Où va la Birmanie en 2023 ? Notre ami et chroniqueur Francois Guilbert répond.
Si les groupes insurgés s’étant levés face au coup d’État du général Min Aung Hlaing en février 2021 doivent faire face, depuis des mois, à des opérations d’infiltration, la junte n’est pas exempte d’opérations de même nature de la part de ses opposants. Chacune des parties prenantes à la guerre civile cherche à acquérir des renseignements pour contrecarrer les plans de l’autre. Il s’agit d’obtenir des informations opérationnelles pour liquider des personnalités clés, perturber des flux logistiques ou s’emparer de positions peu ou mal défendues. Du côté de la junte, une des priorités vise également à se débarrasser des fonctionnaires dits « pastèques », ceux qui n’affichent qu’une loyauté de façade. Mais dans un conflit jusqu’ici sans voie de sortie et où les hommes du pronunciamiento ne contrôlent qu’une partie du pays, l’affrontement est également communicationnel.
Le Conseil d’administration de l’Etat (SAC), l’organe exécutif des putschistes, et le Gouvernement d’unité nationale (NUG), issu des rangs des élus renversés il y a deux ans, s’accusent mutuellement d’être des organisations terroristes et ne cessent de le proclamer urbi et orbi. Dans ce face-à-face sans merci, il s’agit de mettre en évidence les plus noirs des desseins de l’adversaire et les faits qui les authentifient. A ce jeu de la diabolisation permanente de l’adversaire, le ministère de l’Intérieur de Nay Pyi Taw vient d’en faire à son tour les frais sur les réseaux sociaux et les dépêches d’agence de presse.
La mise en lumière d’un document daté du 31 janvier 2023 laisse craindre aux organisations de défense des droits humains et aux observateurs la mise en œuvre d’une nouvelle sale phase de la guerre civile voulue par les généraux. Il est à craindre que cette initiative arrêtée, en réalité lors d’une réunion du cabinet des ministres de décembre 2022, soit directement liée à l’instauration de la loi martiale énoncée le 2 février 2023 pour 37 nouveaux townships. Sur 15 pages, le texte à caractère législatif détaille les mesures qui permettront à des « civils fidèles à l’État » de détenir des armes et des munitions. Amendant une loi de 1977 du régime du général Ne Win et revenant sur la révocation des permis de détention d’armes à feu après l’insurrection démocratique d’août 1988, chacune des personnes agréées pourra disposer d’une licence lui permettant de posséder en toute légalité : armes de poing, fusils voire mitraillettes.
Les demandeurs devront démontrer qu’ils ont un besoin avéré d’une ou plusieurs (jusqu’à 3) armes à feu pour des raisons de « sécurité personnelle ». Cette affirmation pourrait laisser à penser qu’il s’agit de mesures d’« autodéfense » de personnalités particulièrement menacées. Une indiscrétion d’un officiel à l’organe de presse indépendant Democratic Voice of Burma le laisse entendre puisque les premiers dossiers déposés émaneraient de généraux à la retraite ou encore d’officiers supérieurs ayant rejoint les rangs du Parti de la solidarité et du développement de l’Union (USDP). Si l’autoprotection des élites liées à la Tatmadaw est un des buts de la réforme, il n’est pas le seul.
Il est à noter que la réforme de la loi a d’abord été mise en lumière sur des comptes Facebook, Telegram de personnes connues pour leur soutien aux militaires ou encore dans les colonnes des journaux « amis » (ex. Popular News) avant d’être officiellement confirmée à la BBC le 12 février par le porte-parole de la junte, le général Zaw Min Tun. Sa raison d’être est aussi guerrière. En contrepartie de l’obtention du droit délivré par l’armée sous les ordres du général Min Aung Hlaing, il appartiendra, en effet, aux détenteurs d’armes, de 18 ans et plus, de participer aux opérations des forces de sécurité quand celles-ci l’exigeront. Il n’est point nécessaire de déjà savoir manier des équipements létaux pour en bénéficier, la loyauté au SAC et à ses relais suffit. A ce titre, les autorités des villages, des wards et des bureaux de police seront les garants de la qualité des recrutements locaux. En devenant, de facto, des agents recruteurs des relais des basses besognes de la junte, ils s’exposent doublement. Ils se devront de répondre de la fidélité des hommes et femmes recommandées et seront, plus que jamais, des supplétifs au service des putschistes à éliminer.
Autrement dit, pour combler son manque en matière de ressources humaines, la junte s’autorise à armer ses supporters. La mesure prise a d’ailleurs une visée rétroactive. Depuis plusieurs mois déjà, des armes sont distribuées à des civils qui soutiennent la prétention à demeurer au pouvoir du général Min Aung Hlaing. Confrontée à la baisse du nombre de ses soldats et à des recrutements en berne, l’armée a formé et armé de nouvelles milices, connues sous le nom de Pyu Saw Htee. Ces groupes ont été appelés à opérer dans des bastions de la résistance telles que les régions de Sagaing et de Magway. Une guerre par procuration dont la junte espère sortir victorieuse puisqu’elle s’appuie sur des hommes du cru, censés être mieux informés et plus combatifs. Mais au-delà de cette dimension stratégique, la loi vise à répondre aux préoccupations existentielles des chefs et militants des partis qui font le choix de soutenir les putschistes et leurs projets de s’accrocher durablement au pouvoir. Depuis des mois, les plus hauts responsables du parti relais de la Tatmadaw (USDP) se plaignent de l’incurie du SAC à assurer leur sécurité. Il est vrai que plusieurs dizaines de cadres et de militants ont été abattus par les insurgés. Pas sûr pour autant que le nouveau texte législatif soit une ou la bonne solution. Bien au contraire !
La politique de diffusion des armes mettra, sans aucun doute, plus de civils en danger. Elle pourrait même s’avérer contre-productive pour la junte. Non seulement, elle désignera à la résistance des cibles « faciles » à neutraliser voire l’occasion de s’approvisionner en armes de petits calibres puisque les civils et les fonctionnaires peuvent posséder jusqu’à trois armes à feu, y compris des revolvers jusqu’au calibre 38, des pistolets jusqu’au 9 mm, des fusils de chasse ou de calibre 12. En théorie, les permis délivrés ne pourront pas permettre la détention d’armes automatique. Officiellement, seules « les forces de sécurité, les groupes anti-insurrectionnels et les milices légalement constituées » pourront utiliser des calibres plus létaux, à commencer par les fusils d’assaut et les armes automatiques. Toutefois, des militaires à la retraite seront autorisés à employer des « armes de service » voire celles qu’ils manipulaient jusqu’à l’abandon de l’uniforme. Pour cela, il leur faudra obtenir des autorisations du ministère de la Défense de la junte et du bureau du commandant-en-chef. Rien d’impossible, surtout si le requérant sait se montrer généreux.
C’est un véritable marché de l’armement individuel qui se met en place et peut être de grande ampleur. Dans un pays où la corruption se pratique de plus en plus couramment, il est certain que des armes vont tomber dans de mauvaises mains. Le ministère de l’Intérieur est dorénavant autorisé à importer des armes à feu pour les vendre sur le marché intérieur, sous la supervision du ministère de la Défense, une garantie de non dissémination bien, bien faible. Cette évolution politico-administrative va brouiller davantage les frontières entre les forces de sécurité, les milices et les civils pro-militaires. Elle va autonomiser les chaînes de commandement, diluer la redevabilité des actes commis et nourrir la contrebande. Sur le terrain, cela correspondra à donner un droit de tuer à quiconque est détenteur d’une arme au nom de la mission « d’appliquer la loi et garantir la stabilité ». Il ne s’agira en rien d’un usage proportionné de la force puisqu’il est explicitement prévu la possibilité d’agir au nom de la « prévention d’un crime » ou en réponse à la « destruction des biens de l’État ». En modifiant substantiellement un texte vieux de 26 ans, le SAC démontre qu’il agit parce qu’il subit une forte pression politique de ses propres partisans mécontents et en réponse à une situation militaire qu’il n’arrive pas à maîtriser. Autoriser le port d’armes en un moment si tourmenté est bien dangereux pour tous. Ce droit peut rassurer les fonctionnaires qui se sentent menacés et fuient par dizaines les postes à responsabilité, énergiser des groupes pro-junte en mal d’action mais, plus fondamentalement, il souligne combien la junte a besoin de renforts pour réussir. Pour se faire et compte tenu de son niveau d’impopularité, elle sait qu’elle ne peut revenir à l’idée esquissée du temps du gouvernement civil d’instaurer un service militaire obligatoire pour les citoyens de 18 ans. Il lui faut recourir, et probablement pour longtemps, à des paramilitaires en nombre. Comme l’a proclamé le général Min Aung Hlaing lors de son discours de la fête de l’Union (12 février), la Birmanie est « loin de la paix ». Pas sûr pour autant, que cela soit, comme il le prétend, en raison de l’ingérence de divers groupes locaux et étrangers.
François Guilbert