Notre ami et chroniqueur François Guilbert se désole, à juste titre, de l’omniprésence de la violence politique en Birmanie depuis le coup d’État de février 2021.
Comment meurt-on de violences politiques en Birmanie ?
Par François Guilbert
L’Association d’assistance aux prisonniers politiques (AAPP) est jugée par les autorités du pouvoir putschiste en place à Nay Pyi Taw comme une organisation en lien avec des groupes « terroristes », comprendre les opposants qui contestent par tous les moyens la prise du pouvoir par la force de l’armée en février 2021. Ce lien bien plus intellectuel qu’organique, décrédibilise-t-il pour autant son travail de documentation sur les violences politiques faites aux personnes ? Certainement pas ! Au 15 mars 2023, l’ONG dont la plupart des cadres ont trouvé refuge en Thaïlande dénombrait pas moins de 3 130 personnes tuées par la junte et 16 502 détenus politiques. Un bilan victimaire déjà bien lourd mais sous-estimé, tant il est difficile de chiffrer et documenter tous les décès causés par la guerre civile, non seulement dans les rangs des forces de sécurité sous l’autorité du Conseil d’administration de l’État (SAC), les groupes ethniques armés, les résistants nés du coup d’État mais également parmi les populations civiles de provinces.
Bilan des pertes
Si le ministère de la défense du gouvernement d’opposition (NUG) a fait connaître le 7 mars 2023 un bilan des pertes parmi les forces combattantes pour la période courant d’octobre 2021 à décembre 2022, la Tatmadaw s’est gardée jusqu’ici de publier des données en la matière. A défaut de pouvoir comparer les bilans, regardons ce que nous a dit, tout récemment, celui de l’opposition. En affichant 360 décès et 470 blessés dans ses rangs pour la seule région militaire numéro 1 (Magway, Mandalay, Sagaing, nord de l’État Shan), on voit bien que le NUG sous-estime le degré d’attrition de ses forces, tout en surestimant, bien évidemment, celui de son adversaire. Il paraît en effet difficile de croire que les unités sous l’égide des putschistes perdent 10 à 12 fois plus d’hommes que la résistance populaire. Certes, il est probable que les soldats de la junte tombent en plus grand nombre que leurs ennemis du fait des attaques opérées avec des engins explosifs placés le long des axes logistiques et frappant des transports de troupes non blindés mais pas dans les proportions énoncées. On subodore par ailleurs que nombre des éléments de la Tatmadaw tués ne soient pas très bien armés quand ils sont pris à partie. Si l’on en croit les chiffres donnés par le NUG sur la récupération d’équipements létaux sur l’ennemi, 4,3 % des morts auraient abondé les Forces de défense du peuple (PDF) en armements et munitions, ce qui est très peu et n’aide guère la résistance à se doter des équipements de combat dont elle manque.
Multiplication des accrochages armés
Si on peut raisonnablement considérer que les accrochages armés ont plus ensanglanté la Tatmadaw, la police et leurs soutiens miliciens que la résistance, il est très vraisemblable que le différentiel entre groupes combattants se réduise actuellement compte tenu de l’ampleur de l’offensive en cours des fidèles à la junte. Dans la même logique, il est probable que les 0,3 morts par affrontement affichés par le NUG soient aujourd’hui en hausse. Mais dans ce contexte de confrontations très brutal pour ne pas dire cruel, il est à craindre que le ratio de quasiment un mort pour un blessé des deux côtés ne soit, lui, pas très loin de la réalité. Les soins prodigués aux blessés sur les terrains des opérations sont presque inexistants et, en tout état de cause, très rudimentaires. Quant aux infrastructures hospitalières les plus proches, non seulement elles sont, elles-mêmes, défaillantes mais les ambulances, déjà peu nombreuses, ne sont pas équipées pour prendre en charge des blessés lourds, nombreux, voire au pronostic vital engagé.
Si incontestablement on manque de données fiables pour apprécier au plus près le nombre des combattants tués et blessés au feu, on dispose d’informations plus précises sur les atteintes aux civils de l’opposition. Le rapport de 55 pages de l’AAPP mis en ligne ces jours-ci sur internet (Rendre des comptes : le besoin urgent d’une attention internationale renouvelée sur les crimes contre l’humanité des Sit-Tat () en Birmanie) nous y éclaire grandement. Il s’appuie sur des sources vérifiées et réputées fiables, notamment par les Nations unies.
Les hommes sont les plus nombreux à tomber
On apprend ainsi que parmi les victimes identifiées figurent 4,5 fois plus d’hommes que de femmes et que pour 42,5 % d’entre elles, elles ont moins de 30 ans. Sur le plan géographique, dans 4 des 15 États et régions du pays, des décès à caractère politique ont été dénombrés dans plus de 80 % des townships (États Chin et Kayin, provinces de Sagaing et Tanintharyi). Les causes de la mort, compte tenu du profil politique des intéressés, sont très instructives : 40,3 % proviennent de mauvais traitements en détention, 23,3 % d’exécutions sommaires, 17,3 % lors de bombardements d’artillerie, 7 % de violences sexuelles dont beaucoup sur des mineures, 5 % sont des brûlés vifs et 4 % décèdent lors d’attaques aériennes.
Preuve que la violence politique s’exprime à l’échelle de tout le territoire, dans 61 % des townships du pays sont aujourd’hui incarcérés des soutiens à la mouvance démocratique. Plus significatif encore, dans 9 des 15 États et régions, plus de 80 % de leurs townships ont vu l’un des leurs incarcéré. Démonstration que la résistance politique est forte en pays bamar : 100 % des townships du district de Nay Pyi Taw et des provinces de Bago et du Tanintharyi ont eu des interpellés. Un record que partage l’État Môn.
Les arrestations en forte progression
La répression ne cesse en réalité de s’exercer. Depuis le 1er janvier 2023 et en moins d’un trimestre, force est de constater que le nombre des arrestations est en forte progression (+ 21,3 %). Il s’est même accéléré en rythme mensuel de janvier à février. La situation continue donc inlassablement de se dégrader. Depuis le début mars, plus de 400 femmes et hommes ont été jetés dans les geôles. Là aussi, le public est très majoritairement masculin (deux sur trois) et jeune, plus de la moitié à moins de 30 ans. Etre en cellule ne vous fait pas échapper au risque de disparaître, 35,5 % des décès prononcés entre les mains de l’administration l’ont été en milieu pénitentiaire et 65,5 % lors des interrogatoires préliminaires. En outre, n’oublions pas que 4 des 103 condamnés en mort ont été pendus en juillet 2022. L’évolution des peines capitales sont à suivre avec d’autant plus d’attention qu’un très grand nombre d’entre elles (69 %) ont été prononcées par des tribunaux d’exception dans des townships soumis à la loi martiale notamment à Rangoun (71,4 %). Dans ces circonstances, la défense des personnes poursuivies est réduite à sa plus simple expression, les appels également. Le sort de chacun des condamnés dépendra, in fine, du seul bon vouloir du commandant-en-chef des services de défense, le général Min Aung Hlaing.
Persécutions matérielles
Les violences aux personnes s’accompagnent de persécutions matérielles. Une des pratiques singulières du SAC depuis sa prise du pouvoir est la confiscation des biens de ses adversaires. Elle est particulièrement vivace dans les régions de Bago et Sagaing mais également les grands centres urbains de Mandalay et Rangoun. Elle a visé en premier lieu les plus proches partisans du gouvernement civil évincé, à savoir les parlementaires et les responsables de la Ligue nationale pour la démocratie. Les lieux de résidence ont spécifiquement ciblés. Fruit de la prise du pouvoir en 2021 et d’une instrumentalisation partisane de la justice, cette campagne a été intensive au cours des 8 premiers mois de l’année 2022 mais s’est quelque peu estompée depuis. Cependant, elle pourrait bien connaître un nouveau regain à partir de la fin du premier trimestre 2023. A cette date, la Commission électorale de l’Union aura achevé le réenregistrement des formations politiques et pourra prononcer la dissolution des partis qui ne se seront pas conformés à sa nouvelle réglementation et donc faire saisir toutes leurs ressources financières, matérielles et immobilières. Cette approche, comme celle des violences de masse et leurs lots d’extrême cruauté, démontre combien le général Min Aung Hlaing et ses soutiens se sont engagés dans une confrontation existentielle avec leurs opposants que ceux-ci recourent au combat politique pacifique ou à la lutte armée.
François Guilbert