Notre collaborateur Philippe Bergues scrute les mouvements au sein de l’armée thaïlandaise et les liens tissés par les généraux avec ceux des pays de la région. Il nous livre son analyse après le coup d’État en Birmanie.
Partageant 2400 km de frontière et une culture commune du coup d’État, il est intéressant de voir les premières réactions à Bangkok de cette confiscation du pouvoir démocratique à Naypyidaw et Yangon par la « Tatmadaw », le surnom de l’armée birmane.
« Affaire domestique »
Le vice-Premier ministre Prawit Wongsuwan a déclaré ce lundi matin que « ce sont leurs affaires internes », en répondant à des questions des journalistes au sujet du coup d’État en Birmanie. Cette non-condamnation du putsch organisé par le commandant en chef de l’armée, le général Min Aung Hlaing, n’est pas une surprise en soi. Elle constitue une réponse similaire à celle des militaires birmans dans l’appréciation du coup d’État à Bangkok en 2014, une sorte de solidarité co-fraternelle et de non-ingérence dans les affaires domestiques.
Dans leurs propos, les généraux birmans ont poussé au mimétisme avec leurs homologues thaïlandais en déclarant que « de nouvelles élections libres et équitables seront organisées et un transfert du pouvoir au parti vainqueur sera effectué » en promettant de ne rester aux pouvoir qu’une année. On sait dorénavant que le processus électoral en Thaïlande ne fût réalisé qu’en 2019 -dans des conditions discutables- après cinq ans de pouvoir ininterrompu exercé par la junte.
Mais la Thaïlande ne parle pas d’une seule voix, un groupe de militants pro-démocratie « We Volunteer », qui a assuré la sécurité lors de manifestations passées, a exhorté ses partisans à se rassembler devant l’ambassade de Birmanie à Bangkok ce lundi pour dénoncer cette prise de pouvoir militaire dans le pays voisin. Notons que lors de cette manifestation sur Sathorn Road, se trouvaient de nombreux immigrés birmans tenant dans leurs mains le portrait de leur égérie Aung San Suu Kyi déposée dans la nuit.
Avec une communauté de plus de 3 millions d’individus, les Birmans constituent de très loin les travailleurs migrants les plus nombreux dans le royaume. Interrogée par Thai Inquirer, Panusaya « Rung » Sithijirawattanakul, l’une des leaders du mouvement « Ratsadon » a déclaré en réaction aux évènements birmans : « nous demandons aux militaires du Myanmar de libérer immédiatement tous les prisonniers politiques et de mettre un terme à toute tentative de modifier le résultat des élections précédentes, personne ne peut trouver de libertés s’il est sous le contrôle d’une dictature militaire ».
Allusion à la libération immédiate et sans condition d’Aung San Suu Kyi, grande vainqueur des élections de novembre avec son parti, le NLD (National League of Democracy).
Le général Prem à l’origine de l’axe d’entente des militaires birmans et thaïlandais
Un homme d’influence semble avoir théorisé la légitimité des militaires à passer à l’action en cas d’atteinte « aux intérêts nationaux », feu le général Prem Tinsulanonda que l’actuel général putschiste, Min Aung Hlaing appelait « son parrain ». Il lui rendait hommage au moment de ses adieux en mai 2019 par ces mots : « le général Prem m’a toujours parlé de ses bonnes expériences et m’a donné de bons conseils à chaque fois que nous nous sommes rencontrés » ajoutant que Prem lui avait dit que chaque pays avait ses propres voies démocratiques et que nous devrions être reconnaissants et rendre à la mère patrie ce qu’elle nous a donné. « Ceux qui sont ingrats envers leur propre pays trahissent le pays » lui avait rajouté Prem.
Preuve de la filiation adoptive revendiquée du général Min Aung Hlaing avec le général Prem, ce dernier lui avait offert lors d’une visite de courtoisie en 2014 à sa résidence privée de Si Sao Thewes, une cravate ornée de sa propre signature en reconnaissance de l’amitié à son père, le Senior général birman éponyme, décédé en 2002, avec qui Prem avait des relations lorsqu’il était chef de l’armée royale thaïlandaise.
Cité en juillet 2014 dans le quotidien singapourien le Straits Times, Kavi Chongkittavorn, maître de recherche à l’Institut de sécurité et d’études internationales de l’Université de Chulalongkorn, expliquait les bonnes relations entre les deux armées par une coopération affairo-sécuritaire pour le moins originale : « c’est un secret de polichinelle que l’armée thaïlandaise a utilisé pour obtenir des concessions, en particulier dans le secteur lucratif de l’exploitation forestière et des pierres précieuses, en échange d’une coopération en matière de sécurité. Dans le passé, il était courant que les forces de sécurité le long de la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie ne poursuivent pas une politique conforme aux directives du gouvernement central ».
Rivaux traditionnels
Rivaux traditionnels dans les temps anciens des rois en guerre il y a près de trois siècles, la Thaïlande n’a certainement pas oublié le pillage d’Ayutthaya incendié par les Birmans en 1767. Mais l’époque contemporaine montre que, malgré ce contentieux historique, les généraux birmans et thaïlandais entretiennent une étroite collaboration, y compris quand la Birmanie était ostracisée par la communauté internationale avant son retour à la démocratie il y a une décennie.
Philippe Bergues