La résistance est un art multiple. Notre ami et chroniqueur François Guilbert, observateur avisé de la politique Birmane, a repéré le nouveau mode de subversion des Birmans : le port de fleurs à la boutonnière, en hommage à l’ancienne dirigeante du pays Aung San Suu Kyi, aujourd’hui incarcérée. Ce que les militaires n’aiment guère…
Par François Guilbert
Porter aujourd’hui une fleur à la boutonnière ou dans les cheveux peut entraîner spontanément des coups de la part des policiers birmans. Pire, au titre de l’article 505A du code pénal, l’ornement peut valoir des poursuites judiciaires immédiates et une incarcération pour « incitation contre les militaires » ou « diffusion de fausses nouvelles ». Le 19 juin, c’est ce qui est advenu à plus de 150 des participants, réels ou supposés, à la manifestation pacifique « Flower Strike ». Ceux qui ont fait un choix floral de couleur rouge, symbole du courage et du parti qui emporta les élections générales de novembre 2020, ou ont distribué des fleurs aux passants ont été les plus durement pris à partie. Certaines actrices de renom (ex. Poe Kyar Phyu Khin, Khin Wint Wa, Moe Pyae Pyae Maung) ont également été inquiétées.
Nombreuses interpellations
Si de nombreux interpellés ont été relâchés sous 48 heures, souvent après avoir été rackettés dans les postes de police, plusieurs ont fait l’objet de poursuites pénales et ont été jetés en prison pour des années. Les interpellés libérés ne sont pas nécessairement totalement sortis d’affaires. Comme de coutume après un coup de filet, les élargis ont été tenus de signer un document indiquant leur engagement à s’abstenir de toute activité politique future, faute de quoi ils seront présentés à la justice. Sur les réseaux sociaux, les chaînes Telegram favorables aux militaires putschistes s’en félicitent bruyamment. Elles appellent même à la prononciation des peines les plus sévères contre les « terroristes », l’arrestation de tous les manifestants s’étant mobilisé pour le 78ème anniversaire de Daw Aung San Suu Kyi. Ces réactions traduisent l’ampleur de la haine déversée contre les partisans et la cheffe du gouvernement civil évincée par le coup d’état de février 2021.
La dévotion à Aung San Suu Kyi
En affichant par un geste d’élégance ou de dévotion son attachement à Daw Suu, les sympathisants de La Dame ont suscité une nouvelle réaction brutale des sbires du Conseil de l’administration de l’Etat (SAC). Il est vrai que l’appel à la Flower Strike a été entendu jusque dans des lieux clos comme la prison d’Insein à Rangoun, sans parler des bus YBS où ont été laissés des tracts frappés du slogan « N’avez-vous pas honte d’emprisonner une femme septuagénaire ». Les initiatives non violentes de protestation ont aussi donné lieu à des défilés de marcheurs ou encore au déploiement d’une banderole d’anniversaire (« Vous nous manquez ») depuis un pont routier comme dans le township rangounais de Thaketa. Au-delà de ces dizaines d’événements à travers tout le pays, les victimes de l’ire du régime militaire ont été, dans une grande majorité, des femmes « ordinaires », des passantes de tout âge, des vendeuses de rues ou des ouvrières. De manière générale, les femmes payent une lourde contribution à la révolution puisque, selon l’Association d’aide aux prisonniers politiques (AAPP), 3607 femmes sont actuellement détenues par la junte, 537 ont été tuées pour des motifs politiques et 22 ont été condamnées à mort. Pour ce que l’on peut en savoir, la répression de la Flower Strikes’est géographiquement centrée sur les provinces de l’Ayeyarwaddy, Mandalay, Rangoun et Sagaing. Elle a visé, en premier lieu, non pas des rassemblements mais des personnes isolées. Elle a également touché des activistes sur les réseaux sociaux ou de simples citoyens ayant mis en ligne la tête fleurie d’Aung San Suu Kyi. 10 à 20 % des individus poursuivis au pénal appartiendraient à cette catégorie.
Un culte Suu Kyi au sein de la population
Indéniablement, la célébration de la naissance de la fille du général Aung San a eu un retentissement plus important en 2023 qu’en 2022, en Birmanie comme à l’étranger (cf. les manifestations aux Etats-Unis, France, Italie, Japon, Malaisie, Pays-Bas, Royaume Uni…). L’engouement dont la Conseillère pour l’État demeure très enraciné dans la société birmane, plusieurs flash mobs illégales pendant deux jours l’ont souligné. Beaucoup de citoyens estiment qu’il ne peut y avoir de sortie de crise sans qu’elle ne soit personnellement associée aux négociations. D’ailleurs, les messages de soutien à la septuagénaire enfermée à double tour à la prison centrale de Nay Pyi Taw sont venus de tout le pays. Ils ont été l’expression des membres de son parti, des organes politiques nés du putsch (Comité représentant le Pyidaungsu Hluttaw (CRPH), Gouvernement d’union nationale (NUG)), d’autres formations politiques (ex. Parti démocrate pour une nouvelle société (DPNS)) ou encore de groupes ethniques armés (ex. Chin, Kachin, Ta’ang).
Au fil du temps, l’attachement à Mother Suu ne se dément pas, y compris là où des jeunes ont fait le choix des armes pour répondre au pronunciamiento. Sur Facebook, on a pu voir des combattants des groupes de défense du peuple (PDF) comme ceux du bataillon 806 dans l’Etat Kayah ou de la Force 0 dans la région de Sagaing exhiber des hommes en armes au côté de l’emblème de la NLD et de portraits de sa dirigeante fondatrice. Au commandement militaire sud du NUG, une cérémonie a même été organisée avec salut au drapeau et chansons. Beaucoup de messages n’en n’ont pas moins un caractère familial (gâteaux estampillés par le chiffre 78) voire affectueux. A la lecture de certains textes transparait des inquiétudes sur son âge (cf. Longue vie à Aung San Suu Kyi !) voire sur son état de santé. Sans contact avec sa famille depuis 28 mois, son fils cadet, Kim Aris (46 ans), est d’ailleurs sortie du silence à deux reprises ces dernières semaines pour demander sa libération et celle de tous les prisonniers politiques. L’année dernière, c’étaient les avocats français Jessica Finelle et François Zimeray qui avaient saisis le Groupe de travail sur la détention arbitraire des Nations unies pour dire que le procès de la prix Nobel n’a pas été équitable, que sa détention est arbitraire, et que le SAC doit être enjoint de la libérer.
Que se passe t’il dans la prison où elle est incarcérée ?
La peur sur l’état de santé de la prisonnière tient à son âge, ses prises de médicaments mais également à un régime de détention particulièrement rude. Mezza voce, des relais de Nay Pyi Taw disent que ses conditions d’incarcération dans le pénitencier de la capitale pourraient se voir assouplies mais rien ne vient, ni pour elle, ni pour les autres prisonniers politiques les plus en vues. A ce titre, le président de la République U Win Myint (71 ans, condamné à 12 ans de prison) est soumis à la même enseigne, ce qui pèse sur son espérance de vie. Sa santé se serait récemment très détériorée à la prison de Taungoo (province de Bago). Plusieurs autres dirigeants embastillés sont aussi en danger à l’instar d’U Win Htein (81 ans, membre du Comité central exécutif de la NLD, 20 ans de prison) détenu dans une geôle d’Obo à Mandalay ; l’ex Chief Minister de Mandalay, le Dr. Zaw Myint Maung (71 ans, 25 ans de prison) confronté à une leucémie ou encore l’ex-ministre de l’Energie et de l’électricité U Win Khaing (72 ans, 28 ans de prison) victime d’un arrêt cardiaque le 1er juin 2023. Aucun de ces hommes, pourtant pour la plupart âgés, n’ont fait l’objet de clémences et de mesures d’élargissement à l’occasion des amnisties accordées ces deux dernières années par le commandant-en-chef des services de défense.
La perspective de la disparition de l’une ou l’autre de ces figures de la gouvernance civile ne semble pas embarrasser outre mesure le régime des généraux. Il en est probablement de même vis-à-vis d’Aung San Suu Kyi. La dirigeante qui fête pour la 18ème fois son anniversaire en prison ou en résidence surveillée fait peur à la junte et tout particulièrement à son actuel numéro 1. Alors qu’elle est certainement une des seules voies possibles vers une désescalade de la violence et l’élaboration d’une sortie de crise négociée, le SAC la maintient à l’isolement, y compris en faisant obstacle à des contacts avec sa famille et ses avocats. Pourtant la société birmane et sa composante démocratique organisée non pas tant pour projet de la réinstaller à la tête du pouvoir exécutif que de la voir jouer un « dernier » rôle pour retrouver les chemins vers la paix et la démocratie. Signe de cette perspective, le vice-ministre des Affaires étrangères du gouvernement d’unité nationale, chef du bureau du président de la NLD et directeur exécutif de la Fondation Daw Khin Kyi, U Moe Zaw Oo, a récemment confié au journal au Myanmar Now que Daw Aung San Suu Kyi avait prévu de se retirer progressivement de la vie politique après la formation du gouvernement née des élections générales de 2020.
François Guilbert