Notre analyste François Guilbert y voit aussi une dimension politique
Depuis le 10 mai, les organisations météorologiques d’Asie du sud et du sud-est sont sur le qui-vive. La formation d’une vaste dépression au sud-ouest de la baie du Bengale les inquiète. Au fil des jours, celle-ci est susceptible de se transformer en un cyclone destructeur.
Dans la nuit du 13 au 14 mai, les prévisionnistes estiment que le cyclone dit Mocha frappera les côtes du Bangladesh et de la Birmanie, de Cox’s Bazar à Kyaukpyu. Des vents soufflant de 150 à 180 km/h sont attendus et craints. Les trombes d’eau vont s’abattre sur des sols particulièrement secs. L’année dernière a connu peu de pluies. Les risques d’inondation et d’éboulements sont donc très élevés.
Face à la menace venue de l’océan Indien, la junte au pouvoir à Nay Pyi Taw se veut prévenante et proactive. Instruite par la catastrophe perpétrée par le cyclone Nargis en mai 2008, trauma très profond dans la société birmane (138 000 morts), elle multiplie les mises en garde à la population. Par haut-parleurs dans les villes et les villages, des messages de prudence sont énoncés et répétés. Les pêcheurs et les navires ne s’aventurent plus au sud-est de la baie du Bengale et au nord de la mer d’Andaman. Pour démontrer que l’on se prépare au pire, les pompiers des régions de Rangoun et du delta de l’Irrawaddy font savoir qu’ils sont prêts à faire-face, tout comme leurs collègues de l’État Rakhine. Même au-delà des territoires susceptibles d’être les plus victimaires, les autorités du Conseil de l’administration de l’Etat (SAC) multiplient les visites d’inspection. Les médias d’État montrent l’entraînement des personnels susceptibles d’être engagés dans la gestion de la crise. Les lieux de regroupement sont filmés. Des autorités nationales et locales visitent les abris pré-identifiés et affirment avoir évalué les stocks de 5 produits essentiels dont les réserves d’eau potable, de riz et d’huiles de palme pour la cuisson des aliments. De nombreux camions ont été réquisitionnés pour d’éventuels transports et distributions alimentaires. Sur Rangoun, plus d’une centaine de véhicules a été mobilisée.
Déplacement des populations
Au-delà des préparatifs « en cas où », par anticipation, des dizaines de milliers de villageois ont été déplacés vers des refuges à l’intérieur des terres. Le plus souvent, des monastères ont été mobilisés, à charge pour eux de fournir gites et couverts aux familles. Dans la région de Sittwe, les plus vastes mouvements de population concernent les personnes vivant dans les quartiers inondables de la cité ou dans des villages périphériques. Pour les lieux de vie moins en risques, ce sont les individus âgés, les enfants et les handicapées qui ont été appelés à bouger en premier. Dans le delta du fleuve Ayarwaddy, plus de 10 000 personnes résidant en zone rurale sont venues s’installer provisoirement en villes. Si l’appareil d’État aux ordres de Nay Pyi Taw se mobilise avec ostentation, il n’est pas le seul à le faire. Dans le canton de Minbya (Etat Rakhine), par exemple, les soldats de l’insurrection font matériellement de même. Images à l’appui, ils n’hésitent pas à mettre en scène sur les réseaux sociaux leurs concours concrets aux personnes.
Avant même que le cyclone Mocha ait commencé à frapper, nous assistons à une bataille de la communication énergétique entre les militaires et leurs opposants. Le SAC tient à faire savoir qu’il fait le maximum pour protéger la population. Il multiplie les reportages de terrain où l’on voit les actions concordantes de l’armée et de l’administration pro-SAC, des plus hauts responsables des commandements militaires régionaux avec les Chief Ministers mis en place depuis le putsch.
Aucun birman oublié
Il s’agit de démontrer qu’aucun birman n’est oublié, qu’il habite à Putao, le point le plus septentrional de l’Etat Kachin, ou à l’ouest dans l’Etat Môn. Dans cette communication, on voit comme rarement sur le devant de la scène les responsables civils, tel le Chief Minister de l’Etat Rakhine, U Htein Lwin. Plus étonnant encore, ces personnalités politico-administratives apparaissent en contact physique avec les gens. Une posture d’écoute qui n’existe pas au quotidien et qui n’est pas le propre des relais du pouvoir militaire. D’ailleurs, le général Min Aung Hlaing n’apparaît pas, lui, sur la ligne de front du cyclone Mocha. Alors que le pays s’apprête à faire face, le commandant-en-chef des services de défense est dans le nord-est du pays. Selon les informations officielles, il est en déplacement à Kengtung (Etat Shan) notamment pour y rencontrer le moine Vasipake Sayadaw, un astrologue fort réputé. Le décalage de ton entre l’objet de la visite primo-ministérielle et le ton martial de la préparation à une éventuelle catastrophe est abyssal. Les rapports sur le voyage du généralissime se contentent d’évoquer le développement à venir des connexions aériennes avec la Chine et le Laos, les magnificences du parc des Bouddha de Pankwe, du lac de Nawngtung et de la réplique du palais du Saopha. Tout cela tranche, pour le moins, avec le ton alarmiste employé pour parler de la menace Mocha imminente. Une faute politique digne d’un débutant puisque celui qui se proclame également premier ministre ne paraît pas à la manœuvre d’une action délicate de son appareil d’Etat. A contrario, la surexposition des préparatifs par les autorités de terrain n’est pas sans danger car elles ont des moyens limités. Chacun le sait, elles ne s(er)ont pas à mêmes de protéger tous leurs administrés qui le nécessiteront.
Le cyclone, menace pour le pouvoir
Mais au-delà de l’aide matérielle aux personnes, la junte s’attache déjà aux conséquences économiques du cyclone. Elle craint que des margoulins profitent de la situation. C’est pourquoi, la Commission des investissements s’est dite attentive à toute manipulation des prix alimentaires et des médicaments. Une formule langagière car elle est déjà très éloignée des réalités. Dans l’Etat Rakhine, les prix de l’oignon, de l’ail, du mélange de café instantané et du riz sont déjà à la hausse. Une culbute des factures pouvant rapidement alourdir le ressentiment déjà profond pour ceux qui se sont emparés du pouvoir par la force le 1er février 2021.
Dans un pays où le sentiment religieux est profondément ancré, on ne saurait s’en remettre totalement à la gestion de l’appareil d’État. Plus ou moins spontanément et à l’initiative des relais militaires, des lectures religieuses sont organisées. Comme aux heures de la lutte contre la COVID-19, elles se multiplient dans les lieux de culte. La presse nationale a ainsi rapporté une récitation du Patthana le 10 mai à la pagode rangounaise Botahtaung. On y a prié pour que tout le territoire birman soit à l’abri des catastrophes naturelles. Des collectes de dons ont aussi été initiées, le gouvernement militaire faisant savoir au passage qu’il a perçu des aumônes de la communauté birmane de Thaïlande. Leurs montants et leurs exacts destinataires n’ont toutefois pas été révélés. Mais en évoquant cette interaction avec un pays tiers, le SAC laisse entrevoir une disponibilité à œuvrer avec des partenaires extérieurs. Une bonne volonté politiquement et financièrement intéressée mais à confirmer le moment venu en cas de catastrophe !
Signe d’une approche politico-administrative nouvelle, le 9 mai, le ministère de la Coopération internationale a fait savoir aux agences des Nations unies, à l’ASEAN et aux pays « amis » que la Birmanie sera disposée à recevoir de l’aide étrangère. Une annonce assortie d’engagements bureaucratiques précis. Les biens à vocation humanitaire importés pourront entrer sans être taxés. Des autorisations d’acheminements des aides par voies aériennes seront délivrées et les visas facilités. Une attitude aux antipodes de celle adoptée il y a quinze ans lors du cyclone Nargis par le général Than Shwe qui passe pourtant pour être un des principaux parrains du général putschiste Min Aung Hlaing. Cette posture « bienveillante » d’aujourd’hui souligne, au-delà du risque humanitaire menaçant trois millions de personnes, combien le SAC est à la recherche de tout geste pouvant lui donner une onction de légitimité intérieure et/ou extérieure.
Protéger le pays, en plein sommet de l’ASEAN
Par ailleurs, avec diligence, les autorités putschistes ont profité de la concordance du premier temps critique du début de la saison des pluies et du sommet des chefs d’État et de gouvernement de l’ASEAN pour apparaître sous un jour « respectueux » d’une mise en œuvre concrète et internationale du volet humanitaire des 5 Points de consensus. Cette mise en action tarde pourtant sérieusement. Lors du sommet de Labuan Bojo, le président Jokowi s’en est même publiquement inquiété. Si le SAC s’affiche flexible pour gérer les effets de Mocha, ce n’est pas seulement pour des raisons diplomatiques immédiates. Il veille à s’assurer que tous les concours humanitaires qui seront proposés passeront bien par ses fourches caudines. L’enjeu stratégique est majeur. Il s’agit, au passage, que le gouvernement d’opposition ne soit pas considéré comme un vecteur d’accès aux populations en détresse ; où que ce soit dans le pays. Or, le Gouvernement d’union nationale (NUG) a fait savoir, ces derniers jours, son entière disposition à travailler avec l’ASEAN pour acheminer les aides humanitaires, y compris au travers d’opérations transfrontalières. Plus ambitieux encore, il se veut le promoteur d’un forum humanitaire inclusif avec le soutien de l’Envoyée spéciale du Secrétaire général des Nations unies, N. Heyzer, et plusieurs groupes ethniques armés, chin (CNF), kayah (KNDP) et kayin (KNU). Il pourrait aller jusqu’à soutenir l’Arakan Army (AA) dans l’expression des besoins et la gestion des secours.
François Guilbert