François Guilbert suit de près la crise birmane. Gavroche a publié plusieurs de ses contributions. Celle-ci est d’une particulière importance. L’auteur y dénonce la spirale de paupérisation enclenchée par le coup d’État militaire du 1er février. A lire et à partager sur les réseaux sociaux.
Les militaires birmans paupérisent femmes et enfants. Dans un pays aux protections sociales limitées ( 1 ), les plus pauvres sont et seront les premières victimes du coup d’État militaire du 1er février. Ce n’est pas la ratification prévue ce mois-ci du Partenariat régional économique global (RCEP) qui modifiera cette réalité économique et politique.
Sur le front de l’emploi, l’effondrement des créations d’entreprises au cours des deux premiers mois de l’arrivée au pouvoir du général Min Aung Hlaing (- 84 %) a dès l’origine mal auguré de l’avenir, en particulier dans les secteurs industriels et les services. Au fil des trois derniers mois, les employeurs se sont montrés de plus en plus inquiets de la situation sécuritaire de leurs employés (+ 29 %), des difficultés logistiques grandissantes (+ 16 %) et d’un fort fléchissement de la demande (+ 9 %). Quant aux investissements futurs, les entreprises qui en janvier 2021 se disaient prêtes à augmenter leurs engagements dans l’année (60 %), elles ne sont plus que 7 % un trimestre plus tard.
Croissance en berne
Dès lors, la croissance économique est durablement en berne. Les mesures administratives prises pour juguler la contestation n’arrange rien. Le blocage de l’internet mobile, par exemple, est devenu un facteur aggravant, en particulier dans les villes. Son effet est même dévastateur pour certains secteurs d’emplois. L’e-commerce a chuté de 75 %, les livraisons de nourriture à domicile de 80 %. Le rétablissement de l’internet est dans ce contexte un impératif économique autant que sociétal.
Pour remédier à une situation économique très dégradée, les autorités installées par la force ne font pas grande chose pour la res economica, toutes mobilisées qu’elles sont par leurs politiques de répressions policières et militaires. La gestion se fait au jour le jour. Cette approche court-termiste est pleinement assumée. Les putschistes proclament qu’ils ne sont là qu’au maximum pour deux ans, le temps d’organiser de nouvelles élections générales et transférer le pouvoir au vainqueur de la consultation. Aucun plan économique ambitieux ou de relance n’est énoncé. On semble se contenter de gérer les affaires courantes.
Commission des investissements
Certes, le 22 mai un ministre de l’Industrie, le Docteur Charlie Tan ex-recteur de l’université des études maritimes, s’est joint au gouvernement mais c’est à un militaire, le lieutenant-général Myo Zaw Thein, par ailleurs chef d’état-major des armées, qu’a été confiée la présidence de la Commission des investissements. Faute de pouvoir élargir son assise politique, le général Min Aung Hlaing en est à demander à ses officiers les plus proches de cumuler des fonctions exécutives « civiles » avec celles qu’ils exercent au sein de l’appareil militaire. Ainsi, l’amiral Tin Aung San, ministre des Transports et de la Communication, est demeuré le commandant-en-chef de la marine.
Selon la même logique, le 11 mai le lieutenant-général Yar Pyae a été promu ministre du Bureau du gouvernement de l’Union tout en conservant apparemment ses fonctions à la tête du Comité de solidarité nationale et de rétablissement de la paix (NSPC) où pour le compte de la junte il a été chargé des contacts avec les organisations armées ethniques. Au fil des dernières semaines, il apparaît de plus en plus que le pays n’est dirigé que par des militaires, les civils du Conseil d’administration de l’État (SAC) ou du gouvernement n’étant tout au mieux que des faire-valoir.
Gouvernance de l’appareil d’État
Cette bicéphalie politico-militaire n’est pas la meilleure des garanties pour une bonne gouvernance de l’appareil d’État. Plus largement, elle traduit le manque d’appuis des hommes en uniforme au sein des administrations. Ceci est en partie dû aux effets du mouvement de désobéissance civile (DCM). S’il est difficile d’avoir une idée d’ensemble des licenciements pour mettre au pas les fonctionnaires qui ont décidés de soutenir les actions du DCM, une chose est sûre : l’hémorragie engagée aux ministères de l’Éducation et de la Santé touche déjà très officiellement plus d’un tiers des effectifs notamment parmi les plus qualifiés des personnels. Une hécatombe qui nourrit une importante fuite des cerveaux vers l’étranger et entame(ra) la capacité managériale de l’État au quotidien voire pour toute tentative de relance. En affaiblissant l’appareil de l’État, le général Min Aung Hlaing met à mal le développement futur de son pays mais il l’expose plus encore à la corruption et aux actions d’influence d’entrepreneurs liés à des activités illicites qui disposent, eux, de ressources monétaires qui font défaut à l’État. La criminalisation de pans entiers de l’économie est un risque qu’encourt la Birmanie dans les mois qui viennent. En attendant cette sombre perspective notamment pour les industries extractives, c’est à la réémergence d’une pauvreté de masse à laquelle on assiste. La réapparition de jeunes mendiants aux carrefours des villes, à commencer par Rangoun, en est une des manifestations les plus criantes.
Dégradation socio-économique
Selon le Programme alimentaire mondial (PAM) entre 1,5 et 3,4 millions de personnes sont susceptibles de venir s’ajouter dans les trois à six mois à venir aux 2,8 millions qui étaient en janvier 2021 en situation d’insécurité alimentaire. Les plus pessimistes pronostiquent que ce seront 52,3 % des enfants qui risquent d’être prochainement élevés dans la grande pauvreté. Des chiffres d’autant plus inquiétants qu’ils n’ont pas pris en compte les effets dévastateurs d’une possible existence d’une troisième vague pandémique de la COVID-19 qui frappe déjà durement aux frontières indienne, laotienne et thaïlandaise. Au final, la dégradation socio-économique visible pourrait bien mettre à mal pas loin de dix à quinze années de développement économique. Fait nouveau, elle est susceptible de faire réapparaître une pauvreté de masse dans les villes. Si d’aventure se développe de véritables guérillas urbaines comme le souhaitent certains opposants à la junte, la situation sera pire encore. En espérant qu’un tel scénario ne devienne pas une réalité, il ne fait néanmoins aucun doute que le putsch d’il y a quatre mois est venu amplifier les dommages provoqués par la COVID-19.
Selon le Bureau international du travail, le coronavirus a détruit en un an l’équivalent de 3,1 millions d’emplois à temps plein. Aujourd’hui, le marché du travail risque de se dégrader plus encore si la crise politique ouverte par les chefs de la Tatmadaw perdure. Dans le trimestre qui s’annonce, l’emploi serait à même de se contracter de l’ordre de 1 % dans l’agriculture, 5 % dans le secteur de la construction et 10 % dans les domaines industriels, du commerce ou encore des transports. Si la crise se prolonge tout au long des six prochains mois, l’effet démultiplicateur sera plus grave encore, y compris dans l’agriculture dont la production serait appelée à fléchir d’au moins 8,4 %. Les conjoncturistes onusiens font savoir à ceux qui veulent bien les écouter, que la Birmanie est susceptible d’être confrontée à un effondrement de l’ordre de 40 % de ses emplois dans le commerce et les transports et jusqu’à 50 % pour les métiers manufacturiers.
Choc pour les entreprises
L’effet sur les revenus des ménages seront tous aussi conséquents alors que plus que des quatre-cinquièmes de la population ont vu, depuis le début 2020, leurs revenus baisser. En ayant fait obstacle aux déplacements des personnes et des biens, le putsch a à la fois mis à mal la récolte rizicole du riz d’été dans le delta de l’Irrawaddy, a fait obstacle à l’accès aux crédits des paysans pour acheter les semences puisque la Myanmar Agriculture Development Bank et les sociétés de microfinances étaient de facto fermées et a laissé en régions des tonnes de produits frais qui n’ont pu être transportées. Autrement dit, le retour des militaires au pouvoir a, à la fois, mis à mal les ressources des entreprises et les salaires des citoyens. Ce double choc pourrait bien se révéler plus lourd et de plus longue durée encore que la COVID-19. Au minimum, il aura plongé dans la pauvreté 8 % de plus de Birmans.
Dans les pires scenarii étudiés pour 2022, c’est 48,2 % de la population qui pourrait se retrouver enraciné dans la pauvreté, soit une croissance de 23,4 % par rapport à 2017. L’effet psychologique du coup d’État sur la société et l’économie est aussi d’autant plus grand qu’il est intervenu alors que la Birmanie au début de l’année 2021 commençait à se projeter dans un temps post-COVID lui permettant de redresser son économie.
François Guilbert
Note 1: Selon une étude de l’UNOPS (mai 2021), 94 % des personnes employées n’ont pas de contrat écrit. 7 % bénéficient d’une sécurité sociale. Ces derniers sont dans une grande majorité rémunérés par des industries manufacturières. Dans les États Kayin et Shan ou encore la région du Tanintharyi, le ratio se situe entre 1 et 2 % des travailleurs.