La force de Gavroche, dans le flot des dépêches d’actualité, est de rythmer nos parutions par des solides analyses. François Guilbert est l’un des meilleurs analystes de l’Asie du sud est. Il vient de nous adresser une longue analyse des élections législatives birmanes que nous vous proposons de lire en trois épisodes. Épisode 2: Et si Aung San Suu Kyi perdait les élections ?
Une analyse de François Guilbert (2/3)
Reporter les élections législatives du 8 novembre pour cause de pandémie n’eut pas été si simple. Tout au plus constitutionnellement, il eut été possible de décaler le scrutin de deux mois. Au-delà, le pays entrera immanquablement dans une ère juridique incertaine, ouvrant peut-être même la voie à un retour des militaires sur le devant de la scène. Or rien ne dit que d’ici le début de l’année 2021, la Birmanie ne sera dans une situation sanitaire et clinique meilleure qu’aujourd’hui. Devant cette incertitude, Daw Aung San Suu Kyi a placé sur le même plan le maintien du scrutin aux dates fixées et la lutte contre la pandémie. En évoquant la disponibilité d’un vaccin dans les mois qui viennent, la présidente de la NLD semble convaincue que la pandémie poursuivra sa diffusion ondulatoire, avec ses hauts et ses bas, mais qu’il convient, avant tout, d’avoir des institutions légitimes aussi vite que possible pour gérer les conséquences économiques et sociales immenses de la pandémie, et toutes autres réformes indispensables.
Une élection – plébiscite ?
Dans la pratique, l’élection 2020 n’est pas une confrontation programmatique entre plusieurs formations politiques. Elle n’est pas non plus, comme en 2015, un simple face-à-face « USDP – NLD », « pro-militaires – pro-démocrates ». La COVID-19 en a fait un sondage appelé à jauger la profondeur de l’engagement, de l’attachement et de la confiance des citoyens à l’égard de la personne de Daw Aung San Suu Kyi. Ce schéma est très perturbant pour les rivaux électoraux de La Dame. En effet, le lien noué entre le peuple birman et sa dirigeante s’est forgé depuis l’été 1988, bien plus dans le sang répandu par la répression militaire pendant plus de vingt ans que par l’exercice du pouvoir durant tout juste quatre ans et demi. Cette relation nourrie pendant des décennies de lutte explique, encore aujourd’hui, la grande popularité de Daw Suu à l’échelle nationale.
79% des birmans font confiance à Aung San Suu Kyi
Selon un sondage récent de l’ONG birmane PACE : 79 % des Birmans lui font confiance, 9 points de plus qu’il y a un an. En ce sens, les attaques ad personam dont elle continue de faire l’objet de la part de ses opposants ; soulignant qu’elle fut l’épouse d’un anglais, qu’elle serait la protectrice des musulmans et que son parti saperait la religion bouddhiste, ne pèseront qu’à la marge le Jour J. Il est d’ailleurs à relever qu’au registre des invectives, les termes employés n’ont guère changé depuis une décennie. Il semble néanmoins que lors de cette campagne les discours de haine aient été moins nombreux qu’en 2015. Ils contextualisent les infox alors qu’il y a cinq ans les fausses nouvelles étaient prétextes à exposer les haines.
Ainsi, a-t-on pu lire dans des messages Facebook que la NLD comptait pour les élections de 2020 une centaine de candidats musulmans, prêts à détruire la place du bouddhisme dans la société ou encore que l’un des 2 candidats musulmans investis par le parti majoritaire, U Sithu Maung, voudrait imposer l’enseignement de la langue arabe dans les programmes scolaires. Ces mélanges explosifs de diatribes et de fausses nouvelles stigmatisent plusieurs catégories de populations, les Rohingyas mais aussi ostensiblement les Chinois dans nombre d’États et de régions.
Ce type d’accusation ethnicisée a visé le président de la République U Win Myint, prétendument chinois, ou encore les candidats d’ethnies Kokang, accusés d’être des étrangers ([1]). Somme toute, la campagne 2020 laisse apparaître, dans les propos employés, une confrontation plus feutrée que la précédente. Néanmoins, certaines oppositions verbales se sont traduites en affrontements physiques, principalement entre supporters de l’USDP et de la NLD. Les anicroches aux plus larges échos se sont tenues plus en périphéries rurales qu’en milieux urbains. Il est vrai que l’emprise de la NLD dans les plus grandes villes est très visible.
Les rivalités se sont exprimées de manière exacerbée par des jets de pierres sur les supporters rivaux, des destructions de matériel électoral ou encore par des interdictions d’accès à certains villages. Elles ont néanmoins causé la mort d’au moins un homme, le 22 octobre dans la région de Sagaing. Fait nouveau dans les joutes politiciennes violentes, le groupe insurgé rakhine de l’Arakan Army (AA) a lui décidé de prendre des otages parmi les candidats et les élus. Une stratégie radicalement différente de celle d’autres groupes ethniques armés.
A l’est du pays, l’Union nationale karen (KNU) a appelé les karens à faire le choix d’un parti représentatif de leur ethnie. Au nord, l’Organisation pour l’indépendance Kachin (KIO) s’est tenue à distance d’un scrutin fondé en droit sur une loi fondamentale inacceptable en l’état. Le kidnapping du 14 octobre de trois candidats de la NLD, revendiqué très officiellement par l’AA, est révélateur de modes opératoires où les civils sont ostensiblement des cibles. Il traduit l’ampleur de la dégradation de la situation sécuritaire dans une large partie de l’État Rakhine et une approche insurrectionnelle ne faisant pas de distinguo entre la Tatmadaw et le gouvernement civil, considérant dorénavant tout Rakhine en lien avec les autorités légales comme un traitre au mouvement révolutionnaire et à son groupe ethnique d’origine. L’AA est le seul groupe armé à avoir fait de la campagne électorale 2020 une vitrine de son action. La plupart des autres (ex. Talaung, Wa) se sont contentés d’empêcher la mobilisation partisane sur les territoires qu’ils contrôlent.
La suite de notre analyse électorale dans l’épisode 3
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