Notre ami et chroniqueur François Guilbert suit de très prés les évolutions de la guerre civile en Birmanie. Voici son dernier aperçu de la situation. Un aperçu dramatique de la région de Sagaing !
Par François Guilbert
Non seulement le niveau de violence ne s’estompe pas en Birmanie mais il ne cesse pas de croître depuis deux mois (+ 17 %). Les affrontements armés les plus nombreux se concentrent principalement dans deux provinces. Dans les faits relevés dans la presse et sur les réseaux sociaux, les régions de Magway et de Sagaing ont constitué près de 60 % des batailles. Cette territorialisation des face-à-face est devenue une constante de la guerre civile depuis deux ans. Les 37 cantons de la province de Sagaing ont connu le plus grand nombre d’incidents de sécurité du pays depuis la mi-2021. Le mois de janvier 2023 n’a pas échappé à cette règle. 42,5 % des chocs nationaux s’y sont déroulés mais également 93 % des incendies allumés par les soldats de la junte, 14 % des explosions à visées politiques et 11,5 % des attaques aériennes. C’est donc sans surprise qu’à l’occasion des extensions du nombre des cantons soumis à la loi martiale, le Sagaing a été tout particulièrement visé par les mesures prises par le Conseil d’administration de l’État (35 % des entités ciblées les 2 puis 23 février 2023).
La deuxième vague de soumission au régime d’exception n’a même ciblé que ses cantons de cette partie du pays (Ayadaw, Shwebo, Wetlet). A la vérité, tous les cantons de Sagaing dorénavant soumis à la mesure transférant tous les pouvoirs aux commandants régionaux militaires l’ont été en 2023. Cette partie nord-ouest de l’Union est devenue celle qui compte le plus grand nombre de townships sur la liste noire nationale (30 %). Pour autant, il est à craindre que de nouveaux cantons de Sagaing viennent s’ajouter encore à ceux déjà inscrits au registre de la loi martiale. Non seulement avec 41 % de ses entités administratives sous ce régime, la région de Sagaing est encore en deçà des ratios des États Chin (54 %) et Kayah (50 %) mais sur son territoire, depuis 24 mois, la majorité des affrontements sanglants ne se sont pas déroulés dans les cantons sous la loi martiale. Une particularité que la province partage avec l’État Kayah et qui diffère, radicalement, des États Chin et Kayah ou encore les régions de Magway et Tanintharyi où il y a une très, très grande concordance entre les terroirs sous régime d’exception et les zones de guerre.
Victimisation massive des populations civiles
L’ampleur des combats et la victimisation massive des populations civiles soulignent combien le cœur de la guerre civile est d’abord un duel entre les forces fidèles à ceux qui se sont emparés du pouvoir par la force en février 2021, et celles qui se sont alors levées contre elles, les Forces armées de défense populaire (PDF). Seuls ou avec des groupes ethniques armées, les PDF mènent la vie dure à la Tatmadaw et à son armée de terre, à commencer par les 8 divisions d’infanterie légère stationnées dans les territoires soumis à la loi martiale. Ils les harcèlent quasi-quotidiennement sur leurs lieux de stationnement et/ou leurs lignes logistiques. En conduisant seulement 11 % de leurs combats de ce début d’année 2023 au côté des groupes ethniques rebelles, les PDF sont au premier rang de la lutte ; bien plus même que ceux qui incarnent depuis des décennies la résistance à l’autoritarisme militaire bamar. A l’ouest, au nord, à l’est et au sud-est, ces derniers n’ont d’ailleurs mené, en janvier 2023, que 2 % des heurts armés. Nous sommes donc, en premier lieu, face à une guerre civile bamar – bamar, menée principalement en terroir bamar. Selon les dernières statistiques ethniques disponibles (cf. Direction des Affaires générales (GAD), 2019), les régions de Sagaing et Magway comptent respectivement 87,5 % et 97,1 % de Bamars. Cette réalité ethnique constitue une des singularités politiques de la nouvelle guerre civile qui s’est enclenchée avec la prise du pouvoir du Conseil d’administration de l’Etat (SAC).
Mais au-delà de la bellicosité intra-ethnique qu’il faudra bien prendre compte dans un processus de paix et de désescalade des violences, parmi les parties au conflit, il est toutefois bien difficile de savoir qui engage le plus souvent en premier les opérations guerrières. Néanmoins, une chose est sûre : les insurgés contre le régime militaire n’hésitent pas à s’en prendre à des troupes en nombre. C’est ainsi que le 27 février 2023 dans le canton de Khin-U (Sagaing), une colonne militaire de 50 hommes a été ciblée avec des explosifs par la Spring Special Task Force, un des multiples groupes PDF. Le lendemain, la même unité s’en est prise à une colonne de 200 soldats. En 48 heures et au cours de ces deux affrontements très localisés, la Tatmadaw aurait perdu une vingtaine des siens. Un lourd bilan qui vient s’ajouter à une longue liste de soldats tombés au feu. Au cours des deux dernières années, il est probable que plus du quart des militaires tués de la junte l’ont été dans la région de Sagaing.
Le recours croissant à l’arme aérienne
En représailles des attaques des PDF et afin de réduire les centaines de poches de résistance qu’ils ont constituées, l’armée du général Min Aung Hlaing recourt à l’arme aérienne (+ 360 % d’attaques air – sol de 2021 à 2022). Les hélicoptères russes MI-35 ou encore les avions SU-30 SME sont employés sans retenues, de jour comme de nuit. Au sol, les officiers au service SAC s’attaquent régulièrement aux biens. Ils confisquent des propriétés. Ils incendient volontairement des habitations (p.m. plus de 55 000 en deux ans à l’échelle nationale. Au cours du seul mois de février 2023, 21 personnes ont été brulées vives dans les régions de Magway, Sagaing et Bago). Au nom de la tactique dite des 5 coupures employée contre les guérilléros depuis 70 ans, ils s’en prennent à coups de mortiers et d’artillerie aux villages environnants. Les civils sont au cœur de la politique de terreur orchestrée. Parmi tous les conflits en cours à travers la planète, la Birmanie est le pays à avoir connu le plus grand nombre de civils tués en 2022. Les soldats prennent des dizaines de personnes en otages (ex. 20 dans la commune de Tar Taing (Sagaing) le 1er mars). Ils recrutent de force des porteurs et les utilisent comme des boucliers humains (ex. 5 civils dans le canton de Tigyaing (Sagaing) le 21 février). Dans les attaques aux personnes, comble de l’horreur, les mutilations sont fréquentes et les décapitations sont même devenues une forme récurrente de la violence dans la zone aride. A la fin du mois dernier, dans la commune de Myinmu (Sagaing), deux enfants d’une dizaine d’années ont subi ce sort après avoir été obligés de conduire des assaillants militaires vers un camp PDF. La terreur ne se diffuse pas seulement par ces drames les plus abominables, elle se nourrit des risques liés au quotidien.
Multiples exactions sur les lieux des barrages
A la périphérie des points de crise les plus chauds, les barrages tenus par des hommes en civils sont des lieux de multiples exactions, rackets, vols de téléphones, arrestations arbitraires,… Ils pèsent non seulement sur les libertés de circulation des individus mais les insécurisent, mentalement, physiquement au plus haut point. Pire, faute de résultats inversant le rapport de force au profit de l’appareil de sécurité du SAC, la répression n’en est que plus féroce. Conséquence : sur les arrières du champ de bataille, particulièrement dans les régions de Mandalay et du Tanintharyi, les assassinats ciblés se multiplient. La région de Rangoun n’échappe pas à cette praxis. Ils visent de manière presque proportionnée des civils, des administrateurs locaux, des informateurs au service de l’armée et de la police. Des victimisations mensuelles à trois chiffres à l’échelle nationale !
Enfin, la hausse constante des violences induit un nombre croissant des personnes déplacées intérieures. Selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, en janvier 2023, leur nombre a progressé en un mois de 6 %, soit 75 800 hommes et femmes dont les deux-tiers dans le nord-ouest du pays. Si certains trouvent refuge au plus près de leur domicile, d’autres se voient contraints de quitter le pays. Les réfugiés en Inde se sont ainsi accrus de 2 % au cours de la même période. Mais, une fois encore, plus de la moitié des déplacements internes est constituée par des résidents de la seule région de Sagaing. En moins de 20 mois, c’est 13 % des habitants de la 5ème des 15 provinces les plus peuplées du pays qui ont dû trouver durablement un refuge en dehors du domicile qu’il occupait du temps du gouvernement civil de Daw Aung San Suu Kyi. Autant de familles plongées brutalement et durablement dans une très grande précarité économique, sociale et sanitaire.
François Guilbert