Nos archives aujourd’hui nous propose un reportage ésotérique sur l’influence des signes dans la société birmane. Si quelqu’un tombe malade, il ne peut prendre une douche que le dimanche, le mardi ou le jeudi. Sinon, ça porte malheur », affirme, le visage impassible, Soe Nin, un fermier des environs de Bagan. « Les jours sont très importants. Il y a des jours où il ne vaut mieux pas prêter de l’argent, et couper ses cheveux un lundi porte malheur », ajoute-t-il. En Birmanie, ces superstitions ne sont pas du folklore ou des histoires de grand-mère qu’on raconte le soir aux enfants. Transmises à l’école, au monastère et au sein de la famille, elles codifient toujours, surtout dans les campagnes, les gestes quotidiens de la population.
Soe Nin désigne un livre jauni, à la couverture orange, posé près de son établi. « On trouve ce livre dans de très nombreuses maisons birmanes », explique-t’il en faisant défiler les pages. Mariage, naissance, maladie, signature d’un contrat : rien n’est laissé au hasard. Classées par genre, toutes les choses de la vie y sont référencées, avec des conseils sur ce qui est à faire ou à ne pas faire pour éviter de s’attirer le mauvais œil. « Quand j’étais jeune, les anciens m’ont demandé de lire ce livre tous les jours et de l’apprendre par cœur », sourit Soe Nin. L’ouvrage explique surtout comment interpréter les signes, un des grands plaisirs birmans. « Par exemple, savez vous ce que cela signifie quand vous avez une légère tétanie, quand votre paupière bouge toute seule ?, poursuit le père de famille. Si c’est la paupière gauche, vous allez rencontrer un nouvel ami ou peut-être votre fiancé dans les prochains jours. Si c’est votre front et que vous êtes employé du gouvernement, vous allez obtenir une promotion. Tout est dans le livre. »
Poils d’éléphant dans la poche
Il est difficile de retracer l’origine et la datation exacte de ces croyances. La plupart importées d’Inde, elles se sont ensuite entremêlées avec les croyances propres aux nombreuses ethnies birmanes. Chose plutôt surprenante, ce sont en grande partie les moines bouddhistes qui ont participé à leur transmission, de génération en génération. « A l’époque, nous n’avions pas d’école primaire ni secondaire, le principal vecteur d’information était le monastère, raconte U Law, un vieux professeur d’anglais de Rangoun. Ce sont eux qui m’ont appris, par exemple, qu’il ne fallait rien commencer d’important un jour d’éclipse, ne pas porter certaines couleurs lorsque l’on voyage ou que d’avoir sur soi quelques poils d’une queue d’éléphant portait bonheur. » Interrogé sur l’interaction entre ces croyances et le bouddhisme, un moine de 47 ans estime que ces superstitions reflètent simplement le manque d’éducation des gens du peuple comme des moines qui les transmettent. « Si l’on suit vraiment les enseignements bouddhistes, on ne peut pas croire la moitié de ces superstitions, confie-t-il sous couvert d’anonymat. Mais je pense qu’y souscrire n’empêche pas d’être un bon bouddhiste. » Il admet lui-même ne pas pouvoir s’empêcher de suivre les rites funéraires de sa région d’origine, l’Etat Shan. « A la mort d’un proche, je me surprends à chercher des signes de sa résurrection dans les cendres du four de la maison, comme ma mère me l’a appris », sourit-il.
Des astrologues pour guides
Pour les aider à interpréter ces signes, la plupart des Birmans aiment consulter les astrologues. Ces derniers les accompagnent dans toutes les étapes de leur vie. Ils vont par exemple aider à déterminer le nom d’un nouveau-né selon son jour de naissance. « Les lettres de l’alphabet sont assignées à un jour de la semaine. Le prénom d’un enfant né un lundi devra commencer par K, Kh, G, Gh ou Ng. Son jour de naissance indique aussi des traits de caractère : un homme né un lundi sera jaloux », explique Aung Moe Kye, un astrologue réputé de Rangoun. Plus important, cet homme né un lundi évitera de se marier avec une femme née un vendredi. Comme les enfants l’apprennent toujours à l’école, les unions sont en effet plus ou moins heureuses selon l’alliance des jours de naissance. « Il n’y a pas de pays en Asie plus superstitieux que la Birmanie, poursuit Aung Moe Kye. Ces traditions sont profondément ancrées dans notre culture. Même les hommes politiques sont très influencés par l’interprétation des signes, l’astrologie et le yadaya, qu’on peut définir comme une forme birmane du vaudou ». Comme dans d’autres pays, des ministres et hauts responsables du gouvernement birman consultent régulièrement un astrologue. Aung Moe Kye dit se rendre tous les mois au domicile d’un membre du gouvernement, sans divulguer son nom.
Les généraux sont « mordus » eux aussi
Joseph Silverstein, spécialiste de la Birmanie et ancien professeur à l’université américaine Rutgers, indique que le général Ne Win était par exemple totalement dépendant de ces « conseillers ». L’homme qui a dirigé la Birmanie de 1962 à 1988 aurait, du jour au lendemain, décidé de changer le sens de la circulation, sur les conseils d’un astrologue. On se souvient aussi qu’il avait tenté d’annuler tous les billets de banque dont la valeur n’était pas divisible par 9, son chiffre porte-bonheur. Keiko Tosa, de l’université des Études étrangères de Tokyo, raconte dans l’ouvrage collectif Burma at the turn of the 21st Century, un épisode plutôt étrange de l’histoire birmane. En 1991, l’année où le parti de l’opposante Aung San Suu Kyi a remporté les élections, plusieurs astrologues avaient prédit qu’une femme prendrait une position importante au sein du pays. Pour tenter de déjouer la prédiction, le chef des Renseignements de l’époque, le Général Khin Nyunt, se serait alors déguisé en femme pour accomplir certains rites expiatoires.
Plus récemment, une réunion entre le numéro un de la junte, Than Shwe, et l’émissaire spécial de l’ONU, Ibrahim Gambari, a été maintes fois reportée, « pour que la discussion se déroule sous les meilleurs auspices », selon une source proche du gouvernement. Quant à la localisation de Naypyidaw, la nouvelle capitale birmane, elle a, elle aussi, de très fortes chances d’avoir été déterminée avec l’aide d’un astrologue proche du généralissime Than Shwe. Si ces exemples peuvent paraître risibles aux yeux du profane, ils démontrent l’importance de ces croyances traditionnelles pour les militaires au pouvoir comme pour le reste de la population. Et parfois, cela se retourne contre la junte. Lorsqu’une pagode ancienne s’est effondrée en juin 2009, quelques jours après sa reconsécration par l’épouse de Than Shwe, beaucoup de Birmans ont cru à un mauvais présage pour le régime. Celui-ci s’est fendu d’un communiqué dans le quotidien officiel pour faire taire les rumeurs. Les superstitions seraient elles une forme de « résistance populaire », comme l’affirme l’universitaire Keiko Tosa ? Pas si simple, estime un jeune étudiant de Rangoun : « Cela montre aussi que les Birmans fondent la plupart de leurs espoirs sur ces signes et ces auspices. Pour moi, ces superstitions ne font que freiner le développement du pays. »
Nina Martin