans un écrin d’émeraude, encadré par des arêtes montagneuses, Inlé est le domaine des « Fils du lac », peuple lacustre vivant dans un creux de la montagne. Ce nouvel article est issu des archives de notre magazine.
Les Inthas, qui parlent un vieux birman, n’apparaissent dans l’histoire qu’au XIIème siècle. Isolés sur le plateau Shan, ils ne vivent que sur ce lac ou à proximité, et sont entourés par une population de montagnards appartenant à l’ethnie Karen, les Pa-oh. L’origine des Inthas, une centaine de milliers de personnes dispersées dans plus de soixante-dix villages, reste mystérieuse.
A l’époque de Pagan, les Birmans voulaient contrôler les voies de passage entre l’Océan Indien et la mer de Chine. Depuis Dawei, sur la côte du Tenasserim, les marchandises étaient transportées en quelques jours, à dos d’homme, de bovin et d’éléphant, jusqu’aux cotes de la mer de Chine. Plus besoin de passer autour de la péninsule indochinoise. C’est pourquoi le roi Alaungsithu voulait s’en emparer. Mais les habitants de Dawei n’entendaient rien de cette oreille et refusaient la domination birmane. Pour les punir de leur résistance, le roi les a réduits en esclavage et les a délocalisés autour du Lac Inlé dans quatre villages de colonisation. Les ancêtres des Inthas. Ils ne pouvaient pas s’enfuir car ils étaient entourés de montagnards hostiles. Pour mieux les assujettir, le roi a trouvé un moyen imparable : tous les esclaves devaient participer à la construction et à l’entretien d’un zédi (stoupa) commémoratif. Dans la langue Intha, cette obligation a donné naissance à une expression : « Pour un kyat gagné, il faut payer 50 pyas (un demi kyat) au Bouddha ». Le Bouddha a bon dos ! Heureusement, les innombrables génies qui hantent le lac et ses environs partagent son fardeau.
Bouddhisme et bonnes affaires
L’exaltation du bouddhisme permet maintenant aux Fils du lac de justifier le prix de location des pirogues équipées de moteur hors-bord qu’ils louent aux touristes pour sillonner le lac. Ils ont le monopole de ce transport. Les Birmans savent que les Inthas sont des affairistes astucieux. C’est pourquoi ils ajoutent leur propre dicton à celui des lacustres : « Quand on donne d’une main d’un côté, il y a une charrette qui arrive de l’autre côté. »
Au cours des siècles, les Inthas ont dû beaucoup donner pour construire les centaines de zédis qui se dressent sur les rives du lac. Sans compter les monastères. A Indaing, il faut emprunter un escalier couvert sur un kilomètre pour rejoindre le mini zédi doré du roi Alaungsithou. Magnifique randonnée, aquatique d’abord pour y arriver, en naviguant sur une rivière qui coule au-dessus du lac (mais si !), puis pédestre à travers des bambouseraies géantes, des palmeraies d’aréquiers, un marché Pa-oh coloré et des petits temples décorés de stucs et d’innombrables sculptures polychromes de Kinnaris (1), véritables livres ouverts de l’art birman à travers les champs.
Agriculture, arboriculture, horticulture, pisciculture et riziculture : on est au cœur de l’univers familier des Birmans. Au centre du lac, à Ywama, le village-mère du lac, se dresse Phaung Daw Oo, l’une des plus célèbres pagodes de Birmanie. Elles le sont toutes, disent nos hôtes, mais certaines le sont plus encore. Dans le cas de Phaung Daw Oo, la magie est aquatique. Construite sur pilotis et avec une série de toits étagés caractéristiques de l’architecture Shan, la pagode abrite le trésor spirituel des Inthas : cinq statuettes du Bouddha, rendues informes par la couche de feuilles d’or qui les recouvre. Chaque année, en septembre, les statuettes sont transportées en musique sur le lac pendant le festival de la pagode. Elles vont de village en village sur une barge décorée, tirée par des fils du Lac. Ce pèlerinage, associé à des courses de pirogues, attire des milliers de touristes.
Prisonniers sur la terre, mais libres sur l’eau tous les cinq jours, un marché flottant se tient à Ywama. Les filles du Lac, coiffées de chapeaux coniques ornés de rubans flottants au vent, s’y rendent en pirogue pour y faire leurs provisions. Et nous avec. C’est là que nous attendent les gros malins. Ils collent leurs embarcations contre votre pirogue, bloquent le champ de vision des appareils photos et caméras et font tout pour détourner vos yeux afin qu’ils se posent sur les bricolos (fabriqués en Chine) dont sont chargés leurs bateaux. Difficile d’ignorer ces pirates du marketing sans se fâcher. Après avoir colonisé la rive occidentale d’Inlé, les esclaves Tavoyans se sont affranchis de leurs rizières et se sont lancés à la conquête du lac pour assurer leur liberté en créant des villages lacustres imprenables. Prisonniers sur la terre, ils voulaient être libres sur les eaux. Ils commencèrent par apprendre à pêcher dans ces eaux où, malgré une profondeur de trois à cinq mètres, les fonds tapissés d’algues apparaissent clairement. Les poissons étant visibles, lignes et hameçons devenaient inutiles. Les Fils du lac inventèrent non seulement des filets-nasses montés sur une longue armature de bambou, mais aussi une technique de pêche inconnue des Birmans.
Trois mains pour ramer comme un pied !
Lorsqu’un poisson se cache sous les algues, il suffit de plaquer la nasse au-dessus et de piquer le fond avec un trident pour le faire remonter vers le filet. Mais cette opération nécessite trois mains et un pied ; une pour maintenir la nasse sur le fond, une pour manœuvrer le trident, une pour tenir la rame, et un pied pour rester en équilibre à l’arrière de la pirogue. Faute de main supplémentaire, les Intha ont donc utilisé un pied pour ramer ! « Je ne vais pas manger ces poissons, s’esclaffe un pêcheur dont la barque est à demi-pleine, c’est pour faire du « ngapi » (la pâte de poisson qui accompagne les plats de riz, ndlr). Ma femme le revend chaque semaine au marché de Taunggyi (capitale de l’Etat Shan, située sur le plateau, à 1500 mètres, le lac étant situé à 878 mètres d‘altitude, ndlr). Nos clients sont Shan et ils adorent notre ngapi. »
Ils ne sont pas les seuls. Bien au sec dans leurs maisons à deux étages, les filles du Lac ont elles aussi leurs spécialités. Tisserandes émérites, elles fabriquent les « sacs Shan » que tous les Birmans portent à l’épaule, ainsi que des pièces de soie et des cotonnades dont la qualité, les coloris et les motifs sont uniques en Birmanie. Elles utilisent également les fibres de lotus pour tisser des thingan (robe de moine). Ce vêtement est réputé très confortable pour les religieux. Mais il peut coûter un millier d’euros, ce qui n’est pas à la portée de toutes les bourses. Qu’importe, rien n’est trop beau pour un moine.
Les fils du Lac sont aussi créatifs. Dans les forges traditionnelles, ils fabriquent les meilleures armes blanches de l’Union. D’autres martèlent les métaux précieux et cisèlent des bijoux. Ils travaillent également le bois, le bambou et la pierre. Les moines ne sont pas en reste. Au monastère de Nga Phe Kyaung (qui expose une magnifique collection de statues du Bouddha), près de la pagode Phaung Dô Oo, l’un d’eux a même entraîné des chats, récupérés au détour de gouttières anonymes, à sauter dans des cerceaux. D’où le surnom de son monastère, « Les chats sauteurs ».
Outre leurs multiples activités de riziculteurs, agriculteurs, pêcheurs, aquaculteurs, tisserands, orfèvres, forgerons, dresseurs de chats et hydroponiculteurs (rien à voir avec des cavaliers d’hippocampes…), les Inthas sont également des maraîchers extraordinaires. Leurs champs, où se font les cultures hydroponiques, sont des îles flottantes !
Ces dernières sont formées par une couche d’humus composée par l’accumulation, pendant des milliers d’années, des débris de plantes et de coquillages. Cette masse végétale, qui atteint de 90 centimètres à 1,20 mètre d’épaisseur, est plus légère que l’eau. Durant la saison sèche, lorsque le lac n’est plus alimenté par les torrents, son niveau baisse et la masse d’humus repose sur le fond. Au contraire, pendant la saison des pluies, le niveau du lac remonte et l’eau soulève l’humus à la manière d’un iceberg. L’île flotte, mais pour la cultiver, il faut la scier.
On commence par défricher l’île puis on la découpe avec une longue scie (deux mètres), de haut en bas, en pans de deux mètres de long, deux mètres de large et dix à quinze mètres de long. Si les îles étaient plus grandes, on ne pourrait pas les ramener à la gaffe. Il faut parfois une semaine pour ramener une île à la maison. On l’attache aux pilotis. Ensuite, on la recouvre de boue et il ne reste plus qu’à planter ! Pendant quatre mois par an, les Inthas alimentent ainsi toute la Birmanie en tomates.
Les Inthas, astucieux affairistes
Défricheurs, scieurs aquatiques et gaffeurs, les pêcheurs-cultivateurs-bateliers Inthas sont aussi d’excellents vendeurs. Une partie de la tribu vit à Taunggyi, où ses membres tiennent des commerces de gros en produits agricoles (notamment les tomates et les fleurs). Ils fabriquent également des objets en bois laqué (coffres, plateaux) très recherchés. C’est la seule ethnie de l’union qui assure intégralement son autosubsistance.
Les fils du Lac furent les premiers à équiper leurs bateaux avec des moteurs à « longues queues » importés en contrebande de Thaïlande. Maintenant, les pirogues ont de puissants moteurs hors-bord et les Inthas ont ajouté le tourisme à leurs activités. Cette ethnie possède le plus haut niveau de vie de Birmanie. Ils sont les seuls dans l’union à s’être libérés des contraintes traditionnelles tout en tirant un profit maximum de leurs traditions.
Visiblement, le bouddha n’a rien trouvé à y redire et les Inthas continuent à faire visiter leur majestueux cadre de vie enchanteur : les voyageurs argentés peuvent désormais s’offrir un voyage inoubliable en ballon au-dessus du lac. On peut faire de même à Pagan entre les grands temples du parc archéologique. Le rêve au sixième ciel est à la portée des montes en l’air.
L’ingéniosité des Inthas a quelque peu déteint sur leurs voisins montagnards et les environs du lac. Au point d’en faire un quadrangle du tourisme entre Taunggyi (la grande montagne), Kalaw (la station climatique des Britanniques), Pindaya (la grotte aux sept vierges et aux quatre mille Bouddhas) et Loikaw (la capitale des femmes girafes). La région toute entière regorge de sites naturels et pittoresques : torrents, source d’eau chaude et piscine thermale à Lwé Nyeint, caverne à Montawa, pagode haut-perchée à Indein, moines thaumaturges (l’un d’entre-eux a vu Jésus Christ dans les nuages, une photo faite par un pilote permet d’en témoigner), forêts de stoupas à Indein et Kakku. Les vignobles de Red Mountain et Aythaya créés par un Français et un Allemand sur de vastes coteaux ensoleillés fournissent des vins corsés à ne pas consommer avec modération.
Guy Lubeigt
Membre de l’Ecole Doctorale de Géographie de Paris, chercheur Partenaire de l’Institut de Recherche sur l’Asie du Sud-Est Contemporaine (IRASEC), ancien Directeur de la Mission permanente du CNRS en Birmanie.
Une destination féérique
Depuis Rangoun, un voyage en train fait l’affaire, mais il présente deux inconvénients : les deux-tiers du trajet se font de nuit et, vu l’état de la voie, c’est une équipée qui tient plus de la chevauchée fantastique que d’une romantique excursion au fil de l’eau. A l’inverse, le chemin de fer à crémaillère qui hisse le train de la plaine de la Samon/Sittang jusqu’au plateau Shan est une envolée pittoresque très appréciée des amoureux des rails.
La location d’un minibus présente bien des avantages, mais la longueur du trajet est rédhibitoire. Pour atteindre le lac quand on est pressé, l’idéal reste donc l’avion. Il vous dépose sur le plateau Shan, à Heho. Mais ce n’est pas gagné pour autant car il faut deux heures de bus pour rejoindre Nyaungshwé, au bord du lac. Une heure en taxi. La récompense pour les plus aventureux : une féérique balade en ballon au-dessus des flots et au gré des vents.