Strand Road. Rarement un hôtel a adopté le nom d’une rue. Faisant face à la Yangon River, The Strand, vieille dame de 116 ans, a gardé tout le charme victorien du vieux quartier colonial de l’ancienne capitale birmane, alors appelée Rangoon (Rangoun). Un quartier abandonné à lui-même pendant plus d’un demi-siècle et qui, depuis quelques années, se transforme à vue d’œil, entre restauration de bâtiments coloniaux et nouveaux centres commerciaux ultra-chics.
Une époque où un tramway reliait Strand Road à la pagode Shwedagon et où les quais n’étaient pas encombrés de docks et d’entrepôts qui barrent encore aujourd’hui la vue et l’accès à la rivière.
Rachetée à un homme d’affaires britannique en 1901 par les frères Sarkies – déjà propriétaires du Raffles à Singapour et de l’Eastern & Oriental Hotel à Penang, deux monuments qui ont eux aussi traversé les siècles –, l’imposante demeure, transformée en hôtel, accueillait les passagers débarquant au port de Rangoon, alors en pleine effervescence et d’où étaient exportées vers l’Inde britannique et l’Europe les abondantes ressources naturelles du pays, comme le teck, le tabac, le riz et les pierres précieuses.
L’Indépendance en janvier 1948 et la prise du pouvoir par la dictature militaire qui suivit précipita la Birmanie dans la période la plus sombre de son histoire, et ruina pendant plus d’un demi-siècle tous les espoirs promis de développement, de croissance et de liberté. Le Strand, et tous les bâtiments et palais du vieux quartier colonial de la ville, alors occupés par diverses administrations et entreprises, se dégradèrent, faute d’entretien et de rénovation.
De ce passé figé dans le temps, restent encore aujourd’hui des bâtiments décrépis, envahis par la végétation, parfois abandonnés ou inutilisés, comme le Secretariat (Minister’s Office), somptueux modèle d’architecture, là-même où fut assassiné le père d’Aung San Suu Kyi.
Mais depuis le début de la transition politique au début de cette décennie, l’espoir de pouvoir réhabiliter l’ancien quartier colonial renaît. Certes, la tâche est colossale, implique des budgets importants et le gouvernement, qui s’y est engagé, a pour le moment d’autres priorités.
Mais la levée des sanctions internationales et l’afflux de capitaux étrangers a mis un formidable coup d’accélérateur au développement, dont le premier bénéficiaire est Yangon, capitale économique, et notamment le vieux Downtown autour de la pagode Sule.
Immeubles modernes, luxueux centres commerciaux et grands hôtels sont en train de transformer irrémédiablement le paysage urbain. Confrontée à une très forte pression immobilière et à de sérieux problèmes de circulation suite à la levée de l’embargo sur l’importation de voitures, la ville étouffe déjà sous les embouteillages, tandis que le réseau de transports en commun est encore peu développé et les problèmes de salubrité – notamment en périphérie, où la population s’entasse dans des bidonvilles – loin d’être fixés.
Comment accompagner le développement nécessaire de Yangon tout en préservant son formidable héritage architectural, héritage qui comprend la plus grande concentration d’ouvrages de style colonial de toute l’Asie du Sud-Est ? Comment éviter les erreurs commises par Hong Kong ou Singapour qui ont démoli pour se moderniser et qui le regrettent aujourd’hui ? Ou par Bangkok, asphyxiée et enlaidie par son développement anarchique ?
« La mégapole la plus « vivable » de la région d’ici à 2030 »
Tant de questions auxquelles le Yangon Heritage Trust veut apporter des réponses. Cette organisation non gouvernementale, dirigée par un collège d’experts et soutenue par plusieurs pays étrangers, s’est donnée pour mission de faire de Yangon la mégapole la plus « vivable » de la région d’ici à 2030.
Un master plan de développement urbain intégré a été dressé, où l’héritage culturel et communautaire, l’espace public, les monuments historiques et religieux, les constructions modernes, les projets immobiliers, le développement périphérique et les transports en commun sont intégrés et interconnectés.
L’enjeu : faire de Yangon une ville intelligente, dynamique, minutieusement planifiée, attractive, touristique, historique, universitaire, artistique, propre, peu polluée et verte, avec une économie florissante et pleinement tournée vers le futur.
Certes, on peut y voir là une douce utopie dans un pays laissé pendant 50 ans en marge du développement, et qui doit tout construire et intégrer les nouvelles technologies en un temps record.
Mais le Yangon Heritage Trust, qui n’a qu’un pouvoir consultatif, a le soutien de la Ville de Yangon avec qui il collabore à travers son Comité de Développement (YCDC), ce qui a déjà permis de mettre un frein à la démolition de plusieurs bâtiments d’intérêt historique ou culturel, et d’en restaurer d’autres occupés par l’administration, comme l’imposante architecture du City Hall près de la pagode Sule, ou le complexe en briques rouges de la High Court et sa tourelle de clocher jouxtant le Maha Bandula Park, où les Yangonais aiment venir flâner le week-end.
Six mois de travaux
En mai 2016, le Strand a fermé ses portes pour travaux. Six mois pendant lesquels la vieille dame a reçu un bon lifting ! Car à cet âge raisonnable, la tuyauterie en prend un coup, les portes grincent et la literie couine. Les propriétaires actuels ont toutefois pris soin de conserver tout ce qui a fait le charme du palace de Yangon : les sols en marbre d’époque du rez-de-chaussée, les parquets cirés des prémices et des chambres, les meubles coloniaux en teck, les collections d’objets traditionnels en laque ; les chaises et tables en rotin, noir ou rouge, et les non moins célèbres Strand Café et Sarkies Bar, où le Tout-Rangoun colonial se retrouvait à l’heure du thé.
Ce qui n’a pas changé non plus : les incontournables butlers du Strand qui ont façonné sa légende, toujours prêts à vous servir et à répondre à un petit caprice, comme commander un burger au foie gras poêlé à une heure du matin, servi sous une cloche en argent dans votre suite avec tout le cérémonial qui l’accompagne.
Le chef exécutif Christian Martena, qui a rejoint le groupe l’année dernière, propose au Strand Restaurant, subtilement redécoré, une cuisine de haute gastronomie, encore très rare à Yangon, où s’expriment tout le talent et l’imaginaire de ce chef italien francophone qui s’était fait une belle réputation à Bangkok chez Sensi.
Au Strand Café, le chef français Christophe Buzare, résident de longue date en Birmanie, propose une cuisine plus classique, mais de très bonne facture, avec un brunch au champagne un dimanche par mois où il faut réserver longtemps à l’avance. Sans oublier bien sûr le célèbre Afternoon Tea du Strand avec des thés et pâtisseries fabuleux, incontournable pour tout voyageur de passage.
Mais ce que cette rénovation aura vraiment changé, comme l’explique Olivier Trinquand, vice-président du groupe Strand et directeur de l’hôtel, c’est la démolition de l’annexe, un bâtiment non classé, situé derrière le palace, et qui permettait de doubler la capacité d’accueil et de recevoir des groupes.
La décision a été prise de construire à la place une piscine, un spa et une salle de fitness, tout en gardant un haut standing de prestations avec seulement 31 suites, afin de rivaliser avec la concurrence de plus en plus présente.
L’arrivée de grands groupes hôteliers dans le quartier historique, dont certains privilégient la restauration de vieux bâtiments coloniaux administratifs pour y installer leurs enseignes de luxe (Kempinsky, Peninsula…), est en train de redessiner le paysage de la ville, avec 1500 chambres ouvertes en 2016 et plus de 1000 cette année.
Si la vieille dame ne craint pas outre mesure de perdre sa légende, prendre un petit coup de jeune ne lui aura pas fait de mal !
Malto C.